L'EUROPE A GEOMETRIE VARIABLE
par François de La Serre et Christian Lequesne *
SOMMAIRE: Ayant accepté le principe d'une adhésion des pays d'Europe centrale et orientale, l'Union doit définir une stratégie globale pour surmonter ses différences économiques et ses divergences stratégiques.
(Libération, 4-10-1994)
Europe à deux vitesses, à géométrie variable, à la carte, cercles concentriques... Bien qu'ils résistent à toute définition rigoureuse, ces concepts ont en commun de répondre à une nécessité: surmonter l'hétérogénéité des développements économiques des situations stratégiques et/ou des engagements en faveur de l'intégration.
Ayant souscrit à un premier élargissement aux pays de l'AELE, l'union européenne a en effet accepté, en 1993, le principe d'une adhésion des pays d'Europe centrale et orientale (et plus récemment de Malte et de Chypre), et n'exclut pas d'accueillir ultérieurement les Etats baltes. Confrontés à cette perspective, elle doit définir une stratégie globale pour au moins deux raisons. En premier lieu, il est hautement improbable que la philosophie et les méthodes qui ont prévalu pour les élargissements antérieurs permettent, cette fois, de satisfaire les intérêts spécifiques de seize, vingt membres, ou plus, sans amener le système au bord de la rupture. Le modèle d'intégration qui s'est développé en Europe de l'ouest depuis le début des années soixante ne possède pas l'élasticité nécessaire pour être indéfiniment étendu, qu'il s'agisse d'institutions ou de politiques. L'idée confortable (mais irréaliste) qu'après Maastricht, élargissement et approfondissement pourraient aller de pair, doit désormais être reléguée
au magasin des accessoires.
En second lieu, il est également justifié de s'interroger sur la pertinence du modèle actuel d'intégration dans un contexte bouleversé par l'effondrement des régimes communistes, la fin de la guerre froide, la volonté des pays d'Europe centrale et orientale de réintégrer la famille européenne. Si ces mutations militent en faveur de plus d'Europe - comme l'attestent les motivations des candidats -, faut-il pour autant perpétuer les formes et la méthode de l'intégration économique qui ont prévalu jusqu'à maintenant? A l'évidence, dans cet » aggiornamento de leur entreprise, les membres actuels de l'union sont confrontés à un défi majeur : ne pas compromettre les réalisations essentielles de la construction européenne sans pour autant en considérer tous les aspects comme sacro-saints. D'où la nécessité - et l'extrême difficulté - de ce » pacte refondateur évoqué par Alain Lamassoure, le ministre des Affaires européennes, car il implique bien plus qu'un » toilettage institutionnel.
Dans ce contexte, les récentes propositions de géométrie variable peuvent-elles assurer lr meilleur des deux mondes? Elles visent à permettre à l'Union d'absorber un élargissement qui signifie une hétérogénéité croissante en plaidant pour une Europe » différenciée .
Le Premier ministre britannique, John major, a été l'un des premiers, avant l'été, à préconiser une géométrie variable qui ressemblait plutôt à une Europe à la carte généralisant la possibilité des » opting out consacrés par le traité de Maastricht en faveur du Royaume Uni et du Danemark. Dans un discours récent à Leyden, le 7 septembre 1994, il s'est à nouveau livré à une éloge d'une Europe » flexible , comportant l'acceptation d'un minimum de politiques communes (politique commerciale, marché unique, environnement) et autorisant dans les autres domaines, qu'ils soient communautaires ou intergouvernementaux, une approche » différenciée . En revanche, il a rejeté les concepts de noyau dur, de cercles concentriques, d'Europe à deux vitesses qui se trouvent dans les récentes propositions de la CDU-CSU (document Schauble-Lamers) ou du Premier ministre français. Celles-ci suggèrent qu'une Europe élargie à I'Est s'organise autour d'un groupe de pays décidés à aller ensemble plus vite et plus plus loin. elles
sont fondées sur une même philosophie : le rythme et l'étendue de l'intégration ne doivent pas être dictés par ceux qui ne veulent pas ou momentanément ne peuvent pas s'engager plus avant. Il existe cependant entre le document de la CDU et les propositions françaises des divergences sur la conception du noyau dur. Le papier Schauble-Lamers l'identifie aux six membres fondateurs, moins l'Italie. Edouard Balladur considère qu'il peut varier dans sa composition selon les domaines envisagés. Il est probable qu'en affichant leur préférence en matière de premier cercle, les Allemands avaient, en année électorale, une préoccupation majeure: l'Union économique et monétaire (UEM). A Paris, on considère en revanche qu'il n'y a aucune raison que des pays ne participant pas à la troisième étape de l'UEM - comme la Grande-Bretagne ou l'Italie, voire certains pays de l'Est - ne jouent pas un rôle important dans d'autres domaines comme la politique de sécurité ou l'immigration.
Autant dire que la géométrie variable appelle encore d'importantes clarifications et que le principal défi sera de traduire en termes institutionnels un principe (celui du rapport entre unité et diversité) qui s'impose de plus en plus. Parmi les nombreux problèmes en suspens figure tout d'abord la définition des politiques qui formeront le contenu des centres concentriques ou des sous-systèmes qui composeront l'union européenne élargie. Etant donnée l'étroite imbrication des politiques communautaires, il faudra procéder à des regroupements fonctionnels cohérents. Permettre à un Etat de participer à la politique de l'environnement sans qu'il ait adhéré à la politique agricole aurait-il un sens? Serait-il vraiment possible de souscrire à la politique des transports en restant à l'écart de la politique régionale? Savoir comment regrouper au sein d'un même cercle des politiques interdépendantes suppose en outre que la répartition des compétences entre l'Union et les Etats-membres ait été préalablement élucidées.
La ratification du traité de Maastricht a en effet démontré, au travers du débat sur la subsidiarité, combien la définition d'une frontière claire entre le communautaire et le national restait un thème sensible pour les opinions publiques.
Une deuxième difficulté touche à la définition des critères de participation des Etats à chaque sous-système. Elle suppose que l'on se soit vraiment mis d'accord au préalable sur ce qui fonde la différenciation : capacité ou volonté? Cette question délicate permet de mesurer combien les enjeux de la géométrie variable sont en fait radicalement différents pour chaque pays. La Grande-Bretagne souhaite un type de
participation à la carte dont elle aurait la totale maîtrise, alors que l'Italie ou l'Espagne vivent l'angoisse de l'exclusion pour non-capacité. Si la géométrie variable favorise effectivement le principe de la capacité sur celui de la volonté (ce qle organisation d'un travail législatif reposant sur une participation différenciée de ses membres aux sessions plénières et aux commissions.
Au-delà de ces difficultés techniques, le véritable risque de l'Europe à géométrie variable est de favoriser la logique de la coopération intergouvernementale au détriment de la logique de l'intégration. A l'évidence, certains Etats membres de l'Union ne seraient pas opposés à pareille évolution. Mais on assisterait alors à un infléchissement des principes qui ont fondé depuis quarante ans toute la spécificité de l'Union européenne par rapport aux autres organisations internationales.
* Chercheurs à la Fondation nationale des sciences politiques (CERI).