de Pierre Van Haute (*)
SOMMAIRE: Partant de l'analyse des positions des pays membres de l'Union européenne, l'auteur dénonce tant le risque d'une dérive, sous la pression franco-britanique, vers une Europe des nations que celui d'une Europe à plusieurs vitesses qui serait, selon lui, source de nouvelles divisions et équivaudrait, pour de petits pays comme la Belgique, à une condamnation "à subir la loi du Directoire franco-allemand. Comme alternative, l'auteur propose de réorganiser l'Europe autour de groupements naturels, selon les affinités des différents Etats. Edité par "E Diversitate Unitas", Bruxelles, octobre 1994.
Index
I. L'ATTITUDE DES GRANDS PAYS
Angleterre
France
Allemagne
II. LA FRANCE ET L'ANGLETERRE NOUS ENTRAINENT VERS L'EUROPE DES NATIONS
III. LES VUES DES GRANDS PAYS SUR LES FUTURES INSTITUTIONS EUROPEENNES
IV. UNE EUROPE CENTRALISEE, CONSTRUITE AUTOUR DES ETATS NATION, NE PEUT REPONDPE AUX BESOINS DU CONTINENT
V. L'ALTERNATIVE D'UNE EUROPE - VITESSES DIFFERENTES
VI. IL FAUT IMPRIMER UNE NOUVELLE ORIENTATION - L'UNION EUROPÉENNE. PROPOSITION.
Introduction
Cette étude dresse une situation à partir des données de septembre 1994. Les conclusions cependant sont fondées sur des arguments de raison politique et d'expérience historique. Tôt ou tard on sera bien contraint de reprendre la construction européenne sur les bases qui sont esquissées en conclusion de cette note.
L'Europe est confrontée à de bien sérieux problèmes. Elle doit:
- relancer l'union monétaire et économique;
- accueillir les anciens pays communistes;
- réduire le déficit démocratique des institutions;
- approfondir la dimension politique et de sécurité de notre continent.
A l'arrière-plan de ces nombreuses tâches, se profile un débat fondamental sur la finalité de la Communauté. L'Europe doit-elle limiter ses ambitions à organiser son espace économique? Faut-il qu'elle devienne une nouvelle puissance mondiale, une "Forteresse Europe", reprenant à son compte les rêves de puissance des anciennes nations déclinantes? Ou faut-il plus simplement ambitionner d'organiser notre société européenne au mieux de nos intérêts communs, dans un régime réellement fédéral?
A tous ces problèmes ardus, s'ajoute encore une difficulté d'un autre ordre. Les six membres originels du Traité de Rome avaient imprimé leur manière de penser latine à cette institution et cette orientation méditerrannéenne avait encore été accentuée par l'entrée en 1981 de la Grèce, de l'Espagne et du Portugal. L'adhésion prochaine de quatre membres de l'ancienne EFTA, de culture anglo-saxonne, et élargissement prévisible à l'Europe centrale et de l'est, déplaceront le centre de gravité de la Communauté et entraîneront des conséquences d'ordre idéologique, qu'il sera impossible d'ignorer.
Face à toutes ces données nouvelles, plus personne n'imagine que la construction européenne puisse se poursuivre selon les procédures anciennes. Aussi a-t-on décidé qu'une Conférence intergouvernementale se tiendrait en 1996, pour définir les nouveaux modes de fonctionnement de l'Union, et réformer en profondeur le Traité de Maastricht.
Les grands pays auront une influence déterminante sur cet exercice; il paraît donc indiqué de commencer notre réflexion sur l'avenir, en ayant une idée claire des objectifs poursuivis par chacun de ceux-ci. (1)
I. LES GRANDS PAYS
A. l'Angleterre
Malgré son éclatante victoire en 1945, l'Angleterre avait compris que c'en était fait de l'Empire Britannique et qu'elle devait réduire ses prétentions à encore mener une politique à l'échelle mondiale. Après avoir abandonné l'Inde, elle cessa d'être active en Afrique et prit la douloureuse décision en 1972 de se retirer de tout ce qui était à l'Est de Suez. A part la dernière flambée "impériale" des Falklands, la politique extérieure de Londres est principalement axée sur les rapports privilégiés avec les Etats-Unis, et sur le maintien de ce qui subsiste du Commonwealth.
En ce qui concerne l'Europe, force est de constater que le pragmatisme anglais est gravement pris en défaut, et aborder ce sujet nous amène à énumérer une longue liste d'erreurs et d'occasions manquées. Au début l'Angleterre refusa de croire à l'intégration européenne et combattit celle-ci en lui opposant l'EFTA, provoquant ainsi la division de l'Europe occidentale en deux blocs rivaux. Après avoir compris son erreur, elle devint enfin membre de la CEE en 1973, après avoir avalé les humiliations que lui infligea le Général de Gaulle.
L'Angleterre n'a cependant jamais cessé d'être un partenaire européen difficile, car elle n'a toujours pas accepté que l'intégration est nécessaire. (2) Aussi son comportement dans le dialogue européen est avant tout défensif, il consiste à veiller à ce que la CEE ne touche pas aux prérogatives du Parlement Britannique, et ne remette pas en cause son insularité et le leadership américain.
L'Angleterre mène une politique d'une grande limpidité. Jalouse de sa souveraineté et fermement décidée à défendre l'Etat-nation, (3) elle se préoccupe avant tout de ses propres intérêts. (4) Aussi, s'efforce-t-elle dans la négociation européenne, d'orienter la Communauté vers une formule intergouvernementale, axée avant tout sur l'organisation d'un espace de liberté. Aussi, elle cherche, comme la France, à renforcer le rôle du Conseil et à réduire celui de la Commission. De même, en accord avec l'Allemagne, l'élargissement de la Communauté lui paraît plus important que son approfondissement. Enfin, soucieuse de sauvegarder autant que possible son droit de veto, elle s'oppose à ce qu'on multiple ou étende le recours au décisions majoritaires. (compromis de Ionnina, mars 1994).
Condamner l'Angleterre à tout propos, comme on le fait trop souvent, serait cependant déraisonnable. Celleci adresse en effet des reproches fondés à l'endroit de la Communauté. Elle a raison de critiquer le centralisme et la technocratie bruxelloise, elle a raison de regretter un grave déficit démocratique de nos institutions, et elle a raison de se montrer sceptique à l'égard du Traité de Maastricht. (5) (6)
Ce serait par conséquent une erreur de poursuivre l'intégration sans l'Angleterre. Les difficultés nouvelles qui en résulteraient pourraient même être plus sérieuses que celles que nous cause le négativisme britannique. L'Europe sans l'Angleterre ne serait pas l'Europe et la présence britannique est indispensable pour servir de contre-poids aux tendances hégémoniques de la France et de l'Allemagne.
