EN PERIODE DE CRISE
de Emanuele Gazzo
(Agence Europe, Luxembourg, le 3 juillet 1965)
Les ministres peuvent, vraisemblablement, déserter leurs fauteuils, lorsque la crise éclate. Mais nous, qui devons suivre l'événement quotidien, nous ne pouvons le faire. C'est pourquoi, exceptionnellement, nous consacrons aussi cette journée de samedi à nos réflexions.
Nous avons parlé des circonstances dans lesquelles la crise a éclaté, et nous avons constaté qu'il s'agit d'une crise grave, sérieuse, d'une crise où le règlement financier a joué un certain rôle, mais où le "détonateur" a été le fait même de n'avoir pas abouti à une décision positive à une date donnée, détruisant ainsi un tabou. Il se trouve d'ailleurs que certains commentateurs déchaînés, ayant pourtant bonne réputation, "supposent", mais avec l'air d'en savoir long, qu'il s'agit ni plus ni moins d'un "complot" (le mot a été dit), organisé aux Etats-Unis pour faire "perdre la face" au général de Gaulle. Et on y rajoute que le résultat a été de pousser ce dernier, définitivement, à choisir de se présenter aux élections présidentielles du 5 décembre. On reste rêveurs. Nous avons tous une trop grande estime pour la personnalité du général de Gaulle pour supposer un seul instant qu'il se soit laissé influencer par de pareilles considérations.
Nous, revenons aux choses sérieuses, comme cette crise qui, quoi qu'on puisse dire dans les capitales autres que Paris, est sérieuse. Elle l'est, précisément, parce qu'elle n'est pas due à une péripétie technique, mais à une différence fondamentale de conception politique. De même, la crise, qui avait éclaté en janvier 1963, était sérieuse et grave, parce qu'elle n'avait pas éclaté à la suite d'un désaccord technique sur les deficiency payments ou sur la viande porcine, mais bien sur un choix politique fondamental, qui portait sur l'exclusion de la Grande-Bretagne du Marché commun, et où l'attitude française était aux antipodes de celle de ses cinq partenaires.
Ceci nous permet d'essayer maintenant d'analyser la situation nouvelle où nous nous trouvons, et les développements qu'elle pourrait connaître.
Précisément parce que la crise est sérieuse et qu'elle frappe cruellement une construction qui nous est chère à tous, dans les six pays, il faut faire tous les efforts pour mettre en relief, plutôt que ce qui nous divise, qui hélas est important, ce qui nous rapproche, qui est encore plus important. Nous écrivions presque les mêmes mots - qu'on ne nous tienne pas rigueur de cette citation personnelle - le 31 janvier 1963, en conseillant d'"agir d'une manière réfléchie et constructive, sur un plan politique élevé".
Il est assez curieux, à ce propos, de comparer la situation et le climat actuel avec celui de janvier 1963. Après une courte période pendant laquelle les cinq partenaires de la France faisaient "comme si tout devait continuer", la déception fut cruelle et la réaction violente. On parlait de tragédie, de fin du Marché commun. M. Müller-Armack disait: "la Communauté devient seulement un appareil administratif". On envisagea des réunions "à cinq + un". On méditait des représailles, on refusa des rencontres, on ajourna des décisions ... Du côté français, on garda le plus grand calme. M. Peyrefitte disait: "Le Marché commun continue plus que jamais". On expliqua que tout avait été fait dans l'intérêt commun, on n'épargna rien pour apaiser les esprits.
Ce qui se passe aujourd'hui, on le voit. Les partenaires de la France disent qu'il n'y a rien de cassé. On ne parle pas de drame, et on admet qu'il s'agit d'une péripétie. On fait le gros dos. De l'autre côté, les Français dramatisent. On a parlé d'abord de crise. Puis de crise grave. Et maintenant de crise très grave. Officiellement, on parle de sanctions sévères, mais, sous le manteau, circulent des bruits de plans de retraits. Des mots comme hybernation et frigo redeviennent actuels. La politique de la chaise vide est préconisée. (...)"