de Bogdan Bogdanovic
SOMMAIRE: Bogdan Bogdanovic est membre du Club de Belgrade, un des rares lieux de résistance des intellectuels et des personnalités libérales de Serbie. Architecte de renommée internationale, il a aussi été maire de la ville de Belgrade de 1984 à 1988. Pour lui la guerre en cours dans l'ex-Yougoslavie trouve aussi son origine dans l'antique opposition entre milieu urbain et milieu rural. (La Lettre Internationale, Eté 1992).
Je m'interroge souvent à propos d'une des nombreuses incongruités de notre actuelle guerre civile. Je n'arrive pas à comprendre la doctrine militaire qui se fixe la destruction des villes comme un des ses buts principaux, si ce n'est le tout premier. Tot ou tard, le monde civilisé haussera les épaules avec indifférence à l'évocation de cette boucherie au cours de laquelle nous nous serons entretués. Que pourrait il faire d'autre ? Mais il n'oubliera jamais que nous avons anéanti ces cités. Nous resterons dans les mémoires oui, nous, le camp serbe en tant que leurs destructeurs, les nouveaux Huns. L'horreur de l'occident est compréhensible. Cela fait des siècles qu'il ne fait plus de distinction, pas meme sur le plan éthymologique, entre les concepts de "ville" et de "civilisation". Pour lui, cette absurde folie destructrice ne peut etre que la négation manifeste et barbare des plus hautes valeurs de la civilisation.
Il est une autre circonstance diabolique qu'il convient de ne pas oublier ! Il s'agit là de villes belles, très belles, parmi les plus belles : Osijek, Vukovar, Zadar. Maintenant; c'est au tour de Mostar et de Sarajevo. Lors de l'attaque de Dubrovnik force m'est de le dire quoiqu'il m'en répugne , c'est délibérément qu'on s'en est pris à une cité d'une beauté exceptionnelle, presque symbolique. Le geste des assaillants fait penser à celui d'un fou qui jetterait du vitriol au visage d'une belle femme en lui en promettant un nouveau, encore plus beau. Il ne s'agit pas là d'un simple moment d'égarement, d'inconscience, qui serait le fait de primitifs, la preuve en est qu'on propose de reconstuire Vukovar la baroque en un style serbo byzantin qui n'a jamais existé. La galéjade architecturale qu'on nous fait miroiter là est révélatrice cependant de sinistres motivations...
Si nos théologiens étaient un peu plus inventifs, je considérerais toute cette histoire comme l'annonciation d'une Vukovar divine qui descendrait sur terre pour etre l'emblème matériel marquant le centre temporel de la Serbie Céleste qu'on nous promet. Toutefois, quand on examine un peu plus prosaiquement cette idée de tranformer par la force la personnalité d'une ville que l'on a volontairement détruite, on voit qu'il ne s'agit en fait que de l'élucubration démente de fauteurs de guerre, comme l'était, disons, celle de réduire en cendres la vieille ville de Varsovie pour reconstruire un jour, à sa place, une Varsovie teutonique.
Cela fait des années que je défends la thèse selon laquelle l'un des principaux facteurs de l'essor et de la chute des civilisations réside dans une fable vieille comme le monde, augustinienne et manichéenne pourquoi ne le serait elle pas ? Elle oppose ceux qui aiment les villes et ceux qui les abhorrrent en un combat incessant qui se livre à chaque instant de l'histoire, au sein de toutes les nations et de toutes les cultures, en chaque homme. Je me penchais donc in abstracto sur ce thème qui m'obsédait; tout le monde savait que je développais cette théorie et l'étoffais avec un zèle particulier. Mes étudiants m'écoutaient volontiers en parler, meme s'ils riaient un peu en douce... tiens, le revoilà avec son "dada". Mais le moment est venu où je comprends avec effroi que mon "dada" est soudain d'actualité. / Parmi les rites dont il m'est donné d'etre le témoin oculaire, je contemple le massacre rituel des villes. Je vois leurs assassins en chair et en os.
Imaginez vous que pour un peu, j'aurais pu parler à mes étudiants d'un Vucurevic, d'un Sljivancanin, d'un Biorcevic ... dont meme les noms sont devenus mythiques ! S'ils étaient venus dans l'amphithéatre pour y prendre la parole, comme ils auraient pu m'aider à expliquer à ces jeunes gens le coté sinistre de la fable du bon pasteur et de la ville perverse, de Sodome et Gomorrhe, des murs de Jéricho qui s'écroulèrent par enchantement, des ruses du mage guerrier Epée et de la destruction de la fière Ilion, ou bien des malédictions du Coran prédisant que toutes les cités seront détruites et leurs habitants indociles transformés en singes. Je ne doute pas que nos actuels grans maitres ès destruction eussent volontiers accepté, sans éprouver la moindre honte, d'exposer leurs motivations. Ils en auraient sans doute meme éprouvé un certain orgueil.
Car depuis que le monde existe, depuis la nuit des temps, on a toujours détruit les villes au nom d'impératifs nobles et très moraux, fussent ils d'ordre religieux, social ou racial.
