"Il ne faut pas se cacher que le chemin est tout en montée:
il faudra avoir du souffle, des muscles et de la patience".
(17 février 84, après le vote sur le Traité d'Union)
"Le moment est venu d'agir et de le faire avec cohérence. Agir, cela veut dire avoir du courage, cela veut dire risquer".
(24 mars 94, à la Convention du Mouvement européen)
Emanuele Gazzo
EMANUELE GAZZO OU L'AVENURE AU COEUR DE L'EUROPE (**)
de Paul Collowald (*)
"EMANUELE GAZZO n'est pas un homme des frontières, comme ces grands Européens qu'il connaîtra plus tard, De Gasperi, Schuman, Adenauer, ces frontières où tonne le canon et où, trop souvent, les hommes s'entredéchirent avec une absurde ardeur.
Emanuele Gazzo est né le 2 août 1908, à Gênes, dans une maison à deux cents mètres de la mer. Mais le 2 août 1914, pour ses six ans, il se souvient bien de la réunion familiale où les "grandes personnes" parlaient de la guerre, commentant aussi les coups de canon des "essais" aux usines toutes proches. C'est un souvenir, c'est une image, mais sa génération sait ce que représentent la guerre 1914-1918, la guerre d'Éthiopie, la guerre d'Espagne, la guerre 1939-1945... Mais n'anticipons pas.
A seize ans, "pour voir le monde", E. Gazzo part comme mousse sur un bateau qui transporte notamment des émigrants de Palestine vers l'Amérique du Sud. A son retour, ses études universitaires sont consacrées à l'économie mais il s'intéresse au moins autant à la poésie française et américaine. Il donne ses premières chroniques littéraires, puis fonde une maison d'édition, dont il est le patron et le seul employé. Il porte surtout attention aux écrivains étrangers, publie des auteurs mal vus du régime fasciste et, en particulier, une oeuvre de Nello Roselli, qui devait être assassiné peu après, en France. La guerre survient. Officier de marine, il entre dans la clandestinité en 1943, se sent proche d'un "socialisme libéral" et adhère, après la libération, aux idées fédéralistes.
Devenu journaliste professionnel, E. Gazzo est tout de suite séduit par le projet du comte Riccardi, alors président de l'agence Ansa, désireux d'explorer la possibilité de lancer une agence de presse d'un type nouveau, en clair une agence de presse "européenne". Il n'existe pas de modèle et il faut donc "aller voir" sur place, à Luxembourg, où Jean Monnet, président de la Haute Autorité de la C.E.C.A., commence à faire fonctionner la Communauté du charbon et de l'acier. Informer "qui" sur "quoi"? Début 1953, E. Gazzo perçoit bien les objectifs concrets et les novations institutionnelles de cette mécanique mais, déjà en bon marin et en journaliste à l'affût, il sent les vents tourner et les volontés politiques s'affadir. (...)
(...) Malgré les vents contraires qui commencent à se lever, E. Gazzo choisit de se battre et le premier numéro de son Bulletin sort le 12 mars avec, en tête, une interview de P.H. Spaak. Celui-ci cache mal une certaine inquiétude quant à la procédure fixée par les ministres, mais l'espoir est plus fort et s'exprime, entre autres, par la référence au vote des citoyens des six pays, qui devraient bientôt désigner les représentants de la "Chambre des peuples". A la question d'actualité concernant la mort de Staline et son influence sur le processus de l'unification européenne, P.-H. Spaak répond que cet événement ne doit en rien modifier les efforts entrepris, car l'Europe n'est pas simplement un problème de "défense", mais l'édification d'une communauté politique, économique et sociale. Mars 1953 !
Entre le numéro un et le numéro que j'ai sous les yeux, quel chemin parcouru! Des progrès et des novations successives ont transformé le "produit" quant à la forme et quant au contenu. Aujourd'hui, l'Agence Europe est un bulletin quotidien d'une vingtaine de pages, tiré chaque soir en quatre langues (français, anglais, italien et espagnol) et distribué, le lendemain matin, par la poste aux milliers d'abonnés à travers le monde. (...)
(...) L'éditorial, rédigé par E. Gazzo, en français depuis l'origine, va également subir des présentations différentes: d'abord non signé, assez bref, sous le titre Notes et commentaires, puis avec des initiales et, enfin, signé, prenant toute la première page.
Ces éditoriaux et, parfois, certaines informations jugées "prématurées", ont, de temps en temps, provoqué des crises passagères avec certains gouvernements (tel ambassadeur, représentant permanent, avait rompu toute relation) et des conflits avec les institutions communautaires. Il est un fait que, n'acceptant pas de tabous, le patron de l'Agence Europe a subi, avec ses collaborateurs, des "interdictions" diverses (par exemple, de pénétrer dans les locaux de la Commission), venant successivement de Jean Monnet, président de la Haute Autorité, Walter Hallstein et Jean Rey, les deux premiers présidents de la Commission! Finalement, les uns et les autres ont fini par reconnaître la double motivation de E. Gazzo (rigueur journalistique et conviction européenne) et, en définitive, estime et amitié sont ensuite venues tout naturellement. (...)
(...) Savoir, comprendre, faire comprendre.
Persuadé qu'on ne peut construire l'Europe sans ... Européens informés et concernés, E. Gazzo continue imperturbablement son travail quotidien de journaliste européen. Parfois, comme en mars 1953, à Strasbourg - où je l'avais rencontré pour la première fois - le doute ou l'inquiétude peuvent le saisir. La fatigue sans doute arrive maintenant plus souvent. Mais le découragement, jamais. Ses contacts avec les jeunes le confirment dans son propos: ils n'ont sûrement pas les mêmes raisons que nous de "faire l'Europe" mais cette nécessité reste, avec des motivations nouvelles et "en plus".
Le mousse de seize ans a voulu "voir le monde". Il a finalement trouvé l'aventure non point sur mer - comme un autre Génois, Christophe Colomb - mais au coeur de cette Europe où, chaque matin - quelle contrainte et quelle joie ! - il tape son éditorial sur sa vieille machine à écrire. A l'écoute. Tenace. Vif. Point résigné. Bien enraciné dans sa triple "réalité" génoise, italienne et européenne."
(*) Correspondant du "Monde" à Strasbourg (1952-1958)
(**) Extraits d'une "Carte blanche" de Paul Collowald, publiée dans le "Soir" du 11 mars 1983, à l'occasion du trentième anniversaire de l'Agence Europe.