Dans le cadre d'une campagne organisée par la Ligue des Droits de l'Homme, de nombreuses personnalités ont adressé des lettres ouvertes au dissident chinois emprisonné Wei Jingsheng.
Voici la lettre écrite par Jean-Marie Le Clézio publiée dans l'Express du 11 juillet 1996.
"Je vous écris de France pour vous dire combien votre nom m'est cher.
J'ai entendu parler de vous la première fois aux Etats-Unis, lors de votre première incarcération, entre 1979 et 1992. Quatorze années de privation de liberté pour avoir osé rêver tout haut de la démocratie et d'un pluripartisme en Chine ! Quatorze années. Le temps pour ma fille Alice de grandir, d'apprendre à lire et à écrire, de découvrir la beauté du monde, de devenir une adolescente dans une société bousculée et difficile - et même de s'initier à la langue chinoise dans une High School du Nouveau Mexique.
Quatorze longues années pendant lesquelles - tandis que vous étiez prisonnier, soumis à la torture de l'isolement - tellement d'événements majeurs se produisaient dans le monde: la révolte des Palestiniens dans les territoires occupés, l'écrasement de Beyrouth sous les bombes, le socialisme en France, la Perestroïka en Union Soviétique, la marche des super-puissances vers un désarmement, la fin de l'apartheid en Afrique du Sud, et la chute du Mur de Berlin, la grève de la faim de Sakharov, la guerre entre l'Iran et l'Irak, la guerre en Afghanistan, le terrorisme international, la guerre aux Malouines, la guerre du Golfe.
Tout cela que vous n'avez pas vécu, qui vous est arrivé par bribes, comme un écho lointain jusqu'à votre cellule, ces soubresauts, ces craquements dans le carcan universel, l'espoir, les désillusions.
La tuerie de la Place Tian Anmen en juin 1989 (en votre dixième année d'emprisonnement), l'image terrible et belle d'un jeune homme arrêtant à lui tout seul une colonne de chars d'assaut, image dans laquelle vous vous seriez reconnu.
Votre nom m'est devenu cher, depuis toutes ces années, comme à beaucoup de mes contemporains, parce que j'ai admiré votre obstination, voire déterminaton.
Aussi votre courage, quand j'ai lu la traduction de votre déclaration d'octobre 1990 en faveur du peuple tibétain (cette déclaration qui vous valut toutes ces années de prison). Alors que l'occupation du Tibet par une armée brutale au service d'un néo-colonialisme s'était fait avec la complicité des grandes puissances occidentales, votre voix solitaire, authentique, avait la valeur d'un symbole. Elle parlait d'une autre Chine, celle que j'admire et respecte, qui fut naguère la Chine de Sun Yat Sen et de Mao au temps de la Longue Marche. Un peuple jeune, libre, qui puise en lui-même sa force, son génie, et qui donne au monde l'exemple d'un renouveau.
Tant que vous serez en prison, la Chine ne recouvrera pas le sens du mot liberté.
JM Le Clézio. (TIBET INFO 19 juillet 96)