par Pascal Fontaine
Chapitre IV - Le message de Jean Monnet aujourd'hui
1. L'unification européenne, un processus de création continue
Entamée voici près de quarante ans, la marche européenne est en cours. Quel en est le but final? Quelle sera la forme définitive de la construction que les Européens décideront de se donner? Nul ne le sait, et ceux qui veulent aujourd'hui préciser les contours de la future union sous-estiment la force de la dynamique engagée et les inconnues qui s'y attachent.
»Envisager aujourd'hui la forme définitive de la Communauté européenne que nous avons voulue comme un processus de changement est une contradiction dans les termes. Anticiper le résultat bloque l'esprit d'invention. C'est au fur et à mesure de notre ascension que nous découvrirons de nouveaux horizons , écrivait Jean Monnet au terme d'une expérience qu'il a tenu à faire partager à ses contemporains en rédigeant ses Mémoires (1).
Dès la mise en place de la CECA et les débuts du marché commun, Jean Monnet savait que son »enfant grandirait: »En changeant les conditions existant en Europe, les Six ont produit un ferment de changement pour l'Occident. Un changement en amène un autre. La réaction en chaîne ne fait que commencer. Nous mettons en place un processus de changement continu qui pourra façonner plus durablement le monde de demain que les principes de révolution si répandus en dehors de l'Occident.
Rester compétitifs
En pariant sur la faculté d'adaptation des Européens et leur volonté de garder leur place dans un monde en rapide mutation, Jean Monnet pressentait les bouleversements en cours, en particulier la révolution technologique venue du Japon et des États-Unis, qui oblige les États de l'Europe occidentale à fusionner leurs efforts de recherche pour rester compétitifs. Les programmes scientifiques et technologiques communautaires en cours (ESPRIT, RACE, BRITE, etc.), Eureka et le succès dAriane témoignent que les Européens ont pris conscience de leur vulnérabilité. Celle-ci ne sera compensée que par la mise
en commun des ressources intellectuelles et financiaires de chacun, qui permettra la synergie des efforts et la chasse aux doubles emplois. L'immense gisement de matière grise des Européens serait-il sous-exploité?
Jean Monnet, l'autodidacte, a apporté une grande attention à la formation des individus, qu'il souhaitait voir travailler ensemble au service de l'Europe. L'Euratom, la Communauté de l'énergie atomique à usage pacifique, proposée dès 1955 par le comité d'action préfigurait l'effort poursuivi par les Européens aujourd'hui dans la recherche scientifique commune. En inscrivant dans lActe unique un chapitre entièrement consacré aux objectifs et aux moyens d'une politique technologique commune, les Douze ont consacré cette nouvelle et indispensable dimension de la construction européenne.
1992 ou les vertus de l'espace sans frontières
Parcourant au cours de ses premiers voyages de jeunesse les terres immenses de lAmérique du Nord, Jean Monnet y rencontre des hommes venus à la conquête d'un continent et découvre des comportements auxquels ne l'avait pas préparé sa Charente natale.
»Un jour, dans la province d'Alberta, j'avais à me rendre chez des fermiers scandinaves auprès desquels j'avais une introduction. Je demandais à un forgeron qui travaillait devant son atelier quels étaient les moyens de transport. Sans s'interrompre, il me répondit qu'il n'en existait pas. Mais, ajouta-t-il, en me désignant un cheval, vous pouvez toujours prendre cette bête. Quand vous reviendrez vous l'attacherez au même endroit. De cette anecdote il tire un enseignement: »Partout je retrouvais cette impression que, là où l'espace n'est pas limité, la confiance n'est pas mesurée.
En abattant les obstacles aux échanges entre les Six, les premières Communautés ont commencé à créer cet espace dont Jean Monnet voulait qu'il donne aux Européens le sentiment de -confiance et le dynamisme qui ont si fortement marqué les Américains. Le pari a été tenu. De 1958 à 1970, le commerce intracommunautaire est multiplié par six, tandis que les échanges de la CEE avec les pays tiers sont multipliés par trois. Sur la même période, le PNB moyen de la Communauté augmente de 70 %.