C'est donc l'Angleterre qu'il faut convaincre que son scepticisme européen est profondément contraire à ses vrais intérêts et que la Communauté a un besoin vital de son expérience et de son pragmatisme. Les événements jouent d'ailleurs en faveur de cette thèse, car les relations priviligiées avec les USA et le Commonwealth s'érodent, alors que l'Europe gagne en importance.
B. La France
1. Pour qui sait observer, il est clair que la politique de la 5e République, reste fidèle aux normes fixées par les Rois de France et la Révolution. Essentiellement nationaliste et centralisée, la France, comme l'Angleterre, reste viscéralement fidèle à l'Etat-Nation et préoccupée en premier lieu de ses propres intérêts. (7) (8)
2. Ce pays a exercé une influence très profonde sur la construction européenne et l'a orientée dans des directions bien déterminées.
* Contrairement à l'Angleterre, qui n'a toujours pas reconnu la nécessité de l'intégration, la France, puisqu'elle est continentale, accepte une certaine dose de supra-nationalité, à condition cependant de l'exercer ellemême, quitte à la partager avec l'Allemagne. Ce qui la distingue encore de l'Angleterre, c'est la volonté de rester au premier plan de la politique mondiale. Mais comme elle ne peut plus y prétendre par ses seuls moyens, il importe à ses yeux, que l'Europe devienne une véritable puissance, au sein de laquelle son influence déterminante lui permettra de se présenter sur la scène internationale comme mandataire de la Communauté. (9) (10)
* Pour que l'Europe devienne cette troisième force débarrassée de la tutelle américaine, la France s'emploie à ce que celle-ci soit solidement charpentée, selon la meilleure tradition du jacobinisme centralisateur. Il importe qu'au sommet d'une structure pyramidale, un organisme suprême détienne tous les pouvoirs et arrête les orientations majeures. Cet objectif, la France le poursuit méthodiquement depuis de longues années. Dès 1961 elle suggéra que les Chefs d'Etat et de Gouvernements tiennent des conversations informelles, "au coin du feu". Ces rencontres virent leur existence reconnue, à l'initiative du Président Giscard d'Estaing, lors du sommet de Paris de décembre 1974. L'Acte Unique de 1985, leur conféra un statut légal, sous le vocable de Conseil Européen. Enfin, le Traité de Maastricht consacra l'importance de ce Conseil, dont doivent émaner les directives et les impulsions générales. Est-il nécessaire d'ajouter que l'importance croissante du Conseil Européen a largement favorisé l'évolution interg
ouvernementale de la Communauté? (11)
* L'action de la France a également été déterminante dans le domaine de la coopération politique. Dès 1961, le Général de Gaulle, qui n'aimait guère les institutions de la CEE, souhaitait que les questions politiques soient traitées d'une manière strictement intergouvernementale. Tel était l'objectif du plan Fouchet qui échoua devant l'opposition de Monsieur Spaak et de Monsieur Luns, démontrant ainsi qu'une position Benelux correctement concertée est une réalité politique devant laquelle même la France du Général de Gaulle devait s'incliner. Mais trente ans plus tard la France allait parvenir à ses fins. A Maastricht en effet, le Benelux, l'Allemagne et l'Italie qui auraient souhaité que l'on étende les compétences de la Commission à la coopération politique et à la défense, durent céder devant la France, appuyée par l'Angleterre, qui entendaient que ces matières nouvelles dépendent du seul Conseil Européen et soient régies selon les usages intergouvernementaux classiques.
* Une autre institution majeure voulue par la France a été le Traité de l'Élysée de janvier 1963, instaurant une relation privilégiée franco-allemande, afin de sceller la réconciliation de ces deux grands pays. Mais à côté de cet objectif premier, le Général de Gaulle en poursuivait un autre. En proposant à l'Allemagne de partager avec la France la direction de l'Europe, en échange de son appui économique, il cherchait à asseoir son influence dominante sur la construction européenne. Ce traité allait fonctionner de longues années et permettre à la Communauté de faire de sensibles progrès. Il instaurait néanmoins un véritable Directoire franco-allemand, au sein duquel les activités communautaires étaient préprogrammées.
3. Malgré les succès engrangés, l'Europe à la Française n'est encore qu'ébauchée. Pour achever l'édifice, Paris doit faire diligence, avant que l'Allemagne ait retrouvé le goût du pouvoir, et avant que l'Angleterre n'ait finalement compris qu'elle devait intervenir activement en Europe. Ceci explique pourquoi les négociations du Traité de Maastricht et de l'Eurocorps ont été menées à la hussarde, et pourquoi il importait tant que les nouvelles règles de fonctionnement de la Communauté soient arrêtées avant l'admission de nouveaux membres.
4. Mais les évènements des dernières années sont loin d'avoir facilité le projet français. Les bouleversements entraînés par l'effondrement du marxisme ont dérangé de nombreuses données. La docilité du partenaire allemand et la pérennité de l'axe Paris-Bonn sur lesquels Paris avait construit sa politique, ne sont plus aussi évidentes et il est devenu difficile de dominer une Communauté Européenne qui s'agrandit sans cesse."
En plus de ces nouveaux obstacles extérieurs, le projet européen poursuivi par la France souffre d'une difficulté interne que les évènements récents font apparaître. Le point faible de la politique française est de comporter une contradiction insurmontable. Il est en effet difficile de recommander aux européens un régime de supranationalité, tout en se réservant le droit de s'y dérober ou de l'accaparer. Il est possible de donner le change un certain temps en exploitant son savoir faire et son prestige, mais à la longue, l'entreprise paraît bien hasardeuse." La France commence à s'en rendre compte et devant les difficultés qui s'amoncellent certains s'interrogent. On relève même les premiers indices d'un repli nationaliste sur "l'hexagone", provoqué par les craintes de voir le contrôle de l'Europe lui échapper. (14) (15)
5. Les intentions concrètes de la France au sujet de la réforme de 1996 sont clairement annoncées: Elle entend - renforcer le rôle du Conseil Européen et du Conseil des Ministres
* maintenir la règle de l'unanimité dans les questions importantes ;(16)
* ramener la Commission à un rôle d'exécutant et réduire à douze le nombre des Commissaires, de sorte que tous les pays n'y seront plus représentés.
* renforcer la Présidence de l'Union qui devrait être davantage confiée aux grands pays.(17)
* réduire la "surreprésentation" des petits pays;
* constituer autour de l'axe Paris-Bonn un "noyau dur" de pays décidés à progresser sans attendre les autres, car il n'y a pas d'Europe sans un accord fondamental entre Français et Allemands. (voir page 27)
C. L'Allemagne
1. Pendant de longues années, le comportement de l'Allemagne de l'Ouest a été dominé par les relations privilégiées avec la France et il n'y a aucun doute que le succès de cette alliance réside dans le fait que ce pays acceptait de seconder la France dans le leadership européen.
