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Bourlangues Jean-Louis - 22 agosto 1993
CONTRE L'EUROPE PLATONIQUE

de Jean-Louis Bourlanges (*)

SOMMAIRE: Dans cet article le député européen Jean-Louis Bourlanges s'interroge à partir du retard que l'Allemagne a pris dans le processus de ratification du Traité de Maastricht sur l'attitude que ce pays fondateur a et aura à l'égard de la construction européenne, à la lumière en particulier de la nouvelle donne constituée par l'écroulement du bloc communiste. (Le Monde, dimanche 22 - lundi 23 aout 1993)

Ce n'est pas vraiment un drame, mais c'est tout de même un signe: la République fédérale d'Allemagne, pilier traditionnel avec la France de la construction européenne depuis quarante ans, est à ce jour le seul des douze Etats membres de la Communauté à n'avoir pas ratifié - juridiquement - le traité de Maastricht. Il est des retards innocents mais, en ces matières, il n'en est guère de fortuits.

Celui-ci l'est d'autant moins que le déroulement de la crise monétaire jette une lumière sans équivoque sur la nouvelle hiérarchie des priorités qui parait aujourd'hui tenter les autorités allemandes. Oui aux obligations juridiques découlant des traités. Oui encore à Maastricht considéré comme un monument à la gloire de l'Union européenne. Non en revanche à des efforts politiques nouveaux destinés à donner vie à ce qui en est le noyau dur, l'union monétaire.

Vis-à-vis de l'Europe, l'Allemagne entend faire son devoir mais rien que son devoir.

Dans ce grand basculement de la construction européenne vers l'irréel, les responsabilités politiques françaises sont toutefois loin d'être négligeables dans l'apparition des malentendus actuels!

Nous avons refusé, au cours des cinq dernières années, de tirer les conséquences du fait, pourtant capital, qu'avec l'effondrement de l'Union soviétique, l'Europe avait brusquement cessé d'être pour les Allemands une exigence imposée. L'Europe cessait d'être aux yeux de l'Allemagne une obligation pour devenir une option.

Proposée et non plus imposée, l'Union européenne se devait pour être choisie de paraître assez aimable pour rendre les liens d'un supplément d'intégration aussi doux que les plaisirs d'une latitude d'action retrouvée. Or, sous le double effet de l'incompréhension française et de l'indifférence britannique, l'exercice de Maastricht a abouti à un résultat inverse, enfantant un traité indiscutablement déséquilibré, l'Allemagne étant priée, comme au temps de son ancienne humilité, de faire don à la collectivité de sa suprématie monétaire et n'obtenant en échange aucun avantage substantiel, à l'exception de l'éligibilité des nouveaux Laender au fonds de cohésion.

Sur le plan institutionnel, les Anglo-Français se sont victorieusement opposés à l'essentiel des revendications allemandes en matière d'union politique, c'est à dire tout à la fois au remplacement et à la démocratisation des institutions communautaires. En empochant le traité, c'est à dire une promesse de monnaie unique, sans céder aux exigences allemandes, M. Dumas et l'orgueilleuse technocratie française dont il était l'expression ont sans doute eu le sentiment de remporter une grande victoire, d'avoir eu, si l'on ose dire, »le mark à l'oeil . Fausse victoire toutefois et qui préparait des lendemains décevants puisqu'elle accusait la contradiction traditionnelle de la politique française qui veut une Europe forte et des institutions communautaires faibles, et qu'elle créait chez les Allemands, plus attachés à la démocratie parlementaire qu'on ne le croit chez nous, une frustration fondamentale.

S'agissant de la monnaie, la dissociation des pouvoirs monétaire et budgétaire conduisait à considérer que seule la solidarité monétaire s'imposait aux Etats membres, et qu'à l'exclusion des crédits prévus au budget communautaire il n'était pas question pour eux de faire jouer entre eux une réelle solidarité budgétaire. Concrètement, cela voulait dire que l'on demandait à l'Allemagne de faire don de sa monnaie à l'Europe mais qu'on lui laissait le soin de financer comme elle le pouvait le développement des nouveaux Laender. Là encore, pouvait on imaginer partage du fardeau moins attrayant pour la nouvelle Allemagne?

