par Michel LAVAL
SOMMAIRE: Le 22 février dernier, le Conseil de sécurité adoptait une résolution visant à la création d'un tribunal international pour juger les auteurs des crimes commis sur le territoire de l'ex-Yougoslavie. Ce tribunal existe, ses procédures ont été adoptées, son budget voté, ses magistrats nommés et ses enqueteurs recrutés. Dès lors, pourquoi attendre ? Les subtilités de la diplomatie ne sauraient l'emporter sur les exigences de la justice. (Le Monde, vendredi 13 mai 1994)
A l'heure où les armes se sont enfin tues autour de la ville de Goradze, et où le corridor de Brcko s'apprete à subir l'assaut des forces de la guerre une question surgit qui ne cesse d'obséder l'esprit. Depuis maintenant deux ans, une guerre d'agression est menée sur le territoire de la République de Bosnie-Herzégovine, pays membre des Nations Unies. Cette guerre poursuit un objectif avéré de conquete territoriale. Elle s'inscrit dans une stratégie proclamée qui vise à la constitution d'une grande Serbie, d'une Serbie "homogène", "ethniquement pure", "racialement nettoyée". Elle a des auteurs, des responsables dont les noms et les visages sont connus.
On sait le désastre humain provoqué par la poursuite de cette guerre. On sait Vukovar, Srebrenica, Prijedor, Tuzla, Goradze et Sarajevo. On sait l'ampleur des crimes commis, les villes assiégées et affamées, les massacres, les déportations, les camps, les tortures, les viols, les pillages, les colonnes de réfugiés poussés sur les routes par l'effroi, rançonnés, battus, terrorisés. On sait les maisons éventrées, les lieux de culte détruits, les cimetières anéantis, les bibliothèques brulées. On sait l'acharnement à détruire, le cynisme, la duplicité, le mensonge et aussi cette alternance lancinante de replis feints et d'avancées sauvages. On sait la haine noire des agresseurs et le désespoir incommensurable des agressés.
On sait tout cela, qui a été dit et répété à maintes reprises par tous les observateurs, et dont témoigne une multitude de rapports internationaux. On sait tout cela, et dès lors revient la meme question: faudra-t-il qu'après avoir toléré le crime on négocie avec ceux qui l'ont commandité et exécuté ? Faudra-t-il qu'après avoir laissé les assassins le perpétrer on s'accommode de son impunité ? Faudra-t-il que ses victimes, après avoir été livrées à l'indifférence, soient abandonnées à l'oubli ? Faudra-t-il ajouter le pardon à l'impuissance, et atteindre ce point ultime, où, comme l'écrivait Mauriac, aux jours de la guerre d'Espagne, le renoncement touche à la complicité ?
Voilà plus d'un an maintenant que le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté une résolution visant à la mise en place d'un tribunal international pour juger les auteurs des crimes commis sur le territoire de l'ex-Yougoslavie. C'était le 22 février 1993. Moins de deux mois plus tard, une seconde résolution du meme Conseil entérinait le rapport du secrétaire général des Nations unies sur le statut du tribunal. C'était le 17 mai 1993. L'instrument du droit est là, installé désormais, règlement de procédure adopté, magistrats nommés, enqueteurs recrutés.
Les exigences de la Justice
Pour la première fois depuis cinquante ans, depuis le précédent de Nuremberg, la communauté internationale s'est dotée d'une juridiction pénale chargée de juger les atteintes les plus graves qui puissent se concevoir au droit humanitaire international. Des crimes de guerre au génocide, en passant par les violations des lois et coutumes de la guerre au crime contre l'humanité, il n'est pas une infraction qui touche au droit des gens qui ne lui échappe. Toute la hiérarchie du crime peut lui etre déférée, de ceux qui l'ont conçu à ceux qui l'ont exécuté, du décideur politique à l'homme de troupe, en passant par tous les échelons intermédiaires, sans distinction de rang ou d'autorité. Les Etats lui doivent leur concours d'entraide unanimement admis. Sa primauté sur les juridictions nationales est totale, dès lors qu'elle est revendiquée.
Le temps est venu de juger. Maintenant. Sans attendre. On ne comprendrait pas que les subtilités de la diplomatie puissent aujourd'hui l'emporter sur les exigences de la justice. On ne comprendrait pas qu'après les errements d'hier toute cette accumulation de faiblesses, d'erreurs, d'hésitations, de renoncements, de mauvais calculs et de petites lachetés qui conduisent aux grandes catastrophes, le crime demeure impuni, et que là où la communauté internationale s'est révélée impuissante à le juguler par la force, elle renonce à le soumettre au droit. Du choix qui sera fait dépend ce qui lui reste de crédit, et peut-etre d'avenir.
Michel Laval est avocat au barreau de Paris