2. Il est pourtant plusieurs domaines où l'Allemagne a su imposer ses propres vues.
* Ce sont d'abord les questions monétaires que la Bundesbank domine sans discussion. a l'Allemagne a su d'autre part opposer une conception économique libre-échangiste aux velléités protectionnistes françaises.
* En matière de sécurité elle a toujours veillé à maintenir une ouverture sur l'Atlantique.
* Elle a imposé l'admission immédiate des Scandinaves et de l'Autriche, avant la définition des nouvelles règles de fonctionnement de la Communauté et elle considère l'ouverture aux pays de l'Est comme un objectif essentiel.
* Enfin, Monsieur Kohl reste très attaché à l'intégration de l'Allemagne dans la Communauté, afin de canaliser la nouvelle puissance allemande.
3. Mais depuis l'effondrement soviétique, bien des choses ont changé. L'Allemagne réunifiée est aujourd'hui la puissance européenne la plus peuplée et la plus forte. Le rapport des forces au sein de l'axe Paris-Bonn a incontestablement basculé en faveur de l'Allemagne, et on se demande à bon droit quelles en seront les conséquences. Il n'est en tout cas plus possible de contester à l'Allemagne un rôle politique majeur au sein de l'Union comme au niveau mondial. Ce pays réclame au demeurant un siège permanent au Conseil de Sécurité des Nations Unies, qui lui sera tôt ou tard accordé.
4. Le tableau ne serait pas complet si on ne signalait pas certaines ombres.
Plusieurs voix s'élèvent en effet en Allemagne pour demander que la politique trop orientée vers l'Europe occidentale, tienne davantage compte du nouvel hinterland de l'Europe orientale. D'autres souhaitent que le CEE évolue vers une simple Confédération d'Etats souverains, épousant ainsi les tendances intergouvernementales françaises et anglaises. "'(18)
Il faut encore signaler que l'Allemagne commence à maugréer contre les charges financières qu'elle supporte. Et le 29 mai dernier, Monsieur Kohl a déclaré devant le Bundestag, que la contribution allemande au budget de la Communauté était excessif, reprenant ainsi à son compte les thèses sur le "juste retour" de Madame Thatcher.
Enfin, quelles que soient les bonnes intentions des dirigeants actuels de l'Allemagne de poursuivre dans la voie du fédéralisme, on peut vraiment craindre que les nouvelles générations ne soient tentées par le nationalisme, imitant ainsi le comportement de le France et de l'Angleterre.
5. Du côté allemand on prépare avec soin la Confé-rence intergouvernementale de 1996. Fin juin, une Commission de hauts fonctionnaires a présenté au Chancelier Kohl un rapport sur ce sujet. La presse a rapporté les problèmes abordés par la Commission, sans cependant donner beaucoup d'indications sur les solutions concrètes recommandées. Voici les principaux points évoqués par la Commission:
* volonté de l'Allemagne de demeurer au coeur de la construction européenne;
* rédaction d'une Loi fondamentale, véritable constitution pour l'Europe;
* définition des compétences respectives de l'Union, des Etats et des Régions;
* amélioration des procédures de décision;
* extension des décisions majoritaires à la politique extérieure et de défense;
* réforme de la Commission et de la Présidence;
* accroissement des pouvoirs du Parlement, le Conseil devenant un Sénat des Etats.
Lors de la présentation à la presse de ce rapport, M. Joachim Bitterlich, conseiller de M. Helmut Kohl, a déclaré qu'on se refusait du côté allemand, à envisager la création d'un "noyau dur" de pays voulant aller plus loin dans l'intégration. De telles idées a-t-il déclaré sont dangereuses pour la création de l'Europe. (Libération, 03.06.94.)(voir page 27).
6. D'autre part, M. Wolfgang Schäuble, figure de proue de la CDU, a présenté le 1er septembre dernier à la presse les thèses de son parti sur la réforme de l'Union:
* il faut généraliser les procédures de vote majoritaire;
* il est essentiel qu'aucun pays ne puisse par son véto bloquer les efforts de ceux désireux d'intensifier leur intégration;
* il importe que le Parlement devienne une véritable Chambre législative, et que celle-ci soit sur un pied de parfaite égalité avec le Conseil des Ministres. Ce dernier devrait faire office d'une deuxième Chambre, et la Commission devrait devenir le gouvernement européen;
* Contrairement aux vues exprimées par M. Bitterlich, la CDU se déclare en faveur d'une Europe à "géométrie variable", afin que l'admission de nouveaux membres ne ralentisse pas l'Union politique et économique. Il importe en conséquence que l'Allemagne, la France et le Benelux aillent de l'avant dans l'intégration, sans attendre les autres. (voir page 27)
7. Quelles que soient les bonnes intentions des dirigeants actuels de l'Allemagne de poursuivre l'intégration, on ne peut s'empêcher de craindre que la nouvelle puissance de ce pays n'incite les générations à venir à retourner au nationalisme, à l'instar de l' Angleterre et de la France.
II. - LA FRANCE ET L'ANGLETERRE NOUS ENTRAINENT VERS L'EUROPE DES NATIONS.
1. Depuis de Gaulle, la France n'a jamais cessé de remettre l'Etat-Nation à l'honneur. Elle est sur ce point en parfait accord avec l'Angleterre car les deux pays réagissent de la même manière aux récents évènements. Ils se réfugient tous deux dans la sauvegarde de leur souveraineté, convaincus qu'il n'existe aucun autre contrepoids au renouveau de la puissance allemande.
En fait, dans le débat institutionnel en cours, les deux pays joignent leurs forces pour faire du Conseil Européen l'organe suprême de l'Union, pour réduire le rôle de la Commission et celui des petits pays, "(19) et pour freiner l'octroi de nouvelles prérogatives au Parlement.
L'action combinée de la France et de l'Angleterre, ainsi que leur volonté déclarée de maintenir les questions politiques dans un régime intergouvernemental strict, est sans conteste la cause principale de la dérive actuelle vers une Europe des Etats.
2. En se cramponnant ainsi aux structures politiques anciennes, ils assument une lourde responsabilité. En effet, pratiquant tous deux l'égoïsme sacré, il leur est bien difficile de reprocher à d'autres d'agir de même. Un renouveau nationaliste allemand répondant au leur est donc à terme une certitude, malgré les efforts du Chancelier Kohl de maintenir son pays dans la voie de l'intégration.