Que la mariée de Maastricht ait été un peu trop belle pour la France, c'est l'évidence. Du côté allemand, la tentation britannique, c'est à dire l'engagement nominal au service d'une Europe platonique, était le terme logique de la désillusion. Les frustrations accumulées par nos partenaires d'outre-Rhin ne pouvaient pas manquer de les rapprocher de certaines positions britanniques traditionnelles. La tentation de l'Europe minimale, Europe espace et non pas puissance, Europe diluée et non pas ramassée, Europe intergouvernementale et non pas communautaire, Europe de la concurrence monétaire et non pas de la monnaie unique, ne pouvait pas ne pas se faire jour dans la nouvelle Allemagne même s'il lui était impossible de s'assumer avec la même franchise qu'ailleurs.

La fuite en avant sur le dossier de l'élargissement, décidée lors du Conseil européen de Lisbonne de juin 1992, avait été la première grande manifestation d'une convergence germano britannique qui devait éclater de façon particulièrement subtile un an plus tard à l'occasion de la crise monétaire avec le spectacle d'une cavalerie de Saint Georges "new look", celle des golden boys de Londres et de New York, volant au secours de la souveraineté monétaire allemande. On vit alors se mettre en place un étrange quadrille, la solidarité réelle entre la Bundesbank et la City pour faire sauter le système doublant en sousmain la solidarité formelle de la France et de l'Allemagne une fois de plus d'accord "pour jouer le jeu", c'est bien le mot, de l'union européenne. Jeu de miroirs éminemment platonicien opposant la réalité aux apparences, les sociétés aux Etats, la cour au jardin et... la Grande Bretagne à la France.

Dans la nuit du 1er août, on a, en quelque sorte, aboli le lien entre les mots et les choses et assisté à la naissance d'un ectoplasme, une Europe purement formelle, à la fois factice et bien imitée, qui tente, tel un hologramme facétieux, de se faire passer pour l'objet disparu qu'elle représente. Le contraste est saisissant entre le formidable recul impliqué par les décisions prises ou annoncées mise à mort du SME, renvoi à une date ultérieure du passage à la monnaie unique et la multiplication des rencontres programmées, des sourires orchestrés, des gesticulations concertées en vue de faire paraître la solidité du couple franco allemand et partant celle de l'union européenne tout entière. Nos gouvernants semblent vouloir imiter ces personnages de dessin animé qui avancent dans le vide et demeurent comme suspendus dans les airs tant qu'ils n'ont pas pris conscience de n'avoir aucun sol sous leurs pas.

L'Europe platonique qui maintiendrait le rituel communautaire, mais ne comporterait aucune mutualisation nouvelle de la puissance des nations, et en particulier de leur puissance monétaire, permet de concilier la bonne conscience européenne avec l'exercice retrouvé de l'indépendance. Les délices de la souveraineté sans les poisons du nationalisme: vive tentation quand on est allemand, démocrate et qu'on vit les premières années de l'unité, de l'indépendance retrouvée de son pays!

Nos amis allemands ne doivent toutefois pas se leurrer: le souci des apparences où s'expriment à la fois la quête de la bonne conscience outre Rhin et la volonté française de ménager l'avenir ne mènera pas très loin. L'Europe platonique apparaitra vite aux Français idéologiquement superflue, politiquement décevante, et de surcroit techniquement impraticable. Idéologiquement superflue, car à la différence de son homologue allemand, le nationalisme français, celui d'un Philippe Séguin ou d'un Jean Pierre Chevènement, n'a pas besoin d'un cache sexe européen pour se montrer en public. De la Révolution française au général de Gaulle, le combat pour la nation s'est toujours identifié chez nous au combat pour la liberté et la démocratie et nous n'avons nul besoin d'une mystique ou d'une bureaucratie communautaire pour nous aider... à ne pas faire l'Europe en toute bonne conscience.

