VA-T-ON SE RETROUVER DANS UN MONSTRE DENOMME "UNION MULTI-VOIES"?
de Emanuele Gazzo
(Agence Europe, du 6 au 10 juin 1994)
1. Révision des institutions
La "révision de 1996" est devenue comme le chiffon rouge que l'on agite devant le taureau pour l'induire à commettre des erreurs. Il faudrait, par conséquent, faire attention aux faux-pas.(...)
En bref: la révision de 1996 est conçue dans le but de maintenir intégralement l'acquis communautaire et de le développer, dans les domaines des politiques communes et des "formes de coopération", et doit aboutir à améliorer l'efficacité des institutions. Selon des commentateurs bien renseignés (comme Jim Cloos et autres, dans "Le Traité de Maastricht" publié par Bruylant en 1993), le but des négociateurs a été d'aller plus loin dans le processus d'intégration. Certains avaient-ils des arrière-pensées? Il est possible.
En vue de l'élargissement, certains avaient imaginé d'anticiper ou tout au moins de préparer la révision de 1996, par un renforcement institutionnel immédiat. L'opportunisme des gouvernements a prévalu et la révision se prépare dans des conditions pires que celles d'il y a un an ou deux. Le P.E. a obtenu, de la présidence grecque, la "promesse" de l'"associer" au processus préparatoire. On verra bien. Ce qui est sûr, en revanche, c'est que la diplomatie britannique a entamé, elle, une excellente préparation. Le premier objectif est d'obtenir déjà dans la phase préparatoire la reconnaissance formelle d'un "droit de veto" sur toute décision "importante". Comme "progrès", c'est déjà pas mal ! La clé réside dans le mandat qui sera donné (s'il le sera) à Corfou au Groupe de préparation à constituer. Il faudra donc faire attention aux faux-pas. Car les Britanniques, en jouant d'anticipation font savoir déjà que leur idée d'Europe "multi-tracks" fait du chemin chez leurs partenaires. La campagne que mène actuelleme
nt le Parti Tory et son leader a un but immédiat: la mobilisation des électeurs en vue des "européennes" du 9 juin. Mais c'est ce qui se passera à Courfou qui l'intéresse. (...)
2. Une conception de "type fédéral"
On avait espéré que la campagne pour les élections européennes suscite un débat permettant de rendre plus claires les idées des électeurs et leur faire comprendre pourquoi ils avaient été appelés à voter. Malheureusement, on a constaté, comme lors des scrutins précédents que bon nombre parmi ceux dont la tâche était de "communiquer" et d'expliquer aux électeurs l'essentiel pour se faire une opinion propre, ne connaissent pas les véritables enjeux, ou les connaissent trop bien et les interprètent et les utilisent à des fins partisanes. Le fait est que derrière les orateurs se trouvent les partis politiques "nationaux", qui ne sont pas encore devenus partis "européens" et dont le jugement est fonction de la position qu'ils occupent sur l'échiquier politique national. En plus, les partis sont eux-mêmes divisés en leur sein, ce qui donne lieu à la confusion des langues mais aussi des esprits.
Les partis incitent leurs porte-parole à ne pas s'appesantir sur les problèmes institutionnels, auxquels les gens, selon eux, ne s'intéressent pas, et d'insister sur les problèmes liés à la vie quotidienne. Or, puisque les gens se plaignent de comment vont les choses, sur le plan économique surtout, mais aussi sur le plan politique (en Bosnie et ailleurs), il est plus facile d'obtenir des suffrages en dénonçant la malveillance ou l'inaptitude des structures et institutions européennes plutôt que celles de son propre gouvernement. Cela facilite le succès des simplificateurs qui ridiculisent la Commission parce qu'elle s'occupe de bagatelles en dérangeant la vie quotidienne du bon citoyen, et en même temps la condamnent pour son "impérialisme" qui viserait à soustraire aux Etats les attributs de la souveraineté nationale. Personne ne s'occupe d'expliquer quel est et quel doit être le rôle des institutions dans ce qui prétend être une "union de peuples et d'Etats". En fait, ceux qui sont contre "ces" institutio
ns et notamment contre la Commission, veulent changer la nature même de l'Union Ils se limitent à dire qu'une Communauté élargie nécessite un type d'organisation différent de celui que nous connaissons. Ce qui finalement est une contre-vérité. Parce que les pays qui depuis longtemps ont demandé de devenir membres (à part entière) de la Communauté, l'ont fait en se référant à la Communauté qu'ils connaissaient et aux résultats qu'elle a obtenus, pas à autre chose. Bien sûr, il ne fait pas de doute que le fonctionnement des institutions doit être revu, perfectionné. C'est ce qui se passe partout, pourquoi pas dans la Communauté ? Mais cela ne doit pas conduire à "affaiblir" les institutions (ou en affaiblir certaines pour en renforcer d'autres), alors que tout élargissement exige des institutions plus Iodes et plus efficaces. Ce qui, comme nous l'avons constaté, est dit de manière implicite et explicite dans le Traité de Maastricht.
