UNE SURVIVANCE PLUS POLITIQUE QU'ECONOMIQUE
par Emmanuel Ntoutoumé Ndong (*)
SOMMAIRE: Dans ce "Point de vue" l'auteur analyse, à partir des rumeurs concernant une possible dévaluation du franc CFA, les avantages et les inconvénients que celle-ci pourrait avoir sur les économies des pays qui font partie de cette zone monétaire. Il pose également la question, au regard du processus d'intégration monétaire européen et de la Convention de Lomé qui lie les pays de l'Union européenne aux quatorze pays CFA notamment, du remplacement du franc français par l'écu comme monnaie de référence. (Le Monde, Samedi 28 août 1993)
L'année dernière, un vent de panique avait soufflé sur les milieux financiers et monétaires de la zone franc. Pendant plusieurs jours, une rumeur persistante avait fait état d'une dévaluation imminente du franc CFA, entrainant l'évasion de dizaines de milliards de francs CFA de notre zone monétaire. A la suite du sommet de Dakar (1), les principaux dirigeants des quatorze pays de la zone (2) s'étaient rendus à Paris où un mini-sommet les avait réunis autour du Président Francois Mitterrand.
Certes, des garanties ont été fournies sur le caractère improbable d'une dévaluation du franc CFA, du moins dans l'immédiat. Mais la confiance des investisseurs a été sérieusement ébranlée. En dépit de son caractère anecdotique, cet incident traduit un malaise profond et illustre la précarité d'une politique monétaire qui se définit essentiellement à l'étranger et d'une monnaie qui a toujours tiré son existence de raisons plus politiques qu'économiques.
Or il se trouve que la devise-étalon sur laquelle repose tout l'édifice de la zone franc, c'est à dire le franc français, flotte depuis le début du mois d'août et que sa dévaluation n'est plus exclue, présageant ipso facto la dévaluation de notre monnaie.
La zone franc a constitué pendant plus de quarante ans un pôle de stabilité monétaire sans équivalent dans le monde. Conçue à l'origine comme un instrument de coopération entre des pays liés par des relations politiques séculaires, la zone a souvent revêtu la forme d'un "cordon sanitaire". Cette tendance protectionniste s'est traduite par l'adoption d'une politique commune de restriction des changes avec l'extérieur.
Grâce à la mondialisation de l'économie et à la suite des évolutions découlant de l'émancipation politique, la zone franc s'est peu à peu libéralisée pour apparaitre aujourd'hui comme un véritable système monétaire régional. Cette zone est actuellement composée de quatorze pays regroupé dans deux unions monétaires: l'Union monétaire ouest-africaine (UMOA) et l'Union monétaire de l'Afrique centrale (UMAC).
Les raisons de l'inquiétude
Régie selon des modalités contractuelle, la zone franc fonctionne sur la base de mécanismes institutionnels. Le régime de la convertibilité s'articule sur un double mécanisme: une liberté infinie de changes entre les pays membres de la zone et une réglementation commune des changes avec les pays tiers. Les transactions monétaires entre les pays de la zone, et entre ceux-ci et la France, se font sur la base d'un taux de change fixe entre le franc français et le franc CFA, parité qui a permis au franc CFA d'échapper aux fluctuations du marché des changes, surtout depuis que le franc français est parvenu à affermir sa position au sein du SME.
Aussi longtemps que la France a été l'unique interlocuteur des pays d'Afrique francophone, la zone franc a pu apparaître comme un cadre de stabilité monétaire et de dynamisme économique. Aussi longtemps que le franc français a pu se stabiliser dans une position favorable, la convertibilité des francs CFA a fourni à nos pays un point d'ancrage indispensable à l'adoption de politiques économiques durables et une ouverture commerciale quasiment infinie.
Plusieurs éléments nouveaux ont remis en question ce face-à-face monétaire: les programmes d'ajustement structurels nécessaires au redressement de nos économies sinistrées font de la Banque Mondiale et du Fonds monétaire international (FMI) de nouveaux acteurs incontournables qui se sont intercalés entre la France et les anciennes colonie. Or ces institutions ont toujours vu dans la parité fixe du franc CFA et du franc français un obstacle à la relance des économies africaines. L'argument évoqué est qu'une monnaie surévaluée empêche la compétitivité de la production, freine l'industrialisation du pays et la valorisation de ses avantages naturels.