3. La nostalgie de ces deux pays de leur grandeur passée, nous est encore démontrée par leur attitude au sujet de l'élargissement du Conseil de Sécurité de l'ONU, et nous évoquons ce problème en raison des implications qu'il a sur l'avenir de l'Union.
La composition actuelle du conseil de Sécurité, ne reflète plus la réalité politique contemporaine, et les cinq membres permanents, détenteurs du droit de veto, devront tôt ou tard admettre que de nouvelles puissances comme l'Allemagne, le Japon, le Brésil ou l'Inde accèdent à ce statut privilégié.
L'entrée inévitable de l'Allemagne à ce Conseil, pose un problème délicat. En effet, concéder trois sièges permanents à l'Europe occidentale, serait accorder à ce continent une représentation excessive et accentuerait de surcroît une prédominance de la race blanche, déjà difficilement acceptée. Les sièges permanents de l'Angleterre et de la France sont de la sorte indirectement remis en cause par la montée de l'Allemagne.
Il y avait pourtant à ce problème une issue élégante: Une saine logique européenne aurait dû conduire la France et l'Angleterre à fusionner leurs sièges en une représentation unique de la Communauté. Cette solution évidente aurait simplifié l'élargissement du Conseil de Sécurité et consolidé l'identité Européenne aux yeux du monde.
Obsédées par leur statut de grande puissance, la France et l'Angleterre n'ont jamais voulu envisager ce mesure. Mais ce refus les contraint à faire face à de nouveaux problèmes, bien plus difficiles à surmonter. Alors qu'elles auraient pu rendre superflue la candidature de l'Allemagne au Conseil de Sécurité, et amarrer celle-ci à l'Europe, elles doivent à présent faire face au renouveau de la puissance allemande qui les hante toutes les deux.
A cela s'ajoute que la volonté déterminée de chacun des trois grands européens de siéger individuellement au Conseil de Sécurité et d'y exercer le droit de veto, enlè-ve toute crédibilité aux engagements qu'ils ont souscrits à Maastricht, de mener une politique extérieure commune.(20)
III. LES VUES DES GRANDS PAYS SUR LES FUTURES INSTITUTIONS EUROPEENNES.
Tel étant l'état d'esprit des grands pays, il est aisé d'imaginer comment ceux-ci envisagent les futures institutions d'une Union Européenne composée de vingt ou vingt-cinq membres.
1. Il est tout d'abord évident que pour gouverner une Europe élargie, il faudra procéder à un renforcement des pouvoirs de gestion. Imbus de leur importance et jaloux de leur souveraineté, les grands soutiennent qu'il faudra en conséquence accroître leur autorité au détriment de celle des petits pays, puisque la responsabilité principale de l'Europe leur incombe.
Au coeur de ce problème, se situent les mécanismes de décision, qui seront un des points essentiels de la Conférence de 1996.
Parmi les différentes procédures de vote actuellement envisagées, il en est une qui retient plus particulièrement l'attention. Français et Allemands suggèrent que les décisions soient soumises à l'approbation d'une majorité d'Etats, réunissant la majorité de la population de l'Union. "(21)
Cette solution favorise incontestablement les grands pays et nous lui préférons le mécanisme en vigueur dans les régimes réellement fédéraux. Dans ceux-ci, toute législation nouvelle requiert deux décisions distinctes: d'une part l'approbation de la majorité de la population exprimée par un Parlement composé proportionnellement, et d'autre part l'accord de la majorité des Etats, siégeant individuellement dans une deuxième Chambre. Celle-ci pourrait être le Conseil actuel, si on s'orientait vers une structure fédérale, au sein de laquelle le Parlement obtiendrait de vrais pouvoirs et la Commission deviendrait le Gouvernement de l'Union.
2. Les grands pays font observer que les vrais détenteurs du pouvoir, ce sont les représentants des gouvernements au Conseil de l'Union, car ce sont les seuls qui ont été démocratiquement investis. Ils en concluent que cette institution est le pivot de la construction européenne et que son importance doit être renforcée. (22) Inversément, le rôle de la Commission doit être ramené à celui d'exécutant des décisions du Conseil. (23) Quant au Parlement, les grands pays sont bien obligés de reconnaître la nécessité d'accroître ses pouvoirs, mais il ne le font que sous la contrainte d'une logique démocratique qui ne les enchante guère.
3. Un Conseil de vingt ou vingt-cinq membres est toutefois une assemblée bien trop nombreuse pour gouverner efficacement. Il faudra donc confier les pouvoirs à un groupe plus restreint. Les grands pays en feraient nécessairement partie et seraient assistés, à tour de rôle, par l'un ou l'autre petit pays. Les orientations ébauchées par ce Directoire seraient ensuite proposées aux autres membres, qui devraient décider selon une procédure majoritaire, car sinon l'Union serait paralysée.
En fait, disons le crûment, l'Europe devrait être confédérale pour les grands pays, mais fédérale pour les autres. C'est précisément à cette logique que répond l'axe Paris-Bonn, où tout se prépare à deux, avant d'être soumis à l'assemblée plénière des Douze."(24)
4. Pour que l'autorité puisse efficacement gérer un ensemble aussi vaste, il faut encore que l'organisation soit solidement charpentée. Aussi les grands pays, et particulièrement la France, cherchent à transposer au niveau continental la structure centralisée de l'Etat-Nation. A leurs yeux, il est nécessaire que l'Europe ait une structure unitariste et pyramidale, afin que les directives puissent être aisément élaborées par les vrais responsables, pour être ensuite proposées aux instances subordonnées. Il importe enfin que tous comprennent la nécessité de se conformer à la norme commune, afin d'arriver à cette uniformisation indispensable, pour que l'Europe devienne une véritable puissance. (25) (26)
IV. UNE EUROPE CENTRALISEE, CONSTRUITE AUTOUR DES ETATS-NATION, NE PEUT REPONDRE AUX BESOINS DU CONTINENT.
1. L'ordre soviétique s'étant effondré, les pays de l'est, rendus à la liberté et livrés à eux-mêmes, se tournent vers les démocraties occidentales pour leur demander d'organiser un nouvel ordre qui puisse les accueillir.
En dehors des grandes organisations comme la Conférence sur la Sécurité et la Coopération Européenne, ou celle lancée par Monsieur Balladur pour un Pacte de Stabilité en Europe, trop floues pour répondre vraiment à leurs besoins, la seule offre qui leur est faite, est d'adhérer à l'Union Européenne. Cette proposition n'est pas satisfaisante, car aucun des anciens pays communistes n'est capable de remplir les conditions d'adhésion, et aucune aide extérieure n'est en mesure de les y amener dans un délai raisonnable. Pour s'en convaincre, il suffit de rappeler que pour intégrer l'Allemagne de l'Est, Bonn doit transférer annuellement 140 milliards de DM.