Le passage de la Communauté de six à neuf puis douze membres accroît encore plus les potentialités de l'espace européen. Jean Monnet a fermement combattu pour le premier élargissement au Nord de la CEE et tout porte à croire qu'il aurait approuvé l'adhésion de la Grèce, de l'Espagne et du Portugal. Selon lui, tout pays européen respectant le mode de pouvoir démocratique et partageant les idéaux d'une Europe unie devrait pouvoir joindre la Communauté européenne. Chaque nouveau membre retrouvera dans l'union les forces qui comment à lui faire défaut dans le seul cadre national.
Aussi, la perspective que les Douze se sont fixée en signant lActe unique accroit les chances de chacun: 320 millions d'Européens devront pouvoir bénéficier, dès la fin de 1992, des effets économiques et sociaux de la constitution d'un espace intérieur européen libéré des frontières physiques, réglementaires et fiscales qui l'entravent encore. Si les droits de douane et les contingents en marchandises ont disparu dès 1968, trop de contraintes continuent à morceler le marché commun: protectionnisme avoué ou déguisé, le maintien de ces obstacles par les administrations nationales a coûté cher aux Européens durant les années 80, alors que les Américains et les Japonais puisaient dans leur grand marché intérieur les ressources nécessaires au redéploiement industriel et à la compétitivité internationale.
En 1985, la Commission tire la sonnette d'alarme: si l'Europe ne se libère pas de ses frontières internes, elle s'enfoncera dans la récession et ratera la révolution postindustrielle. Le »coût de la non-Europe vient d'être évalué (2). C'est plus de 200 milliards d'Écus que perdent les économies européennes en maintenant les barrières qui entravent les échanges, en conservant les monopoles d'État sur les marchés publics, en se privant des gains de productivité que permettrait l'intégration des marchés.
»Se fixer un objectif, procéder par étapes
La découverte est d'importance. Elle stimule aujourd'hui l'ardeur des entreprises et des professions qui ne veulent pas manquer le rendez-vous fatidique. Pourquoi 1992? Là encore la Commission a eu recours à la méthode de Jean Monnet, qui a permis au plan Schuman de voir le jour et d'être le véritable commencement de l'Europe. Plutôt que de confronter les hommes à un changement brutal, qui suscite la méfiance et développe les réflexes de défense, il faut les associer à la recherche de leur intérêt commun et leur proposer un processus de changement progressif. La gradualité dans l'effort est une des clefs de la réussite européenne. Elle permet à chacun d'adapter son comportement et de se préparer. En outre, la fixation dans le temps d'un objectif est un puissant stimulant. »L'histoire de l'unification européenne montre que, quand les hommes se convainquent qu'un changement est en train de se produire, créant ainsi une situation nouvelle, ils révisent leurs points de vue et agissent avant même que cette situat
ion soit complètement réalisée , disait Jean Monnet qui croyait à la vertu mobilisatrice des calendriers et des progressions par étapes transitoires. Ainsi fut-il procédé pour la réalisation du marché commun de 1958 à 1968, puis pour les différents élargissements. De même, lActe unique de 1986 prévoit-il un agenda menant jusqu'en 1993 et permettant de faire progresser à leur rythme propre les différents objectifs du marché unique.