Ceux qui abominent et détruisent les villes ne sont plus seulement des fantomes que l'on rencontre dans les livres; ils sont bien vivants et séjournent parmi nous. Nous ne pouvons que nous demander dans quelles abysses de l'ame populaire ils ont vu le jour et vers où ils vont ? Sur quelles prémisses faussées leur représentation du monde se fonde t elle ? Quelles sont les images qui les obsèdent, de quelle nature sont elles ? Quel est l'album morbide qu'ils feuillettent ? Il est évident que ce n'est pas le livre idyllique qui conserve la mémoire de la ville. Le primitif a du mal accepter que quelque chose ait pu exister "avant lui", son éthiologie est simple, exclusive, unique, surtout quand elle a été élaborée de facon systématique, grace aux didascalies prodiguées dans les cafés. Je reconnais qu'il est difficile de décrire les phénomènes que j'évoque ici. Car ils se situent sans doute au delà du descriptible. C'est pourquoi je vous prie de considérer les présentes réflexions comme une sorte de sombre gnose
personnelle qui me permet, avec le secours de mon intuition, de chercher dans l'ame des primitifs quelque chose qui ressemblerait à l'antique et archétypique peur de la ville telle qu'on la devine dans les épopées anciennes qui relatent les conquetes. Seulement... il y a longtemps, très longtemps, il s'agissait là en quelque sorte d'une "sainte peur", qui était donc soumise à des règles, jugulée. Aujourd'hui, on ne peut parler que de revendications débridées de l'habitus mental le plus bas. Il me semble déceler dans l'ame paniquée des destructeurs de villes un sinistre courroux envers tout ce qui est urbain et donc envers les complexes séries sémantiques de l'esprit, de la morale, du langage, du gout, du style... Je rappelerai que le mot urbanité désigne depuis le quatorzième siècle la meme chose dans la plupart des langues européennes : la politesse, la cohérence, l'accord entre la pensée et la parole, la parole et les sentiments, les sentiments et les gestes, etc... Pour quelqu'un qui n'arrive pas à se sou
mettre au lois de l'urbanité, le plus simple est de la liquider, tout simplement.
Le sort qu'ont subi Vukovar, Mostar, Bascarsija, la vieille ville de Sarajevo, me rappelle funestement celui qui a déjà failli etre celui de Belgrade. Non, je ne pense pas qu'apparaltront de nouveaux envahisseurs sous les murs du Kalemegdan, qui voudront la détruire. Je crains, c'est triste à dire, nos propres maitres ès destruction. Car les villes ne s'anéantissent pas seulement de l'extérieur, phyisquement; on peut les détruire aussi spirituellement, du dedans. C'est meme la variante la plus certaine. Par la force des armes, l'envahisseur nous contraint à l'accepter comme concitoyen. Dans nos conditions et dans ces contrées balkaniques où les migrations ne sont pas un phénomène rare, le danger prend une forme bien précise. Les analogies sont inexorables. Si nous considérons, par exemple, que la Lutte de Libération Nationale, pendant le second conflit mondial, fut aussi un grand exode, une migration les armes à la main, une sorte d'apport forcé de population non urbaine dans les villes, nous pouvons imagine
r sans mal ce que pourrait donner la reprise du meme scenario. Il en est parmi nous sans doute qui se souviennent jusque dans les moindres détails de ce à quoi ressembla cette salutaire régénération des villes.
Si donc les vaillants défenseurs des villages serbes et les malchanceux conquérants des villes croates se proposent bientot de devenir nos concitoyens, nos colocataires, et nos seigneurs, nous savons ce qui nous attend. L'afflux des partisans avait soi disant pour finalité de régénérer les villes et de fustiger la décadence sociale. Les hordes de nos nouveaux partisans nazis s'empresseront, étant donné que la légende de Sodome et Gomorrhe est toujours de mise, de nettoyer les Sodome et Gommorrhe serbes de tout ce qui n'est pas conforme à l'idéologie nationale, de ceux que l'on peut traiter comme la pègre. On dévastera à nouveau les villes dans des buts nobles, sublimes. Il viendra sans doute à l'idée de quelqu'un d'épurer un peu Belgrade sur le plan ethnique. On pourra toujours trouver quelque théorie pour fonder les grandes entreprises nationalistes, si toutefois nos futurs Mycéniens s'en embarrassent. Le grand Vuk Stefanovic Karadzic ne nous enseigne t il pas que de son temps les Serbes, qu'il désignait so
us les noms variés de Srb, Srbalj, Srbin, Srbinj, Srbljak, Srbljanin et Srbo, préféraient en règle générale ne pas s'installer dans les cités, qui étaient des repères de racaille aroumaine, allemande et cosmopolite.
Si on s'avise de proclamer que nous sommes une population malsaine de demeurés, que nous ne sommes pas assez serbes, si l'on décide régénérer de fond en comble les villes sur le plan racial et national, ils nous tranformeront, nous qu'ils n'auront pas tous réussi à chasser (certes, ils oeuvrent dans ce sens avec zèle), en singes, ainsi que le préconisent les livres sacrés.
Aussi mon premier souci est il, chaque fois qu'on évoque la Seconde Serbie, de me demander comment préserver le peu d'urbanité qu'il nous reste et empecher qu'on ne nous métamorphose en macaques.
(Traduction du serbo croate: Mireille Robin)