2. Soutenir qu'une réglementation identique doit être appliquée à des pays aussi différents que la Finlande, la Hongrie ou le Portugal, est un défi au bon sens. Imposer une discipline identique était possible lorsque la communauté comptait six membres. Mais contraindre les nouveaux venus à se couler servilement dans le moule unique conçu pour l'Europe occidentale, violenterait les individualités et nierait l'immense diversité européenne. C'est ainsi que les langues secondaires seraient inévitablement écrasées dans ce type d'organisation.
Même au sein des Douze la règle de l'uniformité a du être abandonnée. D'importantes dérogations ont en effet été accordées au Danemark et à l'Angleterre, et on parle de plus en plus d'Europe à vitesses différentes, tellement il paraît douteux qu'on puisse réaliser tous ensemble, et à un rythme identique, les projets trop ambitieux du Traité de Maastricht.
3. A ces considérations pratiques sur les inconvénients d'une Europe centralisée, nous ajoutons une objection plus fondamentale. Dès lors que les grands pays veulent une Europe intergouvernementale, dont ils seraient la principale composante, leurs relations ne peuvent se concevoir que sur un pied de parfaite égalité, et devront donc être soumises à la règle de l'unanimité et du droit de veto. Ce genre d Europe nous ramène par conséquent aux conceptions politiques d'autrefois, dominées par les rapports de forces et les savants équilibres, et nous fait courir le grave danger de voir renaître les rivalités et les conflits, inhérents aux nationalismes.
Dans une Europe de ce type, les petites puissances seront une nouvelle fois condamnées à devenir le client d'un des grands, ou à se réfugier dans la neutralité. (27)
V. L'ALTERNATIVE D'UNE EUROPE A VITESSES DIFFERENTES.
L'importance des difficultés auxquelles se heurte la construction européenne, amènent certains à se demander s'il est vraiment possible de poursuivre ensemble au même rythme et s'il ne vaudrait pas mieux que les pays capables d'aller de l'avant poursuivent l'intégration sans attendre, et que les retardataires les rejoignent quand ils le pourront.
C'est en particulier la France qui pousse avec vigueur dans cette direction, pour des motifs qui ne sont pas uniquement inspirés par le progrès commun. En vérité, la diplomatie française se rend compte qu'il lui sera difficile, quelle que soit sa virtuosité, de dominer un projet européen élargi à seize ou à vingt membres. Aussi pour sauvegarder ce rôle de leader, que lui dicte son nationalisme, la France rabat ses prétentions à ne plus animer qu'un groupe plus restreint de pays.
C'est ainsi qu'elle recommande au Benelux de se joindre à l'axe Paris-Bonn, pour former un "noyau dur" qui montrerait l'exemple au reste de l'Europe.
M. Lamassoure, Secrétaire d'Etat Affaires Européennes, a donné une forme concrète à ce projet; en recommandant de conclure "... un nouveau contrat fondateur ... entre partenaires égaux, désireux de vivre et d'agir ensemble ... rassemblant des nations souveraines qui acceptent une discipline commune et des instances de décision propres pour exercer des compétences précises et définies de manière limitatives ..." et il ajoute: " ... Cette dernière initiative n'a de sens que si l'Allemagne et la France font partie de ces Nouveaux Fondateurs..." (Le Monde, 31.05.94).
Le 30 août dernier, M. Balladur a repris à son compte
cette idée et l'a même poussée plus loin en recommandant une Europe à trois étages: a) un "noyau dur" autour de l'axe Paris-Bonn; b) les autres membres de l'ancienne Communauté des Douze; c) le reste de l'Europe, organisée dans le cadre de la CSCE et du Pacte de Sécurité.
Nous Belges, nous sommes tentés de nous laisser entraîner dans ce projet, (28) qui peut séduire par certains côtés. Il comporte toutefois plusieurs inconvénients majeurs.
* Il est d'abord certain que si les trois du Benelux adhéraient à ce projet, dans l'état de division qui les caractérise actuellement, ils seraient condamnés à subir la loi du Directoire franco-allemand. Ceci vaut aussi pour les Pays-Bas, qui devront obéir comme les autres, malgré le sentiment qu'ils nourissent d'être une petite grande puissance.
* La formation de ce "noyau dur" entraînerait une nouvelle division de l'Europe et pourrait même susciter des rivalités, répétant ainsi l'erreur commise autrefois par l'Angleterre en créant l'EFTA.
* Le projet français n'offre aucune réponse aux besoins de pays de l'est, et comme un nouvel ordre européen remplaçant celui des soviétiques est un impératif inconditionnel, l'Allemagne prendra sur elle d'organiser les rapports avec les anciens pays communistes. (29) Faut-il vraiment souhaiter cette évolution et nous orienter vers une Europe centrale confiée à l'Allemagne, une Europe méridionale dominée par la France, et l'Europe maritime dirigée par l'Angleterre?
* Lier son sort à celui du directoire franco allemand est une entreprise hasardeuse. Nous partageons en effet l'opinion de Monsieur Spaak, que le traité de 1963 est une construction artificielle. "') Celui-ci pouvait fonctionner tant que l'Allemagne acceptait de seconder la France et ce fut le cas jusqu'à ce qu'intervienne la réunification. Mais depuis lors, le rapport des forces entre les deux pays s'est renversé, aussi les relations privilégiées entre la France et l'Allemagne ne survivront que si la France accepte à son tour le rôle de brillant second. Telle est la règle d'airain d'une combinaison de deux partenaires, nécessairement dominée par l'un ou par l'autre. Enfin, l'avenir de ce projet n'est nullement assuré. Il est vivement critiqué par les Anglais, les Italiens et les Espagnols. Du côté allemand les opinions sont divisées. En effet, le Ministre des Affaires Etrangères Mr. K. Kinkel y est opposé. L'adhésion des Pays-Bas n'est pas non plus évidente. Les Hollandais, dont la culture politique est plu
s évoluée que la nôtre, réfléchiront à deux fois avant de s'embarquer dans cette entreprise. Il est vrai qu'ils pourraient être tentés d'attacher leur wagon au train allemand, imitant ainsi notre propre erreur de nous être laissés entraîner dans le sillage de la France.
VI. IL FAUT lMPRIMER UNE NOUVELLE ORIENTATION A L'UNION EUROPEENNE
PROPOSITION.
1. La réflexion institutionnelle qui nous est actuellement imposée par les grands pays part du postulat que l'Etat-nation reste l'élément de base de l'ordre européen et que cet ordre doit nécessairement s'organiser autour de celui-ci. De là découle cette structure unitariste de type pyramidal, où quelques privilégiés définissent les règles communes, pour les proposer ensuite aux autres partenaires.