La mobilisation de tous dans la recherche de l'intérêt commun
Jean Monnet savait qu'on ne pouvait contraindre les hommes au changement. L'essence de la démocratie réside dans le choix librement consenti des buts de la société et le partage des responsabilités. La CECA n'aurait pu voir le jour si son premier président n'avait pris soin d'associer à sa réalisation l'ensemble des acteurs concernés: les administrations nationales, les syndicats, les entreprises, les consommateurs. Fidèle à l'esprit de concertation qui animait déjà le plan de modernisation et d'équipement de la France, il cherchait sans cesse à organiser la discussion et à rendre complémentaires les intérêts des partenaires. Aussi se livrait-il à une incessante pédagogie auprès de tous pour les aider à découvrir ce qui les rapproche. Ouvrant les premières négociations qui ont suivi le plan Schuman, il s'adressait ainsi aux négociateurs dont il voulait exorciser les instinctifs réflexes nationaux: »nous sommes là pour accomplir une oeuvre commune, non pour négocier des avantages, mais pour rechercher notre a
vantage dans l'avantage commun.
Le grand dessein de 1992 doit être poursuivi dans le même esprit. Des pans entiers de l'économie et de la vie sociale des Douze sont concernés par les changements attendus: des professions libérales aux banquiers, des enseignants aux notaires et aux assureurs, de la petite entreprise à la multinationale, peu d'entre nous échapperont à l'effort d'adaptation nécessaire. Tous en bénéficieront dans la mesure où les échéances seront respectées et les exceptions limitées. On sait que la réussite du »défi 1992 passe par son achèvement global et que tous les éléments du livre blanc présenté en 1985 par la Commission et ceux de lActe unique constituent un ensemble indissociable.
La suppression des entraves techniques aux échanges ne permettrait pas la disparition des contrôles aux frontières si les Douze ne pouvaient s'entendre sur l'harmonisation des fiscalités indirectes. Aussi la recherche du consensus sur cette nouvelle »ardente obligation que représente le marché intérieur devrait être organisée selon les mêmes principes retenus par Jean Monnet dans son action européenne. Le comité qu'il anima pendant vingt ans permit l'expression commune des forces politiques et syndicales de toutes tendances sur des objectifs européens. Ne faut-il pas aujourd'hui confier cette fonction de rassemblement au Parlement européen, élu au suffrage universel, porteur de l'ensemble des courants politiques, des sensibilités régionales et des intérêts professionnels existant en Europe?
La mise en oeuvre de lActe unique, en 1986, favorise la recherche de larges accords à travers l'exigence d'une majorité absolue des membres pour les votes de coopération législative portant précisément sur la réalisation du marché intérieur et les politiques qui l'accompagnent.
Donner une monnaie à l'Europe
Un progrès en entraîne un autre. La dialectique de la nécessité chère à Jean Monnet n'a rien perdu de sa validité. Les changements intervenus dans l'organisation européenne au cours des années 50 et 60 ont puisé leur force initiale dans la dynamique du plan Schuman. Les principaux objectifs de l'union douanière ayant été atteints au début des années 70, il fallait trouver un second souffle pour l'intégration européenne.
Dès sa session de novembre 1959, le comité Monnet avance des propositions audacieuses.
a) Une libération des mouvements de capitaux entre les six pays permettant d'aboutir à la création d'un véritable marché européen des capitaux et élargissant ainsi les possibilités d'investissement de la Communauté.
b) Une coordination des politiques budgétaires et des politiques de crédit des six pays afin d'éviter un mouvement erratique des capitaux et des marchandises auquel donnerait lieu une divergence de ces politiques et de contribuer à une expansion économique d'ensemble dans la stabilité des prix.
c) La création d'un Fonds européen de réserve centralisant, au moins en partie, les réserves monétaires des six pays et pouvant, le jour où les besoins s'en feraient sentir, mettre en oeuvre le mécanisme de concours mutuel prévu au traité, garantissant ainsi les monnaies de nos pays (3).
