"NOUS NE POURSUIVRONS PAS SEULEMENT LES SECONDS COUTEAUX"
Entretien avec Graham Blewitt, procureur adjoint du tribunal de l'ONU sur l'ex-Yougoslavie
Propos recueillis par Christian Chartier
SOMMAIRE: Le tribunal international créé par l'ONU pour punir les violations du droit humanitaire commises dans l'ex-Yougoslavie est sur le point de se voir doter de 11,2 millions de dollars pour l'exercice 1994. Simple reconduction de l'enveloppe du premier semestre, cette allocation parait insuffisante pour permettre au tribunal d'exercer son mandat.
Cette précarité financière complique la mise en place du tribunal, notamment la location de locaux définitifs, leur aménagement, l'embauche du personnel prévu (une centaine de personnes). Le choix de La Haye comme ville-siège et le statut des onze juges ne sont par ailleurs toujours pas entérinés, le procureur en titre n'est toujours pas nommé. Le procureur adjoint, l'Australien Graham Blewitt, a pris ses fonctions le 20 février et nous a accordé l'entretien suivant. (Le Monde, Paris-La Haye, samedi 9 avril 1994)
Q. "Le bureau du procureur sera la cheville ouvrière du tribunal. Comment organisez- vous ses services ?
R. Le bureau du procureur a deux missions: enqueter sur les accusations de violations du droit humanitaire international et en poursuivre les coupables. Il existe deux types de fonction, clairement distinctes: enqueteurs et juristes. Des centaines de candidatures spontanées me sont parvenues, que j'ai étudiées et selectionnées: je m'apprete à faire des recommandations et j'espère pouvoir accueillir les premières équipes d'enqueteurs vers la mi-mai, pour lancer la première phase: ouvrir des instructions.
Q. Combien d'équipes voulez-vous constituer ?
R. Le budget prévisionnel prévoit une vingtaine d'enqueteurs, que l'on pourrait répartir en six équipes, auxquelles s'ajouteront les personnels supplémentaires proposés par l'Angleterre, l'Australie, le Canada et les Etats-Unis. Nous avons besoin de personnes habituées à enqueter sur des crimes graves, des viols, le gangstérisme et toutes formes de trafic. C'est pourquoi ma préférence va vers des policiers, civils ou militaires, expérimentés. Ensuite, le corps d'enqueteurs devra avoir un caractère aussi international que possible. Pour l'heure, les meilleures candidatures viennent des quatre pays déjà cités; mais je souhaite que d'autres, notamment des Européens, se manifestent.
Q. Concrètement donc, le travail du bureau du procureur n'a pas encore commencé ...
R. Il commencera lorsque nous disposerons du personnel suffisant - pour l'instant, je suis seul avec ma secrétaire - et lorsque nous aurons défini nos priorités. C'est à cela que serviront les documents que nous recevrons, d'ici à la fin avril, de la Commission d'experts qui a enqueté, sous la présidence de M. Bassiouni, sur les crimes de guerre dans l'ex-Yougoslavie et dont le Tribunal va prendre le relais, ainsi que les rapports de M. Mazowiecki, de certains gouvernements et des ONG.
Q. Quelle sera votre politique de poursuites pénales: par où attaquerez-vous cette montagne d'atrocités ?
R. C'est une matière opérationnelle sur laquelle je préfère rester discret. Mais ma conviction est que certains cas d'exactions passibles du tribunal s'imposeront d'eux-memes comme prioritaires. Nous commencerons aussi par des cas d'exactions significatifs ne paraissant pas nécessiter une enquete de longue durée: il est important que le procureur puisse passer au plus vite à la seconde phase, celle des poursuites, et alimenter le tribunal. Enfin, nous savons que la communauté internationale attend de nous que nous ne poursuivions pas seulement les "seconds couteaux".
Q. Quelques suspects de crimes de guerre ont déjà été arretés, en Allemagne et au Danemark. Demanderez-vous leur extradition ?
R. Non. La poursuite et la condamnation des crimes de guerre dans l'ex-Yougoslavie est une tache immense que le tribunal n'a pas la prétention de mener seul à bien. Il est important que les pays européens ayant éventuellement accueilli parmi les réfugiés des criminels les jugent eux-memes, et les procès allemand et danois, que nous suivrons de près, pourraient etre un encouragement. N'oublions pas que la raison pour laquelle l'ONU a créé ce tribunal est que l'histoire est riche d'exemples d'Etats passifs à l'égard de tels crimes. Si le tribunal avait existé avant les opérations de purification ethnique, peut-etre les leaders politiques auraient-ils réfléchi à deux fois.
Q. Mais l'institution du tribunal n'a pas empeché la poursuite de la guerre et de ses excès ?
R. C'est juste. Il est pensable, et regrettable, que la lenteur de la mise en place du tribunal aient encouragé les belligérants à garder le meme cap.
Q. Ne craignez-vous pas que la suppression, ou la mise en sommeil, du tribunal fasse partie d'un règlement global de paix ?
R. Mieux vaudrait ne pas avoir de paix du tout plutot qu'une paix à ce prix."