UN SIGNAL INSISTANT DE BONN A PARIS.
DOMINIQUE BOCQUET, SECRETAIRE GENERAL DU MOUVEMENT EUROPEEN, EXPLIQUE L'IMPORTANCE DU DOCUMENT DE LA CDU SUR L'AVENIR DE L'EUROPE.
Propos recueillis par Baudouin Bollaert
SOMMAIRE: Avec son document de réflexion sur l'Europe, le parti d'Helmut Kohl a lancé un débat qui secoue les Douze. Dominique Bocquet, secrétaire général du Mouvement européen - laboratoire d'idées qui réunit, au-delà des clivages politiques, tous les partisans d'une Europe forte et organisée -, répond à nos questions.
(Le Figaro, 12-9-94)
LE FIGARO. - Comment analysez-vous le document de la CDU ?
Dominique BOCQUET. - Il faut le juger à l'aune de la paralysie qui menace l'Europe. Un compte à rebours est engagé qui la conduit, si on ne réagit pas, à devenir une simple zone de libre-échange. L'Union, qui a déjà du mal à s'affirmer sur les grands dossiers, est engagée dans un processus d'élargissement auquel elle ne s'est pas préparée. Si on ne la réforme pas, la présence de nouveaux pays rendra plus difficiles les décisions. En même temps, l'accroissement du nombre de membres rend la réforme de plus en plus délicate. Le document de la CDU-CSU est la première tentative pour briser ce cercle vicieux.
- Il théorise le concept de la » géométrie variable et du » noyau dur ...
- Il nous propose, en fait, une géométrie variable corrigée. Une géométrie variable, certes, parce qu'elle est devenue inévitable. Si l'on ne veut pas tout bloquer, il faut bien accepter que certains pays n'adhèrent qu'à une partie des politiques nouvelles. Mais cette souplesse a un prix : elle brouille encore un peu plus l'image de l'Europe. On risque de ne plus discerner ce qui nous ressemble et de tomber dans l'Europe à la carte où chacun chercherait les bénéfices et refuserait les contraintes.
La géométrie variable a donc besoin d'un complément, voire d'un correctif : un socle central rassemblant les pays qui veulent vraiment une Europe forte. C'est là que l'apport du document de la CDU est le plus intéressant. Prenons une métaphore maritime : la flotte européenne s'agrandit, tous les bateaux n'auront plus le même plan de navigation - c'est la géométrie variable. On construit un navire amiral pour maintenir la cohésion de la flotte - c'est le noyau dur.
Alliance plutôt qu'amitié
- Ce document arrive-t-il au bon moment ?
- C'est tout le contraire d'un document improvisé. Il a été longuement mûri. Le moment est bien venu car, dans un peu plus d'an, débutera la révision du traité de Maastricht. Si les pays qui veulent aller de l'avant ne définissent pas un projet clair, ils vont être les jouets du veto anglais et devront, comme on l'a souvent vu dans le passé, bricoler pour le contourner. Il faut savoir gré à Helmut Kohl d'avoir eu le courage de laisser publier ce texte en pleine période électorale. Ce texte contient aussi un signal très fort, qui dit aux Français : » Vos spéculations sur la fin de l'engagement de l'Allemagne sont infondées. La
preuve que nous voulons une Europe organisée, c'est que nous proposons d'en prendre les moyens".
- Mais n'y a-t-il pas une certaine hypocrisie, dans la mesure où Bonn a d'abord prôné l'élargissement sans se soucier du reste ?
- Vous avez raison d'évoquer les risques qu'a pris l'Allemagne en poussant à l'élargissement. Pour notre part, nous ne nous sommes pas privés de le lui dire. Mais c'est parce qu'ils avaient une certaine mauvaise conscience sur ce point que les Allemands se sont sentis obligés de proposer un remède. Ce faisant, ils posent aussi une question à la France: » Nous ne doutons pas de vos intentions européennes, mais nous voulons savoir si vous êtes prêts à passer à l'acte. Au-delà de ce jeu assez classique entre les deux pays, c'est, à mon sens, une transformation de la relation franco-allemande qui est en cause.
- Que voulez-vous dire ?
- L'enjeu le plus important est de savoir si cette relation peut passer de la notion d'amitié à celle, beaucoup plus riche, d'alliance. La question n'est plus: » Est-ce que nous nous aimons ? -, mais : » Que sommes-nous capables de faire ensemble ? Et, là, il faut procéder à un double élargissement de la relation: thématique, d'abord, en ouvrant l'éventail des problèmes que nous affrontons ensemble; géographique, ensuite, en passant de la locomotive franco-allemande à un attelage plus fourni pour désembourber l'Europe.
- Pour l'instant, les réactions françaises au document de la CDU sont très prudentes...
- Je parlerais plutôt d'une certaine hésitation. La France
est partagée entre le désir de saisir la chance que représentent les propositions qui y sont contenues et la tentation d'attendre la présidentielle pour se prononcer sur les réformes dont l'Union a besoin. Les propos de M. Balladur au Figaro montrent que le gouvernement n'a pas encore tranché. Mais, soyons juste, cette hésitation existe dans toutes les familles politiques.
- Ne seralt-il pas gênant pour la France de paraître se mettre à la remorque de Bonn ?
- C'est tout le contraire. D'abord, nous ne sommes pas en présence d'un document germano-allemand. Beaucoup de Français ont été consultés sur ce texte. La sensibilité française y occupe une place de choix : non seulement avec le refus du simple libre-échangisme, mais aussi - ce qui a été peu relevé - à travers une prise de distance à l'égard de l'orthodoxie atlantiste habituellement de mise outre-Rhin. L'Allemagne estime que son intérêt est de voir un ordre stable s'installer en Europe. Je pense que c'est encore plus vital pour la France...
Propos recueillis par Baudouin BOLLAERT