Jean Monnet, le précurseur, n'avait pas été suivi à l'époque. Il a fallu attendre le sommet de Paris d'octobre 1972 pour que les gouvernements s'entendent sur l'objectif d'une union économique et monétaire. Mais, encore une fois, cette perspective a été retardée à la suite des bouleversements monétaires et économiques qui ont suivi la crise pétrolière de 1973, puis le second choc pétrolier de 1979. Elle revient aujourd'hui à l'ordre du jour: le Conseil européen de Hanovre, le 28 juin 1988, souligne la nécessité, alors que l'objectif de 1992 devrait favoriser l'intégration des marchés, de hâter la marche vers l'union monétaire. Trente ans après la première proposition de Jean Monnet, la libération complète des mouvements de capitaux, la coordination des politiques économiques et budgétaires des États membres et la création d'une banque centrale européenne s'imposent comme le point de passage obligé vers tout progrès substantiel de la construction communautaire.
»Il n'y a de Communauté qu'entre les peuples qui s'engagent sans limite de temps et sans esprit de retour , disait Jean Monnet. Il avait sur son bureau une photo qu'il affectionnait, celle des jeunes gens qui avaient entrepris de traverser le Pacifique sur un radeau de fortune, le Kontiki. En entamant cette traversée, exaltante et dangereuse, les navigateurs savaient qu'ils s'embarquaient dans une course sans retour, qu'il n'avaient d'autre choix que d'avancer. Les Européens font de même. En jetant leurs forces et leurs espoirs dans l'aventure de 1992, ils brûlent les ponts qui les relient aux structures et aux habitudes d'un monde périmé. Ils s'apprêtent à franchir le cap du XXIe siècle.
2. La nécessité d'institutions fortes et démocratiques
L'unité européenne, un progrès de la civilisation
L'Europe des marchands prend-elle le pas sur l'Europe des hommes? Certains tendent à reprocher à la Communauté européenne son caractère technocratique. Le grand marché aura-t-il une âme? Les responsables européens ont pris conscience de la nécessité de bâtir, parallèlement à l'Europe économique et politique, celle des citoyens, qui plonge au coeur des préoccupations quotidiennes de chacun. Mais les symboles concrets de l'appartenance européenne ne suffiront pas à créer l'indispensable sentiment de citoyenneté commune. Le drapeau, l'hymne, la monnaie seront autant de signes tangibles de l'appartenance à la même Communauté. Pour qu'ils soient admis et reconnus, ces symboles devront représenter une civilisation tournée vers le progrès et la solidarité.
Jean Monnet était très attaché aux aspects moraux et humains de l'idée européenne. En dénonçant l'esprit de supériorité et les pratiques discriminatoires qui créent les complexes et génèrent les rancunes entre les peuples, le plan Schuman est allé à la source des conflits. Il a fait franchir un pas sans doute décisif et irréversible, pour l'Europe occidentale, vers l'organisation d'une paix qu'on croyait inaccessible tant on s'était résigné à la fatalité des guerres. La démonstration de Jean Monnet touche à la philosophie politique. Elle s'appuie sur un constat'. »Dans notre vie nationale, les principes de liberté, d'égalité et de démocratie ont été acceptés et mis en oeuvre parce que les hommes, après des siècles de lutte, se sont organisés pour leur donner des formes institutionnelles concrètes: élections, parlement, tribunaux, éducation généralisée, liberté de parole et d'information. A l'intérieur des frontières nationales, les hommes ont trouvé depuis longtemps et développé des notions civilisées pour t
raiter les conflits d'intérêt. Les hommes n'ont plus à se défendre eux-mêmes par la force. Les règles et les institutions ont établi une égalité de statut. Les pauvres et les faibles se sont organisés pour exercer une influence plus grande. Les plus puissants et les moins favorisés ont reconnu leur intérêt commun. La nature humaine n'a pas été changée, c'est le comportement des hommes qui a été changé par des institutions communes dans des conditions assurant au moins un minimum de bien-être matériel, qui est essentiel à toutes les sociétés.