Nous contestons ce postulat et sommes convaincus que ce type de structure, qui se nourrit de l'idéologie jacobine, entretient les rivalités entre les grands pays, exaspère les conflits qui opposent les grandes nations aux petits partenaires, dresse les confédéralistes contre les fédéralistes et les partisans de l'ouverture sur l'Atlantique à ceux qui rêvent d'une forteresse Europe.
2. Pour dépasser ces confrontations stériles, il faudra recourir à d'autres conceptions politiques. A l'Europe centralisée, où tout part du sommet pour irriguer le bas, il faut substituer une procédure radicalement inversée. L'initiative doit être rendue à tous et ne plus être l'apanage des seuls grands. Tous les Etats doivent recouvrer la pleine liberté de se grouper selon leurs affinités et de définir leurs propres règles de fonctionnement, adaptées à leurs particularités. Et c'est autour de ces groupements naturels qu'il faut organiser l'Europe, et non pas autour des grands pays.
3. Les éléments d'une telle construction existent. Le Benelux, les Scandinaves, les pays Baltes, ceux de Visegrad, ont déjà conclu des ententes régionales, dont certaines sont très élaborées. (31) Ces groupements spontanés sont un fait politique majeur, qui devrait être reconnu comme donnée fondamentale de la construction européenne. Ces entités régionales sont les vrais interlocuteurs du dialogue continental et devraient être directement représentées à l'Union Européenne, où leurs délégués siégeraient de plein droit aux côtés des grands.
Un Conseil Européen conçu de la sorte offrirait de nombreux avantages:
* il ne compterait plus que huit ou dix membres;
* il serait parfaitement opérationnel, et rendrait superflue l'organisation d'un Directoire;
* le rapport des forces y serait tout différent, ce qui faciliterait une procédure décisionnelle plus rationnelle;
* la diversité des situations y serait aisément prise en compte;
* une Europe de ce type offre automatiquement une place aux pays de l'est;
* il permettrait de rétablir le principe général de l'égalité des membres associés, inhérent au fédéralisme.
4. Certes, une réflexion politique de ce genre bouleverse les idées reçues et sera qualifiée d'utopique. Les grands pays la rejetteront sans appel. Une de leur préoccupation majeure est en effet de traiter individuellement avec chacun des petits pays, et de ne pas devoir converser avec des groupements, beaucoup plus difficiles à manoeuvrer.
Il importait pourtant de lancer ces idées nouvelles, car tôt ou tard il faudra remettre en question les postulats de la construction européenne, tant il est certain que l'orientation actuelle conduit à de nouvelles difficultés.
5. Le raz de marée qui bouscule toutes nos valeurs, n'a pas épargné le "politique", et l'Etat-nation est aujourd'hui débordé. Mais nos dirigeants restent tellement imprégnés de la tradition séculaire de l'Etat centralisé, qu'il leur est bien difficile de concevoir une autre recette pour organiser la société européenne. La formule d'avenir est évidemment le fédéralisme, mais bien rares sont ceux qui en connaissent les mécanismes fondamentaux, plus rares encore ceux qui en comprennent la véritable philosophie. Même la Belgique qui se déclare fédérale, persiste dans la plus pure tradition du jacobinisme centralisateur, puisqu'elle construit deux nouveaux Etats-nation, autour du nationalisme linguistique le plus virulent.
6. Pour progresser vers un véritable fédéralisme, qui procède d'une culture politique radicalement différente, il faudra effectuer une conversion mentale qu'on ne peut guère attendre des dirigeants actuels, tellement ils sont naturellement enclins à ménager les anciennes structures nationales qui les font vivre.
Cette révolution mentale, qui réclame des visionnaires et non plus des gestionnaires, est impossible avant 1996. Aussi, en attendant que le temps ait accompli son oeuvre, le réalisme nous commande de constater que la réforme de 1996, ne nous éloignera guère de l'Europe des nations. Il faut donc nous résigner à ce que la construction européenne progresse plus lentement.
7. Cette dernière réflexion nous amène à une bien curieuse constatation. Face à cette Europe intergouvernementale qui revient à l'honneur, on en vient à se dire que la politique anglaise est somme toute plus cohérente. Madame Thatcher, demeurait en effet dans la logique des évènements, lorsqu'elle proposait à Monsieur Mitterand de contrôler l'Allemagne en renouant l'Entente Cordiale et en arc-boutant celle-ci sur un appui américain. Deux guerres mondiales ont en effet démontré qu'il est impossible, si l'on s'en tient aux seules composantes européennes, et si on entend maintenir l'Europe des nations, d'organiser des relations stables entre la France, l'Allemagne et l'Angleterre, sans le catalyseur américain.
Le Président Mitterrand a rejeté l'offre de la Dame de fer, afin de poursuivre le rêve gaullien d'une Union Européenne dominée par la France et débarassée de la tutelle américaine. Mais ce choix que lui dicte son nationalisme, contraint la France à contrôler l'Allemagne toute seule. De là son insistance à entraîner le Benelux dans son projet de "noyau dur", pour que les pays des Deltas l'aident à tenir tête à l'Allemagne.
Est-ce vraiment possible... ou raisonnable?
8. Mais ces recommandations, dictées par la "real politik", sur ce qu'il a lieu de faire dans l'immédiat, ne doit cependant altérer en aucune manière nos convictions profondes sur les orientations futures de la Communauté Européenne. Elle conduit seulement à constater qu'il est vain de plaider le fédéralisme auprès de ceux qui ne veulent pas en entendre parler. C'est aux autres partenaires qu'il faut s'adresser, ceux qui ont notre taille et qui partagent nos préoccupations. Les quatre Scandinaves ont déjà décidé de se réunir avant chaque Conseil Européen. De même les pays Baltes et ceux de Visegrad sont venus consulter le Benelux, pour organiser leur propre coopération régionale. Tels sont les partenaires naturels avec lesquels nous devrions forger une position commune, qui seule contraindra les grands à prêter l'oreille à nos propos.
9. Dans ce débat fondamental sur l'avenir de l'Europe, les petits pays ont un rôle irremplaçable de modérateur à jouer, qui leur donne le droit d'être consultés, et leur impose le devoir de participer à la définition des nouvelles institutions. Ils peuvent en effet soutenir qu'ils ont de l'avenir une vision plus claire et plus sereine, car ils sont soumis à des contraintes plus sévères et sont moins assujettis à la volonté de puissance.
S'ils sortaient de la défensive, ils pourraient moissonner de beaux succès, car ils possèdent un avantage définitif, celui de pouvoir opposer des solutions rationnelles aux projets des grands pays, qui leur sont dictés par le nationalisme étroit et crispé de la France, par l'aveuglement britannique, et par le renouveau de la puissance allemande.