L'inutilité idéologique de la référenee européenne n'en rendra que plus vive la déception politique provoquée par une entreprise qui se réduirait à un rituel communautaire sur fond de libre échange. S'il est une constante de la politique européenne de la France, de Robert Schuman à Charles de Gaulle et de Valéry Giscard d'Estaing à François Mitterand, c'est d'avoir voulu subordonner les aspects économiques de construction européenne à sa finalité politique et de n'avoir jamais séparé l'aménagement de l'Europe-espace, celle des quatre grandes libertés de circulation, de l'édification d'une Europe puissance, capable de jouer un rôle de premier plan au service de la paix mondiale et du développement.

Cette Europe minimale risque enfin d'être techniquement impraticable. Il faut en effet tout le dogmatisme des ultras des deux bords pour imaginer que les institutions communautaires pourraient constituer un encadrement juridique assez puissant et assez légitime pour passer outre au défaut de connivence ou, comme on dit dans le traité, de "convergence", entre les Etats. C'est sans doute l'une des principales faiblesses de la construction européenne, entreprise baroque par excellence, de n'exister que par et dans le mouvement et, pour paraphraser Le Bernin, de "n'être jamais davantage elle-même qu'en marchant". Privée de la perspective de l'union monétaire, limitée à la gestion laborieuse du marché intérieur et à la confrontation des différences dans le cadre d'une improbable politique extérieure commune, l'union européenne entrerait inévitablement dans l'ère du soupçon réciproque et des procès d'intention à répétition. Dans cette communauté réduite aux aguets, le heurt des intérets se ferait plus querelleur,

les marchandages plus difficiles, les compromis à la fois moins stables et plus limités. Faute d'un dessein partagé les grandes questions politiques demeureraient pendantes, et l'Europe absente des affaires du monde.

Ce scénario est-il pour autant inéluctable? Comme le disait, en une illustre occurrence, le général de Gaulle: "Le dernier mot est-il dit? L'espérance doit-elle disparaitre?" Il est permis d'en douter dans la mesure où le flottement général de l'Europe constitue, à terme rapproché, pour l'Allemagne comme pour la France un jeu à somme négative. En apparence nos voisins tireraient mieux que nous leur épingle du jeu de la nouvelle donne: une Allemagne réunifiée, à la fois plus puissante et plus peuplée que chacun de ses voisins occidentaux, une Europe centrale et orientale déboussolée et offerte, des Balkans partagés entre le néo-communisme serbe et les obligés croates et slovénes de la Rèpublique fédérale, un empire soviétique ruiné, démembré et convulsé, un Royaume-Uni plus attaché que jamais à diviser pour régner, l'ordre européen que parait vouloir enfanter notre étrange fin de siècle ressemble furieusement à celui d'avant 1914, la puissance russe en moins, la sagesse allemande en plus. Bref, rien de bien e

xaltant pour les intérets français.

Nous sommes sortis, il y a trois ans, de l'après-guerre et de ses rassurantes tutelles. L'Europe connait donc aujourd'hui sa première véritable épreuve, celle qui décidera de sa capacité ultérieure à vivre dans l'ordre, la stabilité et la solidarité organisée ou au contraire dans le flottement, celui das esprits plus encore que celui des monnaies, l'incertitude et le désordre. Pour une période sans doute très brève l'histoire semble vertigineusement ouverte même si depuis le 1er aout dernier une sérieuse option a été prise en direction de l'Europe flottante. C'est dire à quel point les semaines et les mois qui viennent, les initiatives que nous prendrons ou que nous ne prendrons pas de part et d'autre du Rhin, vont peser lourd dans la détermination de notre avenir.

Si la France considère, comme il paraît raisonnable, qu'elle doit demeurer résolument dans le camp de l'Europe organisée, il appartiendra à son gouvernement de prendre deux séries d'initiatives, en direction de l'Allemagne, bien entendu, avec laquelle il convient de redéfinir, en termes plus équilibrés, le pacte fondateur des années Adenauer, mais aussi en direction de sa propre majorité. Celle ci doit sortir, une fois pour toutes, de sa schizophrénie européenne et admettre qu'elle ne peut pas d'un même souffle proclamer la nécessité d'une Europe forte et rassemblée, d'une préférence communautaire rétablie, d'une stratégie commerciale sans faiblesse vis à vis des Etats Unis, du Japon et de quelques autres, et célébrer les vertus du flottement monétaire, récuser tout renforcement des institutions communautaires, brocarder au lieu de responsabiliser la Commission et cultiver le pieux souvenir du prétendu compromis du Luxembourg, c'est à dire du droit reconnu à chacun d'empêcher tous les autres de faire quoi qu

e ce soit. L'incohérence a ses limites, et déjà les paroles de M. Séguin comme les silences de M. Chirac ont pesé lourd dans le déclenchement de la tempête monétaire.

