par Pascal Fontaine
Chapitre II - Un destin hors du commun
Une formation pragmatique et internationale
Il serait difficile de situer Jean Monnet dans une des catégories classiques de la biographie. Né en 1888 à Cognac, au coeur de la Charente, ce Français provincial a, par nécessité, très vite parcouru le monde. Il lui fallait vendre le cognac dont son père était négociant et dont les clients se trouvaient souvent sur d'autres continents. A peine achevées ses études secondaires, le jeune Monnet apprend l'anglais à Londres; il y découvre le dynamisme de la City, puis voyage et vend l'eau-de-vie aux quatre coins du monde. Il y rencontre des banquiers, des hommes de loi, d'autres négociants. Il y découvre l'esprit d'initiative, la confiance dans la parole donnée. Il apprend également l'âpreté des négociations d'affaires, l'exigence du travail bien fait, le pouvoir de la conviction. Cette absence de formation livresque ne l'a pas desservi bien qu'il fût toujours respectueux de la culture et du savoir et qu'il s'entourât, toute sa vie, d'hommes de talent passés par les plus hautes universités. Sa jeunesse ouverte
sur le monde a permis à Jean Monnet de prendre très tôt une vue large des affaires et des évolutions politiques. Sans préjugés nationaux, peu impressionné par le décorum et les artifices du pouvoir, il s'est vite montré entreprenant dans ses démarches professionnelles et d'une intense curiosité à l'égard des personnalités nombreuses et diverses, qu'il rencontrait.
Organiser l'effort de guerre
Comment a commencé cette prodigieuse destinée qui l'a conduit à devenir, selon l'expression du président Kennedy, un »homme d'Etat du monde ?
En 1914, âgé de 26 ans, Jean Monnet est exempté du service militaire pour raisons de santé. Ses fréquents voyages entre la France et la Grande-Bretagne l'amènent à observer le trafic des navires français et britanniques qui ravitaillent les troupes alliées engagées sur le front. Aucune mesure de coordination n'est prise qui permette l'utilisation la plus rationnelle de ces moyens d'acheminement. Alors que, sur les champs de bataille, Français et Anglais combattent côte à côte, deux administrations gèrent séparément ce qui devient vite le nerf de la guerre: le ravitaillement. Dès lors, Jean Monnet entreprend d'approcher les plus hautes autorités des deux pays et de les convaincre de mettre fin à cette situation coûteuse, qui diminue l'effort global des belligérants. Son idée, originale pour l'époque, d'un pool maritime commun est acceptée par les deux gouvernements et il est chargé d'en assurer la réalisation. En 1918, un comité allié des transports maritimes est créé, doté d'un exécutif commun chargé de cont
rôler tous les navires alliés, leurs caractéristiques, leurs chargements et leurs mouvements. Cette organisation des transports et des approvisionnements devient le centre vital de toute l'économie de guerre. Il contribue à faire pencher de façon décisive le rapport des forces en faveur des alliés. Dès cette époque, Jean Monnet constate que l'organisation est la clef de la puissance et que les guerres se gagnent aussi à l'arrière des champs de bataille.
Jean Monnet, haut fonctionnaire et banquier
Nommé secrétaire général adjoint de la Société des nations, à l'âge de 33 ans, Jean Monnet tente de prolonger dans la paix les mécanismes de concertation entre nations établis durant le conflit. Malgré ses efforts pour donner à cette nouvelle organisation les moyens de répondre à ses tâches, il constate vite que les États souverains ne sont pas réellement décidés à créer une autorité supranationale. Au contraire, la France s'engage dans une politique lourde de conséquences à l'égard de l'Allemagne vaincue, qu'elle contraint à payer des réparations et dont elle occupe militairement la Rhénanie. Après avoir accompli des missions utiles en Autriche et en Haute-Silésie, Jean Monnet démissionne de la Société des nations en 1923 pour se consacrer à ses affaires familiales à Cognac.
Il quitte à nouveau la France en 1926 et, pendant une dizaine d'années, fonde et gère une banque d'affaires internationales dont le siège est aux États-Unis. Il se rend en Pologne, en Suède et à Shanghai où il rencontre Tchang Kaï-chek et contribue à la modernisation de l'économie chinoise.
A nouveau la guerre...
Son sens des intérêts publics et son souci de la paix rapprochent à nouveau Jean Monnet de la politique internationale à partir de 1936, quand il prend conscience que les déclarations et le comportement de Hitler mènent inéluctablement à la guerre. Jean Monnet n'est pas dupe des tactiques d'»apaisement développées par les dictatures et il pressent que la victoire des démocraties passera par leur mobilisation morale et matérielle. En 1938, il est chargé par le président du Conseil français, Édouard Daladier, d'une mission d'achats secrète aux États-Unis. Il lui faut commander des avions de guerre alors que le gouvernement américain est soumis aux restrictions imposées par le Neutrality Act, qui interdit toute exportation d'armes vers un pays belligérant. Il s'acquitte de cette mission difficile et rencontre le président Roosevelt dont il gagne la confiance et dont il restera l'un des conseillers les plus écoutés pendant toute la durée de la guerre. Plusieurs centaines d'avions américains ont pu être livrés à
temps et utilisés par l'aviation britannique aux heures héroïques de la bataille dAngleterre.