Le moyen le plus direct d'attaquer le système institutionnel existant et de lancer l'anathème contre son renforcement éventuel est d'évoquer l'épouvantail du "fédéralisme". Dès sa création, la Communauté se base sur une conception "de type fédéral". C'est ce qui a fait son originalité et son efficacité. Et M. Delors s'est toujours tenu à cette formule qui correspond à la réalité actuelle et laisse la porte ouverte à tout développement immédiat ou à plus longue échéance. Le "type fédéral" d'organisation des relations entre peuples et Etats comporte à la fois des éléments de "décentralisation" (la "subsidiarité" est un concept fédéral) et des éléments d"'union" ou si l'on veut de "concentration". Disons les choses comme elles sont: une Europe en mesure d'assumer à bras le corps le drame de l'ex-Yougoslavie ne peut être qu'une Europe fédérale. (...)
3. Plusieurs vitesses?
Constitution et Fédération sont deux mots-symbole. Ils figurent en toutes lettres dans les programmes de certains partis. Mais les programmes... Par d'autres, ces mots sont utilisés en tant que "dissuasifs". Nous ne croyons pas que de la révision de 1996 sortira, comme Minerve, toute armée, de la tête de Jupiter, la Fédération, avec sa Constitution. Mais les Européens doivent et peuvent faire le nécessaire afin que cette "vision", que d'aucuns qualifierait de rêve, ne se transforme, par l'occasion, dans la "dispersion" des facteurs d'unité, seule possibilité pour une Europe dotée enfin d'un "territoire" propre, d'affirmer sa présence, active et pacifique, dans le monde de demain.
L'un de ces "facteurs de dispersion" (donc anti-unitaires) se cache sous l'étiquette de "Europe à deux ou plusieurs vitesses". Il ne s'agit pas d'une découverte des "euro-sceptiques", mais d'une notion qui a toujours existé au sein de la Communauté, même si elle a donné lieu parfois à controverse. Il est en effet possible, et prévu dans les traités européens, qu'il devienne nécessaire, à un moment donné et pour un ou plusieurs membres de la Communauté, de bénéficier d'une "pause", ou de l'exemption de certaines obligations statutaires, pour des raisons valables. Cela peut se traduire par des "périodes transitoires", accordées, par exemple, en vue de l'adaptation d'un nouveau membre aux normes communautaires. Pour éviter toute équivoque, il faut réfléchir à ce que signifie l'expression une vitesse "diversifiée". La Communauté n'est pas un "convoi" qui parcourt l'espace vers une destination inconnue: sa destination est le but même de son parcours, c'est-à-dire la réalisation complète (ou optimale) de l'unifica
tion et donc de l'"intégration" entre les membres du convoi. Si quelqu'un manquait au rendez-vous, l'entreprise aurait été un échec (partiel). Pour empêcher que cela se passe, on a le choix entre deux solutions. On peut ralentir la marche de l'ensemble pour s'en tenir à la vitesse du plus lent (c'est "la loi du convoi"). Ou alors fournir à ceux qui ne parviennent pas à soutenir le rythme des autres, l'aide nécessaire pour rattraper le retard et atteindre l'objectif commun (la "loi de la solidarité"). Bien sûr, l'octroi de cette aide, ou de certains délais et dérogations, ne peut se faire que sur la base de conditions précises et dont l'application doit être vérifiable. Il va de soi que tout cela exige des institutions en mesure d'apprécier, de juger, de décider. Des institutions faibles et pratiquement incapables d'agir (tel serait le cas si chaque partenaire disposait d'un droit de veto) ne peuvent évidemment pas assurer le fonctionnement de tout mécanisme comportant dérogations temporaires et limitées, ave
c obligation de rattrapage.
Un cas flagrant de "double vitesse" est celui prévu dans le Traité Maastricht en matière d'union monétaire et de monnaie unique (à ne pas confondre avec la "monnaie commune", qui est tout autre chose). L'objectif de l'Union monétaire devrait être atteint en 1997, mais à la condition qu'un nombre suffisant de pays membres remplissent, endéans ce délai, certains critères, en suivant certaines procédures. Une série de mécanismes sont prévus pour rendre possible la "convergence" des diverses économies vers ces objectifs. La "volonté" des Etats intéressés est donc à la base du fonctionnement de ces mécanismes, sous surveillance communautaire. Pour ceux qui ne parviendraient pas à remplir toutes les conditions arrêtées, une dérogation est admise, et ce jusqu'en 1999. L'Union monétaire sera réalisée à ce moment-là, même si rien n'empêche d'imaginer qu'un court délai supplémentaire soit nécessaire. Mais cela n'a rien à voir avec la position particulière (c'est-à-dire le "opting out") choisie par le Royaume-Uni el le
Danemark. Etre "out", ça ne veut pas dire ralentir ou accélérer la marche, mais ne pas y participer. Par conséquent, ceux qui parlent de "généraliser" la "double vitesse", sous-entendent qu'ils veulent s'exclure du processus d'unification. C'est cela qui doit être clair.