Mais s'ils veulent contribuer à la construction d'une Europe saine et viable, tout en sauvegardant leurs identités, ils doivent d'urgence construire un front commun. C'est à cette condition seulement qu'ils parviendront à tenir tête aux prétentions des grands pays d'instaurer un Directoire, calqué sur le Conseil de Sécurité de l'ONU.
Dans la négative, ils peuvent être assurés qu'ils se feront bousculer.
10. Il y a là, pour notre diplomatie, un champ d'action tout indiqué et un excellent projet à mettre en chantier. La position géopolitique de la Belgique au carrefour de l'Europe nous place à cet égard dans une position privilégiée, et si nous nous engagions dans cette voie, nous pourrions sans doute rallier d'autres pays, tout aussi inquiets que nous de la tournure que prennent les évènements.
Mais pour cela, il faudra que nous remettions d'abord un peu d'ordre dans nos Affaires Etrangères, et donc aussi dans l'Etat.
Notes
(1) Ce travail est exclusivement basé sur les informations rendues publiques. Aucune source officielle n'a été sollicitée, afin de sauvegarder la totale autonomie de l'auteur et de ménager celle des autorités officielles.
(2) W. Claes, Panorama, De Post, 27-30.06.94.
"... Te veel Britten denken nog altijd dat zij Europa niet nodig hebben en weigeren pertinent enkele bevoegdheden af te staan. En sommige Fransen en Duitsers denken ook zo ......
(3) John Major, The Economist, 25.IX.93.
"... For us the nation-state is here to stay..."
"... Britain succesfully used the Maastricht negotiation to reassert the authority of national governments. It is clear now that the Community will remain a union of sovereign national states. That is what people wants; to take decision through their own Parliaments... It is for nations to build Europe to attempt to supersede nations..."
(4) Lors de la crise monétaire de juillet 1992, le Premier Ministre John Major et le Chancelier de l'Echiquier Norman Lamont ont tous deux ouvertement affirmé le 18 septembre 1992, que les intérêts nationaux britanniques primaient ceux de l'Europe (I.H.T. 19-20.09.92).
(5) Helmut Schmidt, Ancien Chancelier allemand, Libération, 21.IX.93. ".. Les gouvernements européens n'ont pas été très brillants, avant, pendant et après Maastricht, qui est, soit dit en passant, le pire traité qu'il m'ait jamais été donné de voir, même si je l'ai défendu comme un pas en avant ..."
(6) François Poncet, former french Foreign Minister, European Chairmen's Symposium, Wall Street Journal, 14.07.94 "... the Maastricht Treaty, a necessary, positive step, was ill-conceived and illwritten ... "
(7) E. Balladur, Le Figaro, 17.05.94
"... , il nous faudra renforcer le rôle de la France en Europe, défendre les intérêts de la France et faire prévaloir la conception qui est la nôtre de l'Europe, pas une conception fédérale, mais une conception nouvelle, union d'Etats qui mettent en communs certaines de leurs compétences, doivent être unanimes pour leurs décisions les plus importantes et conservent par ailleurs leur souveraineté..."
(8) Alain Lamassoure, Ministre chargé des affaires Européennes, Le Figaro, 31.05.94.
"... L'Europe que nous bâtissons, ce n'est plus celle de jean Monnet. Nous devons concevoir une Europe qui sera une communauté de nations indépendantes,... "
(9) R. Toulemon, La Construction Européenne, p.32
" .. De Gaulle à la fin de la guerre voit dans l'effondrement de l'Allemagne une chance pour la France d'asseoir sa prédominance sur le continent. Il envisage alors, tout comme Michel Debré, une fédération européenne sous hégémonie française."
(10) E. Balladur, Le Figaro, 28.10.93.
" ... La France est plus forte grâce à l'Europe, il faut bien le comprendre une fois pour toutes. Si je suis partisan de la construction européenne, c'est pour que notre pays soit plus prospère et que sa voix porte plus loin..."
(11) Raymond Barre, Le Monde, 29.10.93.
"... C'est du Conseil Européen que doivent partir les orientations de base, être
prises les décisions majeures. Ce point ne saurait être mis en question..."
(12) Alain Lamassoure, Ministre chargé des Affaires Européennes, Le Figaro, 23.Vll.93.
"... jusqu'à la réunification allemande, la France avait le sentiment qu'elle exerçait une sorte de leadership européen qui ne lui était pas contesté. Aujourd'hui, nous sentons confusément que l'Europe ne sera pas une Europe française. Il faut se consoler en se disant que ce ne sera pas une Europe allemande, ni anglaise, ni espagnole. Ce sera une Europe européenne..."
(13) R. Toulemon, La Construction Européenne, p.200.
L'ensemble des dirigeants politiques et économiques français, n'a pas encore pris une conscience parfaitement claire de la contradiction fondamentale qui caractérise les positions françaises en matière européenne. Les Français en effet souhaitent une Europe forte, une Europe indépendante, une Europe organisée, mais n'acceptent qu'à contre coeur et refusent souvent la première des conditions appropriées à cet objectif: l'exercice conjoint des souverainetés au sein d'institutions communes..."
(14) Helmut Schmidt, ancien Chancelier Allemand, Libération, 21.IX.93.
" ... Si la France se repliait sur le nationalisme, ce serait surtout dramatique pour elle. Si chacun va son chemin, l'Allemagne sera dominante en Europe..."
(15) R. Toulemon, La Construction Européenne, p. 182.
" ... les promoteurs français de l'idée européenne rêvent, non certes d'une Europe fermée, mais d'une Europe protégée ayant la capacité et la volonté de résister aux menaces de tous ordres venant de l'extérieur. C'est bien souvent la nostalgie de la "grande nation" qui inspire cette vision d'une France élargie aux dimensions de l'Europe ou du moins retrouvant grâce à l'Europe sa grandeur perdue. Telle était la vision qu'avait de l'Europe le Général de Gaulle. Elle souffrait d'une contradiction majeure que ses successeurs n'ont point entièrement surmontée. Pour être ambitieuse, l'Europe a besoin de cohérence. Or la cohérence à travers la diversité des intérêts et des préjugés, ne peut s'obtenir qu'au moyen d'arbitrages politiques faisant leur part à la loi démocratique de la majorité. Faute d'accepter un corps politique européen doté d'institutions communes légitimées par le suffrage universel, l'espace européen n'a aucune chance d'accéder à la puissance.
(16) Le Premier Ministre Balladur, interrogé par Poivre d'Arvor le 21 septembre 1993 à TF1 a fait la déclaration suivante à propos des accords de Blair House sur l'agriculture: "... La seule autorité, c'est le Conseil des Ministres. Tant que celui-ci n'a pas décidé, rien n'est décidé, or il ne peut décider qu'à l'unanimité dans les questions importantes........... Tant que le Conseil des Ministres n'a pas accepté à l'unanimité, il n'y a pas d'accord
(17) E. Balladur, Le Figaro, 28.10.93.
