"LES CIRCONSTANCES SONT EN TRAIN DE CHANGER"
de Emanuele Gazzo
(Agence Europe, Luxembourg, le 15 juillet 1963)
Pendant que les six ministres de la Communauté recherchaient à Bruxelles le compromis sur les contacts avec les Britanniques (compromis qui a été qualifié de "valable" par M. Spaak et de "raisonnable" par M. Colombo) la voix et l'image de quatre personnalités se croisaient dans l'espace et devenaient visibles sur les écrans de la télévision américaine (C-B-S-) grâce au satellite Telstar. L'Europe n'a pas bénéficié de cette transmission suite à la non disponibilité de la station de Ploemeur-Boudou (le ministre français des P. & T. en a expliqué les raisons), mais de larges extraits des propos échangés ont été publiés en Europe. Les quatre personnalités qui ont dialogué, Eisenhower, Eden, Von Brentano et Monnet, avaient été interrogées en raison de l'influence qu'a eue leur action dans le comportement de l'Occident dans la guerre froide. Il nous semble que les éléments suivants soient surtout à retenir:
1) Jean Monnet, dans son meilleur style d'homme tourné vers l'avenir et confiant dans la force des idées nouvelles, a souligné que les difficultés actuelles ne sont pas provoquées par le Marché commun, mais par les conséquences politiques découlant de l'existence du Marché commun: "Les divergences de vue résident essentiellement dans la question de savoir si l'Angleterre fera partie de l'Europe à laquelle elle appartient. Ces divergences de vues existent aussi en ce qui concerne la méthode à adopter pour construire l'Europe et enfin dans la question de savoir s'il doit exister des relations spéciales entre cette Europe et les Etats-Unis". Mais ces difficultés, sont l'essence même de l'existence et pour les surmonter les circonstances doivent changer: "A mon avis - déclare Monnet - elles sont d'ailleurs en train de changer ... et qui sait si, dans les prochains mois ou dans les prochaines années les choses et même la psychologie de bien des gens ne changera aussi d'une façon étonnante, même par exemple la psy
chologie du gouvernement britannique". Nous ne pouvons pas oublier que des propos analogues nous avaient été tenus il y a bientôt trois mois par le même M. Monnet. Cependant, ce qu'il faut souligner (et qu'il soulignera) c'est que ces changements, il faut les provoquer, les aider, et qu'ils sont le résultat d'initiatives prises dans ce but précis.
2) Le débat télévisé a été très animé à propos de la force de dissuasion nucléaire, il a été frappant de constater la différence de conception entre deux hommes du passé, comme Eisenhower et Eden et un homme de l'avenir comme Monnet. Eisenhower et Eden ont été d'accord pour estimer que la Grande-Bretagne doit garder sa force de dissuasion indépendante, mise à la disposition de l'OTAN mais pouvant en être retirée pour devenir une force de dissuasion nationale (comme ce serait le cas pour la France). Jean Monnet déclare: "J'estime qu'une force de dissuasion nationale est une chose qui n'existe pas. Il ne peut exister à mon avis qu'une force de dissuasion collective ... Une force de dissuasion devrait être européenne avec participation américaine. Elle ne devrait pas appartenir à un seul gouvernement comme cela est le cas avec le Gouvernement britannique".
Il est certain que la plupart des esprits clairvoyants d'Europe et d'Amérique partagent ce point de vue. Le problème de la défense nucléaire reste au centre de la politique européenne et atlantique, et c'est là que pourraient, et que devraient se réaliser, les changements spectaculaires qu'on attend: la conclusion d'un accord de suspension des essais nucléaires pourrait aider à cette évolution.
Quoi qu'il en soit, les choses bougent: il faut contribuer, par la fidélité tenace aux principes et par des initiatives appropriées, à les faire bouger dans la bonne direction."