A l'hypothèse de la "double vitesse" s'ajoutent celles dites de la "géométrie variable" ou d'une Communauté "multi-track", c'est-à-dire à plusieurs voies, ou "multi-layered", à plusieurs étages. C'est le monstre dont on parle. Sous prétexte d'aller à la rencontre de ceux qui préconisent la création d'un "noyau dur" à l'intérieur d'un vaste ensemble. Attention, ce n'est ni souhaitable, ni rationnel.
4. Une "autre Europe" ? Casse-cou !
En commençant une série de remarques au sujet de l'avenir de l'Europe, nous écrivions que "les langues se délient". Même si cela se passe dans la confusion, et génère confusion, on peut essayer d'en tirer quelques conclusions: ce que nous faisons ici.
Disons tout de suite que - en partie en raison précisément de la confusion qui persiste - l'avenir demeure très incertain: la situation est déjà objectivement grave. Si les Européens de bonne volonté et qui exercent une influence sur les événements ne se ressaisissent pas et ne développent une action cohérente - à la base comme au sommet - elle pourrait devenir catastrophique. Ce qui se passera au Sommet de Corfou nous permettra de comprendre si nous sommes en train de nous tromper. Quoi qu'il en soit, il ne s'agit pas d'être pessimiste ou optimiste, et cela ne sert à rien, car l'avenir appartient à ceux qui ont la volonté et la capacité de se rassembler et d'agir pour faire en sorte que la plus noble transformation politique et morale que notre Continent ait connue, aille jusqu'au bout, n'en déplaise aux nostalgiques des fausses grandeurs et des vrais errements du passé.
La "conférence de révision", dont le premier acte devrait se dérouler à Corfou, a été conçue comme devant permettre de franchir une nouvelle étape vers des objectifs qui, même avec quelques ambiguïtés, ont été définis à Maastricht et inscrits dans le texte du Traité signé et ratifié par les Douze, et accepté par quatre nouveaux venus (attendus). Cette conférence risque d'être détournée de sa vocation et être utilisée de manière perverse, pour rendre possible une "marche arrière" pouvant se transformer en une déroute. Sur le plan institutionnel, certains (pas seulement les Anglais !) s'attaquent à la pièce-clé, dont la vocation "fédéraliste" est la plus évidente, à savoir la Commission, pour ouvrir largement la voie à l'intergouvernemental (seuls les Etats comptent) qui permet les compromis au plus bas dénominateur commun, la violation des normes à travers la complicité, les veto qui empêchent la réalisation de l'"intérêt commun" (trois exemples ont été cités par F.R. dans une "notule" le 4 juin). Mais c'est
sur le plan des structures et des compétences de l'Union que les coups les plus durs sont en préparation, de manière à changer, sinon l'aspect formel, la nature de l'Union ellemême. Sous le couvert de ce qu'on appelle (sans savoir précisément ce que cela veut dire !) "géométrie variable" ou "flexibilité", et de la triade citée par Major: "multi-track, multi-speed, multi-layered Europe", tout peut arriver. Nous avons déjà parlé de l'Union à plusieurs vitesses. Nous rappelons seulement qu'il ne s'agirait pas d'une Communauté qui change de vitesse pour surmonter des passages difficiles, mais d'attribuer à chacun une "boîte de vitesse" et de lui permettre d'en faire 1'usage qui lui convient. La métaphore de l'autoroute à plusieurs voies est significative: cela permettrait à chacun de se ranger dans la voie lente et de sortir à la première bretelle pour éventuellement faire demi-tour. Le monétaire et le social ne sont que des exemples des possibilités offertes par les "nouvelles formules" aux dénominations variée
s: en réalité, et au gré des circonstances, pourquoi celles-ci ne s'appliqueraient pas également à la politique agricole, à la politique régionale, à la recherche, à l'environnement ? Mais aussi à la politique commerciale (on en parle), à la concurrence, aux aides des Etats, à la libre circulation des capitaux ? Il n'y a apparemment rien de malhonnête à cela: chacun "choisirait", d'accord avec ses partenaires, ce que l'on peut faire ensemble, et comment le faire...
Il y a pire (ou mieux selon le point de vue). Ceux qui proposent cette "autre Europe" ont l'air d'aller à la rencontre de ceux qui, pour sauver ce qui est plus précieux, suggèrent de créer le fameux "noyau dur" dont on parle depuis longtemps et que nous-mêmes avons préconisé, sur base d'un "nouveau contrat fondateur" prenant la forme, selon ce que disent MM. Juppé et Lamassoure, d'une "Convention" (s'agirait-il d'un document du type "déclaration solennelle" signé à Stuttgart ?). Le résultat, sans doute imprévu, pourrait être, pour ceux qui souscriraient cette acte, d'assumer des obligations supplémentaires, laissant aux autres une liberté de choix dont eux-mêmes ne pourraient disposer. Face à une situation dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle est absurde. Il rie reste que répondre, aux "euro-sceptiques" qui disent à ceux qui veulent aller plus loin "allez-y': "Non, merci, c'est à vous de sortir". Clair ?