Concrètement, le souci de mener à bien cette double épreuve de vérité pourrait conduire les autorités françaises à préparer, dans les semaines qui viennent, une initiative franco allemande comportant à la fois une dimension économique et une dimension politique. Economiquement, s'il paraît difficile, pour des raisons juridiques en particulier, d'accélérer le processus d'union monétaire prévu dans le traité, il n'est en revanche pas acceptable de laisser s'allonger la période des canards boiteux séparant la mise entre parenthèses du SME du passage à la monnaie unique. La nature européenne a horreur du vide, et les marchés financiers de l'incertitude. Il faut donc au plus vite revenir à un système de parités fixes entre les principales monnaies européennes, voire à une suppression pure et simple des marges de fluctuation entre les quatre monnaies du noyau dur communautaire mark, franc français, florin et franc belgo luxembourgeois. La leçon des événements que nous venons de vivre est toutefois claire: on ne

peut pas atteindre cet objectif en agissant sur les seuls taux de change et en laissant au bon plaisir de chacun le soin de gérer ses taux d'intérêt et ses déficits budgétaires. Il nous faut donc, soit dans le cadre de la deuxième phase de l'union monétaire, soit plus vraisemblablement dans un cadre intergouvernemental beaucoup moins formel, combiner l'élimination des marges de fluctuation avec une gestion conjointe des taux d'intérêt et de nos déficits budgétaires. Ces propositions précises constitueront un test des intentions réelles de la République fédérale en ce qui concerne l'union monétaire.

Sur le plan politique, une initiative franco allemande devrait se donner un double objectif: renforcer et démocratiser les institutions communautaires. Les adaptations institutionnelles rendues nécessaires par l'élargissement devront être rapidement identifiées et clairement prises en compte dans les futurs traités d'adhésion non seulement parce que le passage à seize membres affaiblira la capacité décisionnelle du système mais surtout parce qu'elle rendra beaucoup plus difficiles qu'aujourd'hui les réformes indispensables au succès des èlargissements ultérieurs. Les incertitudes politiques sur l'avenir de la construction européenne sont trop grandes pour qu'on se permette, chez nous comme chez nos partenaires, de faire plus longtemps la politique de l'autruche.

La démocratisation des institutions communautaires, dans le cadre de la révision des traités prévue pour 1996, constitue enfin une des conditions déterminantes à l'acceptation par l'Allemagne, et autrement que du bout des lèvres, de la construction maastrichtienne. Il ne s'agit pas seulement d'accroître les prérogatives du Parlement européen et de renforcer le contrôle politique sur la Commission, mais plus essentiellement de repenser l'articulation fondamentale d'un système qui doit tout à la fois consacrer la responsabilité ultime des Etats dans le processus de décision et soumettre l'exercice de ses responsabilités à des disciplines collectives accrues. Laurent Cohen Tanugi a proposé de reconstituer, dans la perspective du rendez vous institutionnel de 1996, l'équivalent du comité Spaak qui joua un rôle déterminant dans la préparation du traité de Rome. Il serait particulièrement bienvenu que la France et l'Allemagne prennent l'initiative d'en proposer la création à leurs partenaires.

De telles initiatives peuvent elles suffire à retrouver le cap de l'union? Une chose est certaine, le temps, qui fut si longtemps l'allié de la construction européenne, semble aujourd'hui travailler contre elle tant sont nombreuses et puissantes les forces centrifuges, qui poussent à une balkanisation suicidaire du Vieux Continent. Si les peuples européens, et au premier chef les peuples allemand et français, ne sont pas capables de saisir ce moment fugitif où le destin hésite, pour se donner à nouveau une grande ambition collective, alors nul doute que le XXIe siècle se fera sans l`Europe, c`est à dire sans nous.

(*) Jean Louis Bourlange est député (PPE-UDF) au Parlement européen

 
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