LES BERBERES, "HOMMES LIBRES" AU MAGHREB
par Jacques De Barrin
SOMMAIRE: En Algérie et au Maroc, les vingt millions de berbérophones haussent le ton pour obtenir la reconnaissance de leur spécificité, au moins culturelle.
(Le Monde, 24-9-94)
L'Histoire aurait-elle été ingrate à leur endroit ? S'en seraient-ils exclus eux-mêmes par inadvertance ? Les Berbères se retrouvent, aujourd'hui, pleins d'amertume face à la difficulté de faire reconnaître leur » droit à la différence qui, pour eux, va sans dire, malhabiles aussi à en préciser les contours et à user des bons moyens pour le défendre.
Au mot peu flatteur de Berbère - barbare en grec ou en latin ? - ils préfèrent celui d'Imazighen - » hommes libres dans leur propre langue. Libres sur leurs terres, ils l'étaient assurément bien longtemps avant que n'y débarquent Phéniciens, Grecs, Romains et Arabes, héritiers d'une culture qui remonterait aux Pharaons.
» La base du Maghreb est berbère , soulignait l'écrivain kabyle
Mouloud Mammeri, en mars 1989, peu avant sa mort. A son zénith, le monde berbérophone s'étalait plus largement, de l'Algérie au Niger et de l'Egypte aux îles Canaries avant qu'elles ne passent, au XlVème siècle, sous domination espagnole.
Pour le seul Maghreb, ce sont, aujourd'hui, quelque vingt millions d'habitants - grosso modo, le tiers de la population totale - qui relèvent de ce monde berbérophone, plus dense à son extrémité ouest, moins exposée aux envahisseurs arabes. » Le Maroc est une mer berbère, parsemée de quelques îles arabes , note ainsi Ouzzine Aherdane, directeur de la revue marocaine "Tifinagh".
Qu'inscrire, aujourd'hui, sous le vocable » berbérité ? Une culture essentiellement orale, la langue n'étant plus écrite que par les Touaregs, les » hommes bleus du désert. Une Culture chahutée par l'Histoire, qui » s'est amenuisée comme peau de chagrin , constatait Mouloud Mammeri. » Des choses aussi communes que le couscous, la fantasia, etc, sont des éléments de la culture berbère que plus personne ne sent plus comme tels , remarquait l'auteur de "La colline oubliée". Et de regretter qu'au fil du temps, les Berbères aient perdu le pouvoir - ou l'envie - » d'apposer le sceau de leur identité à tous ces éléments de leur culture .
Ces » hommes libres épousèrent, en effet, sans résistance, dès le VIIIème siècle, la culture et la religion de leurs envahisseurs, jusqu'à arabiser leurs noms.
» C'était pour eux, si vous voulez, l'ascension dans l'échelle sociale, une question de prestige de revendiquer son arabité et non sa berbérité, affirme l'ethnologue britannique James Bynon. Un peu comme tous ces Américains qui assurent que leurs ancêtres étaient du voyage du Mayflower .
Il n'empêche qu'aujourd'hui encore, les Berbères sont bel et bien inscrits - à tout le moins démographiquement parlant dans le paysage maghrébin. En termes d'enjeux et de risques. » Au fond, on peut même affirmer que, s'il n'y avait pas fragmentation géographique de la berbérophonie, il y aurait déjà un Etat berbère en Afrique du Nord , écrivait l'universitaire Salem Chaker dans la dernière livraison de la revue "Confluences Méditerranée."
Farouches nationalistes
La tentation du colonisateur français - à laquelle il n'a pas toujours résisté, ici comme ailleurs - fut de jouer des particularismes locaux pour mieux imposer sa loi. On l'a vu, dans les années 30, au Maroc, où le Protectorat décida par décret d'autoriser les Berbères à suivre leurs propres traditions plutôt que la loi islamique, et ouvrit à leur intention, dans leurs montagnes, à Azrou, un collège dans lequel l'amazigh était enseigné.
L'idée d'une politique kabyle de la France n'a-t-elle été qu'un mythe ? » Les Kabyles se trouvèrent avantagés par rapport aux Arabes à partir du moment, qui remonte à la fin du Second Empire, où ils eurent démontré une aptitude particulière à s'instruire et notamment à parler le français et à l'écrire , raconte un officier des Bureaux arabes de l'époque. Mais, cette force de collaboration finit par devenir une force de contestation qui se heurta au pouvoir colonial.