Mais au-delà de la frontière, les nations se conduisent encore comme le feraient les individus s'il n'y avait ni loi ni institution. Chacune, en dernier ressort, reste étroitement attachée à la souveraineté nationale, c'est-à-dire que chacune se réserve le droit d'être juge dans sa propre cause. En Europe, nous avons vu et souffert les conséquences de cette attitude. A travers les siècles, l'une après l'autre, chacune des grandes nations européennes a cherché à dominer les autres. Chacun a cru à sa propre supériorité, chacun a agi pendant une période dans l'illusion que la supériorité peut être affirmée et maintenue par la force, chacune à son tour a été défaite et s'est trouvée faible à l'issue du conflit. Des tentatives pour échapper à ce cercle vicieux, en faisant confiance seulement à l'équilibre des forces, ont échoué de manière répétée parce qu'elles reposaient sur la force et la souveraineté nationale illimitée.
Cet anachronisme dans le comportement entre les nations doit laisser la place à une nouvelle forme de relations fondées non plus sur la simple coopération sujette à de dangereuses révisions et exclusivement axée sur la recherche de l'intérêt unilatéral, mais sur l'esprit communautaire qui privilégie l'intérêt commun et en confie la gestion à des institutions fortes. Jean Monnet fait un pari sur le progrès humain. Il constate que »si les hommes ont commencé à dominer la nature, ils n'ont pas fait, dans le contrôle qu'ils exercent sur leurs relations politiques, de progrès en rapport avec ces risques. Tandis que les hommes se libèrent progressivement des forces extérieures, ils apprennent que, maintenant, leur problème essentiel est de se contrôler eux-mêmes.
Jean Monnet réformateur? D'aucuns n'ont pas hésité à qualifier de révolutionnaire l'approche selon laquelle l'unité européenne a pour objectif de modifier de façon permanente les relations entre les nations et entre les hommes. L'inventeur de la Communauté ira aussi loin qu'il est possible dans cette voie. Pour lui, ce qui est en marche n'est »qu'une étape vers les formes d'organisation du monde de demain . L'Europe, dans la recherche de l'unité, fait l'épreuve d'une méthode. Elle est le champ d'expérience d'une vision de l'homme qui a vocation à l'universalité.
La foi dans les institutions
Le rôle des institutions est un des thèmes clef dans la pensée de Jean Monnet. L'application aux relations internationales des principes d'égalité, d'arbitrage et de conciliation en vigueur à l'intérieur même des démocraties constitue bien un progrès de civilisation. Mais un tel progrès West possible que s'il s'appuie sur la légitimité et la durée que confèrent les institutions démocratiques aux entreprises humaines. Jean Monnet lisait peu de livres et se méfiait de l'érudition qui emprunte aux autres les convictions qu'il est préférable de se forger soi-même. Il a pourtant fait une exception pour le philosophe suisse Amiel, dont il citait souvent cette phrase: »expérience de chaque homme se recommence. Seules les institutions deviennent plus sages: elles accumulent l'expérience collective et, de cette expérience, de cette sagesse, les hommes soumis aux mêmes règles verront non pas leur nature changer mais leur comportement graduellement se transformer .
Cette foi dans les institutions, surtout dans celles qui disposent de pouvoirs réels, l'a amené à se détourner de la Société des nations, qui était frappée d'impuissance dès sa création. Fort de cette leçon, il a veillé, avec une obstination inébranlable, à doter la Haute Autorité de la CECA des moyens de décider et d'exécuter ses décisions. Comment donner à des organismes supranationaux la légitimité et l'autorité qui leur permettent d'agir et de recueillir l'adhésion de ceux auxquels ils s'adressent?
Jean Monnet a conçu la Communauté européenne comme le lieu de fusion de parcelles de souveraineté, dont l'exercice en commun permet une meilleure répartition des ressources nationales et un élargissement de la sphère d'influence des États.
A-t-il sous-évalué la réticence des États nationaux devant ce qui devrait leur apparaître non pas comme une dépossession mais comme une source d'enrichissement? Il reconnaît »qu'il faudra longtemps encore montrer que la souveraineté dépérit quand on la fixe dans les formes du passé. Pour qu'elle vive, il est nécessaire de la transférer à mesure que les cadres de l'action s'épanouissent dans un espace plus grand où elle se fusionne avec d'autres appelées à la même évolution. Aucune ne se perd dans ce transfert, toutes se retrouvent au contraire renforcées.