"...Il ne s'agit pas de brimer la Commission, qui reste un rouage essentiel. Mais ce n'est pas elle qui, dans la Communauté Européenne, doit détenir le pouvoir politique. Ce sont les Etats.......... Il faudrait que nous décidions que les Conseils des Ministres des Affaires européennes se tiennent à échéance plus fréquente et régulière, au moins deux fois par mois, à date fixe, et que la Commission soit invitée à rendre des comptes précis sur ses activités de la quinzaine écoulée, et reçoive les instructions nécessaires...).
(18) Edmund Stoiber, chef de l'Union Sociale Chrétienne Bavaroise a réclamé avec force que la CEE évolue vers une Confédération d'Etats souverains. Le Chancelier Kohl s'est opposé aux thèses bavaroises, le Il. 1 1.93 au Bundestag et réaffirme son intention de poursuivre l'intégration.
(19) François Poncet, former french Foreign Minister, European, Wall Street Journal, 14.07.94.
"... We will have to overcome the reluctance of the small states to change some of the rules, and give up some of the privileges that the early Rome treaties bestowed upon them..."
(20) Jacques Delors, Le Monde, 01.06.94.
"... je vois dans la tragédie yougoslave la preuve de la non-existence de l'Europe comme acteur dans la politique étrangère... Vous remarquerez que je ne parle pas de politique étrangère commune, mais d'actions communes de politique étrangère. je n'ai jamais pensé que nos pays, compte tenu de leurs traditions, de leurs intérêts, de leur situation géopolitique, pourraient avoir une politique étrangère totalement commune... " (ndlr: ces propos ne sont guère conformes au texte du Traité de Maastricht.)
(21) Maurice Duverger, Le Monde, 03.03.94.
" ... "Pour mettre fin au conflit entre les grands et les petits Etats,... l'idée fait son chemin d'écarter le système actuel des votes pondérés... pour le remplacer par un principe simple et clair qui empêcherait à la fois les grands d'écraser les petits, et les petits d'écraser les citoyens: toutes les décisions réclamant une double majorité, celle du nombre des Etats et celle de la population de l'Union..."
(22) J. Chirac, Match, 03.02.1994.
"... Le moment est donc venu de donner un nouveau souffle à la construction européenne. Cela suppose une modification de nos institutions et leur démocratisation; en clair, que le pouvoir soit effectivement exercé par le Conseil des Ministres et que la Commission ait un rôle d'exécution..."
(23) John Major, The Economist, 25.IX.93.
" ... The president of the Commission could play a more, rather than less, important role on behalf of the Community if he were seen to be operating more clearly within a framework laid down and supported by the elected heads of government..."
(24) Raymond Barre, Le Monde, 29.X.93.
" ... plus que jamais la Communauté a besoin d'un noyau dur autour duquel s'organise la résistance à la dilution. Ce n'est faire injure à aucun de nos partenaires que de dire que ce noyau ne peut être que francoallemand. Si quelque chose s'est fait à l'origine pour organiser l'Europe et a continué de se faire depuis un demi-siècle, c'est bien parce que Français et Allemands l'ont décidé et proposé à d'autres ..."
(25) Alain Lamassoure, Ministre Délégué pour les Affaires Européennes, Le Figaro, 15.03.94.
" ... Les candidats doivent savoir qu'ils auront à accepter toutes les règles du club en renonçant d'emblée à y déroger et, à fortiori, à les modifier à la faveur de l'adhésion..."
(26) Raymond Barre, Le Monde, 29.X.93.
" ... Car de quoi, s'agit-il désormais, sinon précisément de donner à "l'Union Européenne" les moyens de devenir ce qu'elle n'est pas encore, une puissance? ..."
(27) L. Tindemans, Libre Belgique, 05.11.93.
"... si le traité de Maastricht n'est pas appliqué au niveau de la PESC, (politique étrangère et de sécurité commune), les lendemains risqueront d'être fâcheux. Des petites ententes et des petites alliances ne tarderont pas à se refaire parmi les Douze. Après peu de temps, on reparlera de l'équilibre des forces et on appliquera la politique étrangère qui prévalait dans les années trente. Comme si on avait tout oublié ......
(28) W. Claes, Panorama, De Post, 27-30.06.94.
"...Voorlopig lijkt het enige haalbare doel een verenigd Europa met tweesnelheden. Ofwel gaan we door met een kleine kern van gemoti-veerde landen, of anders dreigt de hele constructie te verzanden. Ik denk aan een harde kern van zeven, acht landen en een tweede groep van landen die enkel economische banden hebben in Europees verband. Op die manier kan er snel en krachtig worden gewerkt. Landen die zich later nog bij de harde kern zouden willen aansluiten, moeten dan maar meteen alle spelregels aanvaarden......
(29) N'est-ce pas exactement ce que le Président Américain Bill Clinton vient de p roposer au Chancelier Kohl le Il juillet dernier?. Ignorant la France et l'Angleterre ainsi que l'Union Européenne, Bill Clinton a proposé à l'Allemagne de devenir le partenaire privilégié des Etats-Unis, pour intégrer les anciens pays communistes dans les institutions économiques et militaires de l'ouest. (International Herald Tribune 12.07.94.)
(30) Paul Henri Spaak, Combats inachevés, Tome II, p. 378.
"... On peut discuter de la question de savoir si le traité franco-allemand est conforme sinon à la lettre, tout au moins à l'esprit du traité de Rome. Personnellement je ne le crois pas, et quand je vois aujourd'hui qu'au sein de la Communauté, certaines décisions sont postposées en attendant la prochaine entrevue du Chancelier et du Général de Gaulle, je suis convaincu que j'ai raison. Le traité franco-allemand a introduit au sein de la Communauté un organisme supplémentaire qui n'avait pas été prévu et qui, j'en suis sûr malheureusement, ne facilitera pas les choses, cependant je ne me suis jamais élevé ni au Parlement ni ailleurs en termes véhéments contre le traité, pour une raison que je vous avoue un peu brutalement: je ne crois pas que ce traité, tel qu'il a été conclu, résistera aux faits ......
(31) C'est ainsi que les Scandinaves ont déjà décidé qu'ils se réuniraient avant chaque Conseil des Ministres, (Nederlands Dagblad, 11.08.94). De même, les pays Baltes ont formé une Assemblée commune qui a recommandé aux gouvernements des trois Etats de mettre en place un Conseil des Ministres des Etats Baltes (Libre Belgique, 21.03.94.
(*) Ambassadeur Honoraire de Belgique