Les Kabyles, avec à leur tête le farouche colonel Amirouche, se retrouvèrent ainsi à la pointe du combat, lors de la lutte de libération nationale au point de tenter d'imposer leur hégémonie au sein du tout jeune FLN. En vain puisque » l'armée des frontières , dirigée par un certain colonel Houari Boumediene, s'emploiera à corriger cette dérive à son profit. Dès l'aube de l'indépendance, le président Ahmed Ben Bella proclamera sans ambages : » l'Algérie est arabe .
Les Berbères marocains ne furent pas moins ardents patriotes que leurs »frères algériens. Conduite par Abdelkrim, de 1921 à 1926, la » guerre du Rif fut un temps fort de la pacification française. » Les nationalistes parlaient beaucoup, se souvient Ouzzine Aherdane, mais c'est nous qui nous sommes battus contre les Français .
Ni les uns, ni les autres ne furent payés de retour pour services émiments rendus à la patrie. La » question berbère restait toujours sans réponse. Elle allait le demeurer aussi longtemps que les dirigeants algériens et marocains - chacun à leur manière - eurent en tête des préoccupations plus immédiates, à savoir des impératifs d'unité nationale pour consolider l'indépendance de leur pays. Et ce au prix d'une politique jacobine qui s'accommodait mal de l'idée de diversité, fut-elle envisagée au sein d'un même ensemble.
Des gens dits "évolués"
Il fallut, ici ou là, que le concept de » légitimité historique sur lequel le pouvoir s'appuyait, perde du poids, que la lutte contre la » mal-vie donne des résultats peu probants, et que, d'une manière générale, le vent de la démocratie se mette à souffler pour que la » sensibilité berbère s'exprime de nouveau avec force, voire avec violence. Sans pour autant déboucher sur des victoires décisives, sauf une présence de l'amazigh dans les émissions des médias d'Etat et dans les départements de langue de certaines universités.
Plus que les Arabes, les Berbères se sont montrés entreprenants au point de quitter en masse leurs villages pour s'en aller chercher un mieux-être en ville, dans leur pays ou à l'étranger. Se frottant ainsi de plus près au monde occidentalisé ou occidental, ils ont fini par en prendre à la fois les bonnes et les moins bonnes habitudes, quitte à passer pour de mauvais croyants et des buveurs d'alcool, et à se considérer comme des gens dits » évolués . Même si leur attitude à l'égard des femmes ne l'est guère.
» Que ce soit dans le rapport à l'Islam, à la modernité ou à la démocratie, écrit Salem Chaker dans l'ouvrage » L'Algérie incertaine , la population kabyle est désormais globalement convaincue qu'elle est aux antipodes du reste de L'Algérie . Lors de sa création, en février 1989, le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), issu du Mouvement culturel berbère (MCB), ne s'était-il pas notamment donné pour mission de » combattre les archaïsmes de la société algérienne ?
» Nous sommes totalement apolitiques , clament les Berbères marocains qui, l'été dernier, ont réussi à faire reculer de quelques pas le pouvoir royal. Hassan Il avait finalement grâcié trois des leurs qui avaient été condamnés à un et deux ans de prison ferme pour avoir, lors du défilé du ler mai, à Goulmina, exhibé des banderoles et distribué des tracts réclamant l'adoption de l'amazigh comme langue officielle.
Les jeunes Berbères ont repris le combat de leurs aînés mais un peu en ordre dispersé. Les attentes décues et les incertitudes du lendemain ont conduit bon nombre d'entre eux à afficher avec agressivité leur » berbérité , certains à rallier les rangs islamistes, d'autres, en désespoir de cause, à basculer dans un nihilisme sans issue.
Le risque est réel, dans des périodes de vive tension, voire d'extrême violence comme en traverse une l'Algérie, de voir la » question berbère prendre une autre dimension, pour ne pas dire une autre nature. Le danger existe d'une » dérive berbériste qui aurait des relents de séparatisme, ou pire encore d'une exploitation des rancoeurs de ces » hommes libres à des fins purement politiciennes. L'histoire du Maghreb montre qu'à ce jeu-là, les défenseurs de la langue amazigh ont eu plus souvent à perdre qu'à gagner.
Jacques DE BARRIN