Ce message gagne aujourd'hui en profondeur les différents niveaux de la conscience des dirigeants européens et de l'opinion. Il est le fil conducteur du processus d'unification européenne et s'impose lentement aux responsables de la conduite des affaires européennes.
En renforçant les pouvoirs du Parlement européen et de la Commission dans la mise en oeuvre de lActe unique, les États membres ont reconnu que les institutions avaient un rôle prééminent à jouer dans la réalisation d'objectifs qui risquent de soulever les résistances nationales. Disposant de la vue d'ensemble, capables d'arbitrer les antagonismes, les organes communautaires seront le moteur de la relance. Le Conseil de ministres, qui voit s'élargir le champ des décisions où il peut s'exprimer à la majorité qualifiée, conserve la responsabilité ultime de la réussite ou de l'échec de l'objectif 1992. Gageons que, fidèle à la leçon de Jean Monnet, il saura se comporter comme le lieu de fusion des souverainetés où chaque État apportera sa capacité d'agir et sa volonté de faire progresser l'unification européenne.
3. Une Europe forte au service de la paix dans le monde
L'Europe communautaire, une méthode exemplaire?
L'unification européenne a permis d'établir durablement la paix en Europe en créant, entre des pays traditionnellement hostiles ou concurrents, des relations d'égalité et de coopération. Mais, en réalisant son unité, l'Europe contribue également à la stabilité des équilibres géopolitiques. Elle s'érige en partenaire de taille mondiale, capable de peser sur les décisions déterminantes concernant le commerce mondial et la monnaie. La Communauté européenne a initié un mode de coopération original et positif à l'égard du tiers monde: les accords de Lomé établissent entre les Douze et 64 pays dAfrique, des Caraïbes et du Pacifique des liens privilégiés, qui accordent aux exportations des pays les plus démunis de la planète des conditions d'accès préférentielles au marché européen et leur garantissent des revenus nécessaires à leur développement.
Jean Monnet voyait la contribution que l'Europe unie pouvait apporter à un ordre plus juste dans le monde. Les responsabilités que les anciennes puissances coloniales devaient exercer au profit des nations démunies lui semblaient conformes aux impératifs moraux que doit se fixer un ensemble de pays déterminé à surmonter les erreurs du passé. Il était d'autant plus attentif aux possibilités de coopération offertes aux pays tiers par l'Europe qu'il considérait que le processus d'intégration et de dépassement des frontières devait s'étendre à tous les peuples qui tireraient avantage de l'union.
En concluant ses Mémoires par la phrase »... et la Communauté elle-même n'est qu'une étape vers les formes d'organisation du monde de demain , Jean Monnet marque la portée universelle du principe d'intégration communautaire. Il devra s'appliquer là où les nations recherchent leur intérêt commun et organisent l'action collective. La Communauté s'emploie à favoriser la coopération régionale, économique et politique, partout dans le monde où elle peut être un facteur de paix et de progrès: en Afrique et au Maghreb, grâce aux accords d'association, en Amérique centrale et en Amérique latine, qui mettent en place des institutions inspirées du modèle communautaire.
Des relations d'égalité avec les États-Unis
Le rôle joué par Jean Monnet dans l'entrée en guerre des États-Unis pour sauver l'Europe du péril totalitaire a déjà été souligné. Dès lors que les Américains avaient contribué à la libération des Européens, à la reconstruction du vieux continent et à sa protection contre la menace soviétique, il fallait établir avec eux des relations d'alliés et non plus d'assistés. Jean Monnet croyait à l'unité du monde occidental dont il considérait qu'elle était la seule réponse à apporter à la pression militaire du bloc soviétique.