»Un seul cabinet, une seule armée, une seule nation
Dès lors que le sort des armes était scellé, en France par la défaite des troupes du général Weygand, il importait pour Jean Monnet, au printemps 1940, d'éviter que les démocraties alliées ne se désolidarisent face à l'ennemi. Arrivé à Londres quelques jours avant le général de Gaulle, Jean Monnet rédige à son intention, à celle du gouvernement britannique et à celle des autorités françaises réfugiées à Bordeaux, un projet d'union indissoluble franco-britannique, véritable acte de fusion des deux nations. Cette union devait avoir pour effet de créer un choc psychologique et d'encourager les troupes françaises à se placer hors de portée de l'ennemi, notamment la marine, à rejoindre les forces britanniques et à continuer avec elles la guerre.
Cette déclaration, qui incluait au sein d'une même souveraineté les deux pays, était d'une portée révolutionnaire. Elle fut acceptée le 16 juin 1940 par les deux gouvernements, mais fut rendue caduque dès le lendemain par le renversement de la majorité au sein du gouvernement français, dont le nouveau président du Conseil, le maréchal Pétain, va immédiatement demander à l'Allemagne les conditions de l'armistice. Cette proposition, conçue en des temps exceptionnels, n'a pas abouti. Elle préfigure néanmoins les formes novatrices de pouvoir entre les États, confrontés aux mêmes défis et condamnés à la solidarité, qui seront reprises sous une autre forme dès 1950 avec la proposition Schuman.
La victoire et la reconstruction
Investi par Winston Churchill d'une mission spéciale auprès du gouvernement améri-cain, Jean Monnet choisit de poursuivre la lutte en contribuant à la remise en marche de l'économie de guerre américaine. A Washington, il se fait l'apôtre de la production intensive. »L'Amérique doit devenir l'arsenal des démocraties , lance un jour Roosevelt au cours de l'une de ses fameuses »causeries au coin du feu . La formule lui a été soufflée par Jean Monnet. La mobilisation totale de l'économie américaine aboutit à des résultats spectaculaires. A la fin de la guerre, 300 000 avions, 100 000 chars et 124 000 bateaux sortiront des arsenaux et seront jetés dans la bataille en Europe et dans le Pacifique. L'économiste John Meynard Keynes dira plus tard que l'effort imposé par le président des États-Unis à sa nation, grâce aux estimations de Jean Monnet, a contribué à raccourcir d'une année la durée de la guerre.
Les préoccupations de Jean Monnet ne se sont pas portée, exclusivement sur les conditions matérielles de la victoire. Le Français expatrié aux États-Unis s'est aussi soucié du sort de son pays au lendemain de sa libération par les troupes alliées. Comment s'assurer que les autorités, qui prendront le contrôle du pays, disposent de la légitimité démocra-tique? Dès février 1943, Jean Monnet gagne Alger, siège du gouvernement français provi soire. Là, il s'emploie avec succès à rétablir la légalité républicaine et favorise la prise de contrôle du pouvoir par le général de Gaulle, unique représentant de la Résistance.
Chargé par le nouveau gouvernement du ravitaillement d'une France libérée, mais exsangue et soumise à la pénurie totale, Jean Monnet va de nouveau consacrer ses talents d'organisateur à la reconstruction de son pays. En 1945, il est chargé par le général de Gaulle de mettre en oeuvre un plan de modernisation et d'équipement sur la base d'une méthode de planification souple et incitative, faisant travailler ensemble, sur une base paritaire, l'État, les entrepreneurs et les syndicats. Il s'agit de répartir au mieux de l'intérêt général les ressources nationales et les crédits américains relayés en 1948 par l'aide du plan Marshall. Mais, pour Jean Monnet, l'essentiel est de préparer l'économie française aux conditions de production et d'échanges d'un monde nouveau qui émerge. L'heure est à la productivité, à la compétitivité et à l'établissement de nouveaux rapports sociaux fondés sur la concertation. Le plan, »ardente obligation selon l'expression de de Gaulle, arracha progressivement l'économie française à l
a décadence dans laquelle elle s'était plongée avant-guerre par ses retards d'investissement et ses erreurs de politique économique. Les objectifs de production sont atteints. Mais le retard est tel et l'effort à fournir si ample que Jean Monnet, nommé commissaire général au Plan, s'attache déjà à une réflexion qui dépasse les frontières de l'Hexagone. La naissance de l'Organisation européenne de coopération économique, en 1948, essentiellement chargée de répartir de façon harmonieuse les crédits du plan Marshall, va accélérer la prise de conscience des solidarités entre les États bénéficiaires. La reconstruction limitée à l'échelle nationale s'avère vite insuffisante. Déjà les frontières sont ressenties comme des carcans pour les économies européennes. De plus, la question du règlement du statut de l'Allemagne reste en suspens. Une initiative de portée politique s'impose. Le destin de l'Europe s'apprête à basculer.