Par ailleurs, les critères de convergence liés au traité de Maastricht et les impératifs inhérents à la création d'une monnaie européenne commune génèrent pour nos partenaires français des obligations nationales nouvelles qui ne seront pas sans répercution sur notre coopération monétaire. Enfin, la situation du franc français résultant de la dernière crise au sein du SME induit une incertitude supplémentaire quant à l'avenir du franc CFA. Tous ces éléments font craindre l'imminence d'une dévaluation du franc CFA.
Pourtant, la dévaluation comporte des avantages et des inconvénients qu'il importe de bien mesurer. Les partisans de la dévaluation pensent que la dévaluation peut conduire au redressement de la balance commerciale ainsi qu'à la dynamisation des industries nationales parce qu'elle renchérit les importations. Une dévaluation judicieuse peut pousser en outre les investisseurs à créer des entités de production à forte valeur ajoutée locale en vue d'une meilleure compétitivité. Le maintien de la parité fixe est un facteur favorable à l'importation à bas prix de produits de consommation courante, empêchant le progrès de la production nationale.
Mais il existe des inconvénients: une dévaluation n'est efficiente que pour un pays à structure industrielle développée et maître de sa politique monétaire, ce qui lui permet d'accroître ses exportations tout en diminuant les importations; la dévaluation comporte toujours des conséquences inflationnistes, surtout dans nos pays; en renchérissant l'ensemble des biens importés par rapport aux salaires, la dévaluation est un facteur de diminution du pouvoir d'achat et de tensions sociales. En outre, elle s'accompagne toujours d'une forte évasion des capitaux. Un risque amplifié dans le cadre de la zone franc par la libre transférabilité. Enfin, la dévaluation entraîne un alourdissement de la dette extérieure libellée en devises.
Cette énumération des avantages et des inconvénients de la dévaluation revet un caractère théorique, car en fin de compte la décision de dévaluer le franc CFA ou non ne nous appartient pas. Cependant, compte tenu de la tournure des évênements, cette dévaluation parait inéluctable. Aussi apparait-il urgent d'envisager les mesures qui permettront d'y faire face. La réflexion pourrait aller dans trois directions.
Au plan régional, une action concertée devrait être initiée au niveau de la zone en vue de dégager une position commune et pragmatique. Compte tenu de la disparité des situations économiques des pays membres, la perspective d'une dévaluation, qui risque de se traduire par la création de parités différentes, compromettra gravement l'intégration économique et monétaire pourtant préconisée par ceux-là mêmes qui se déclarent partisans de la dévaluation du franc CFA.
Une rigueur accrue
Sur le plan bilatéral, une action politique devrait être engagée en direction de nos partenaires français pour qu'ils indiquent leurs contraintes pour une définition concertée des nouveaux paramètres de notre coopération monétaire.
Enfin, au plan multilatéral, dans le cadre de la coopération CEE-ACP, les Etats membres de la zone devraient obtenir que soit traitée à la convention de Lomé la question spécifique du franc CFA et de son rattachement éventuel à l'écu.
Mais pour qu'une telle initiative puisse avoir la moindre chance de retenir l'attention de nos partenaires européens, nous devons fournir des gages sérieux de rigueur accrue dans la conduite de nos politiques budgétaires et monétaires.
(1) Le Monde du 28 juillet 1992
(2) Les quatorze Etats africains de la zone franc sont: Bénin, Burkina-Faso, Cameroun, Comores, Congo, Cote d'Ivoire, Gabon, Guinée Equatoriale, Mali, Niger, République centrafricaine, Sénégal, Tchad et Togo.
(*) Ancien élève de l'Ecole Nationale d'Administration française (ENA), Emmanuel Ntoutoumé Ndong est directeur général du Crédit foncier du Gabon.