»Les États-Unis et l'Europe partagent la même civilisation fondée sur la liberté individuelle et conduisent leur vie publique selon des principes démocratiques communs. L'essentiel est là a-t-il écrit. S'il admirait la détermination et l'esprit d'initiative des Américains, il savait que ceux-ci pouvaient attendre de leurs alliés les qualités qui leur inspirent le respect mutuel. L'unité européenne lui semble être la condition indispensable à un dialogue équilibré entre les deux côtés de l'Atlantique: »Quand on est le plus fort, il faut être généreux et l'on ne garde sa supériorité que si l'on ne cherche pas à l'imposer. Beaucoup d'Américains savent cette vérité et s'y conforment naturellement dans leur politique. Mais je suis plus tranquille quand les Européens créent eux-mêmes les conditions qui instituent l'égalité entre eux et les États-Unis.
Le »pillier européen du monde occidental
Quarante années après la signature du Pacte atlantique, l'analyse a-t-elle fondamentalement changé? L'Europe occidentale et les États-Unis confirment leur attachement à une alliance qui marque le partage de valeurs communes, au premier rang desquelles la pri-mauté de l'homme, le goût de la liberté et la pratique de la démocratie. Les conditions d'une affirmation plus nette de l'identité européenne sont réunies. 320 millions d'Européens bénéficient d'un niveau de vie et de développement équivalant presque à celui de 230 millions d'Américains. L'accord signé, en décembre 1987, à Washington sur les missiles nucléaires à portée intermédiaire a accéléré la prise de conscience des Européens sur la nécessité de prendre une part plus active à leur propre sécurité. Le concept de partenariat à égalité au sein de l'Alliance atlantique rencontre un accueil très favorable en Europe et aux États-Unis. Se souvient-on qu'il fut proposé, dès le 26 juin 1962, par le comité d'action de Jean Monnet (4) et repris aussitôt par le
président Kennedy dans son discours de Philadelphie du 4 juillet (5)?
Un an auparavant, Jean Monnet avait écrit au chancelier Adenauer, qui devait rencontrer le jeune président récemment élu à la Maison Blanche: »La coopération sur un pied d'égalité des États-Unis avec l'Europe divisée et morcelée est impossible. Elle est possible seulement parce que la France et l'Allemagne unies ont commencé à créer une vaste entité européenne et la perspective d'une sorte de seconde Amérique.
L'Europe est devenue un partenaire majeur dans le cadre du GATT, où elle exprime des positions parfois différentes de celles des États-Unis sur le plan commercial et le plan agricole. Il lui reste à affirmer sa personnalité politique comme le prévoit le titre III de l'Acte unique, portant sur la coopération européenne en matière de politique étrangère, puis à parcourir le chemin difficile qui l'amènera à assumer sa sécurité dans le respect de ses alliances.
Une Europe ouverte et dynamique
Le succès de l'entreprise communautaire et la perspective de la réalisation du marché unique exercent une attraction de plus en plus forte à l'égard des pays tiers. La Turquie a posé sa candidature à l'adhésion, le 14 avril 1987. Malte et l'Autriche annoncent leur intention de procéder à la même démarche et les pays de lAssociation européenne de libre-échange multiplient les contacts avec la Communauté économique européenne afin de connaître toutes les implications commerciales du grand marché intérieur et de s'y préparer.
L'Europe communautaire est une entreprise politique dont la vocation est de réunir tous les pays européens partageant les mêmes règles et souscrivant aux mêmes objectifs. Ses élargissements successifs ont montré sa capacité d'adaptation à de nouvelles configurations géographiques, économiques et culturelles. Mais les responsables politiques de la Communauté économique européenne ont toujours pris soin de faire accompagner toute nouvelle extension de l'ère communautaire par un renforcement de ses structures. Le tryptique »achèvement, approfondissement, élargissement adopté par le sommet de La Haye en 1969 illustre la volonté de lier aux futures adhésions de la Grande-Bretagne, du Danemark et de l'Irlande la mise en place d'un système autonome de ressources propres et la mise en chantier de l'union économique et monétaire. L'entrée de la Grèce a été suivie d'une action plus poussée dans le domaine régional à travers les programmes intégrés méditerranéens; celle de l'Espagne et du Portugal a permis d'accroître
le montant et d'améliorer les procédures des politiques de solidarité et des fonds structurels.
La réussite de l'objectif 1992 est un impératif d'une telle portée qu'elle justifie une vigilance particulière des institutions communes. Le consensus atteint entre les Douze, à la suite de négociations difficiles, a été confirmé au Conseil européen de Hanovre, le 2 8 juin 1988. La réalisation du calendrier devant mener à l'achèvement du marché intérieur et à la mise en place d'un comité ad hoc sur l'union monétaire, présidé par Jacques Delors, suppose que l'ensemble des organes communautaires ainsi que les présidences successives du Conseil concentrent leurs efforts. La négociation d'éventuelles adhésions durant cette phase décisive ne risquerait-elle pas de détourner la Communauté de ses tâches immédiates?
Jean Monnet a constamment veillé à protéger la construction européenne, dès sa naissance et tout au long de sa lente maturation, des risques de dilution ou d'affaiblissement qui l'ont menacée.
L'Europe d'aujourd'hui a conservé son homogénéité et avance conformément à l'idéal qui l'a fait naître parce qu'elle a su progresser à son propre rythme. Son rayonnement extérieur procède de son identité et de la force de ses institutions. Il serait contraire aux intérêts des pays tiers qui veulent la rejoindre de forcer la marche, au risque de briser la mécanique subtile mise en place par les traités et complétée par lActe unique.
Ouverte sur ses partenaires occidentaux, volontairement engagée dans une politique de coopération originale et généreuse vis-à-vis du tiers monde, l'Europe communautaire se veut dorénavant disponible à l'égard d'un nouveau dialogue avec des pays longtemps privés de leur expression. La signature à Luxembourg, le 25 juin 1988, d'un accord de reconnaissance mutuelle entre la CEE et le Comecon met fin à une longue période de glaciation entre les deux Europes. L'établissement de liens diplomatiques entre la CEE et les pays du bloc socialiste, et l'approfondissement parallèle des accords commerciaux et de coopération avec certains d'entre eux ouvrent de nouvelles perspectives. La détente en Europe sert les intérêts de la paix pour autant qu'elle soit fondée sur la reconnaissance des spécificités de chaque partenaire.
Jean Monnet savait que le dialogue avec le monde communiste ne serait fructueux que lorsque l'Europe démocratique aurait atteint sa pleine capacité à s'exprimer d'une seule voix et pèserait davantage dans le monde. Sa vision d'une Europe à la fois sûre d'elle-même et ouverte sur le monde est en train de se concrétiser. Elle nécessite encore de notre part beaucoup d'efforts et le constant souci de ne pas dévier du chemin qu'il a tracé vers l'union.
(1) Parues en 1976 aux éditions Fayard. La plupart des citations de Jean Monnet présentées dans cette étude sont extraites des Mémoires.
(2) 1992 - Le défi, nouvelle donnée économiques de l'Europe sans frontières, Flammarion, 1988 - préface de Jacques Delors.
(3) Le comité d'action pour les Etats-Unis d'Europe, Centre de recherches européennes, Lausanne, 1965.
(4) »En même temps que se consolide l'intégration économique de l'Europe et que commence son union politique, la coopération, déjà engagée entre les États-Unis et les pays d'Europe, doit graduellement prendre la forme d'une relation de partenaires entre l'Europe unie et les États-unis, entre deux entités distinctes mais également puissantes, chacune assumant sa part de responsabilité commune envers le monde.
(5) »Les États-Unis observent cette vaste entreprise autant d'espoir que d'admiration. Nous ne considérons pas une Eumpe forte et unie comme une rivale, mais comme ne partenaire.