LES BANQUES ET L'INDUSTRIE DANS L'EXPECTATIVE FACE A LA MONNAIE UNIQUE
par Roland krimm
SOMMAIRE: La décimalisation de la livre sterling a pris près d'une décennie. L'Europe n'a que quelques années devant elle si elle veut se doter d'une monnaie unique d'ici la fin du siècle.
(Journal de Genève, 5-10-1994)
»Si l'Union économique et monétaire (UEM) entre en vigueur, les banques perdront beaucoup d'argent car elles ne s'y préparent pas. Elles parient sur le fait que l'UEM ne se produira pas. L'avertissement a été lancé il y a tout juste un an par le cabinet de consultants Andersen Worldwide Organisation. Il fait suite à une enquête réalisée dans 21 pays européens auprès d'organismes bancaires et de sociétés opérant sur le marché des capitaux.
L'automne dernier, la perspective de la monnaie unique semblait, il est vrai, encore bien lointaine, pour ne pas dire irréaliste. Frappés de plein fouet par la récession, encore sous le coup de la crise qui a ébranlé le SME pendant l'été, les Douze venaient d'achever, non sans peine, la ratification du Traité de Maastricht. L'europessimisme battait son plein. Bref, plus personne n'aurait parié un Ecu sur la monnaie unique.
Beaucoup d'eau a coulé sous les ponts depuis. Le 1er janvier dernier, l'Europe est entrée dans la seconde phase de l'UEM dans l'indifférence générale. L'Institut monétaire européen, embryon de la future Banque centrale européenne, a pris ses quartiers généraux à Francfort, tout un symbole. Son directeur, le Belge Alexandre Lamfalussy, régnera d'ici la fin je l'année sur une centaine d'experts. Leur mission?
Coordonner les politiques monétaires des Douze et contribuer à la réalisation des conditions nécessaires au passage à la troisième phase de l'UEM, c'est-àdire à la monnaie unique.
5 ans pour les grandes banques
Une tâche colossale, à laquelle les banques, l'industrie, mais aussi le grand public, devraient être associés au plus vite. Car le temps presse. L'Association pour l'union monétaire de l'Europe (AUME), une cellule de prospective basée à Paris, estime dans une récente étude (1) qu'il faudra jusqu'à cinq ans aux grandes banques pour adapter leurs structures à la nouvelle donne.
D'où ce constat: pour respecter l'échéance de 1997, premier rendez-vous envisagé par Maastricht pour la dernière phase de l'UEM (lire nos éditions du 4 octobre), »il est déjà trop tard . Autrement dit, si l'Europe veut tenir le pari de 1999, »le travail préparatoire doit être entamé immédiatement .
Les implications du changement d'unité monétaire seront en effet multiples. Et, par la force des choses, ils n'épargneront aucun secteur de l'économie, des banques à l'industrie, du commerce au fisc en passant par l'administration et le secteur public. Sans oublier, évidemment, le particulier. Car l'adoption d'une nouvelle monnaie aura des effets psychologiques considérables sur le consommateur. Les péripéties de la ratification de Maastricht, négocié derrière des portes closes par l'élite politique, devraient ici servir de leçon.
Aussi l'Association bancaire pour l'Ecu (ABE), qui réunit près d'une centaine d'établissements financiers européens et internationaux, parmi lesquels l'Union de Banques Suisses et le Crédit Suisse, n'hésite-t-elle pas à suggérer le lancement de nouveaux programmes scolaires pour préparer les jeunes générations au choc de la monnaie unique. »L'introduction d'une nouvelle unité monétaire, écrit-elle dans un rapport publié en juin (2), devrait être présentée de manière constructive, comme le début d'une ère nouvelle afin de ne pas être perçue comme une »dévaluation déguisée .
Pratiquement, il faudra concevoir et frapper la nouvelle monnaie; procéder aux modifications techniques des appareils existants (téléphones publics, distributeurs automatiques de billets...). Les banques, l'industrie et le commerce devront revoir tout leur système comptable et informatique. Une opération qui, pour un grand établissement financier cité par l'AUME, impliquera l'adaptation de pas moins de 35 000 programmes d'ordinateurs!
Bref, l'adoption d'un nouveau système de paiements risque de provoquer une véritable onde de choc, dans le secteur bancaire en particulier. Certains services deviendront purement et simplement obsolètes, du fait de l'émergence d'un nouveau marché couvrant sept pays ou plus, au-delà des frontières nationales. C'est dire si les banques n'échapperont pas à une réorganisation fondamentale de leurs structures.
Valable pour tous les pays
Le constat vaut du reste tant pour les banques des pays membres de la future union monétaire que pour celles qui opéreront hors de la zone Ecu encore hypothétique. L'ABE l'affirme sans ambages: »Les banques actives hors de l'Union européenne, par exemple dans les autres pays d'Europe, aux Etats-Unis ou au Japon, auront également à s'adapter à l'introduction de la nouvelle unité monétaire. Et d'avertir que tout établissement bancaire dont la stratégie ne prend pas (ou trop tardivement) en compte l'éventualité de l'UEM risque de compromettre sa compétitivité!
Quid du coût du passage à la monnaie unique? Il dépendra largement du laps de temps s'écoulant entre le début de la troisième étape de l'UEM (1997 ou 1999) et la mise en circulation de la nouvelle unité de paiement. Le Traité de Maastricht est vague sur ce point. Il se borne à stipuler qu'une fois les taux de change irrévocablement fixés, le Conseil des ministres »prend également les autres mesures nécessaires à l'introduction rapide de l'Ecu en tant que monnaie unique .
Plusieurs possibilités
Plusieurs scénarios sont dès lors envisageables. L'option »big bang , impliquant que toutes les monnaies soient remplacées d'un jour à l'autre par la monnaie unique. Ou l'approche graduelle, qui verrait cohabiter pendant un certain temps les monnaies nationales et l'Ecu. Les banques et l'industrie plaident en faveur de la première option, forcément moins onéreuse du point de vue de la logistique. La Commission de Bruxelles, qui a chargé un groupe d'experts d'analyser le problème, penche plutôt pour la deuxième, arguant des vertus pédagogiques, pour le citoyen-consommateur, de la cohabitation.
Quoi qu'il en soit, l'AUME prédit que le coût de la monnaie unique sera »négligeable pour les petites entreprises mais bien plus important pour les grandes banques. La Barclays, le Crédit Lyonnais ou la BNP ont ainsi calculé que l'inévitable restructuration pourrait leur coûter, à chacune d'entre elles, entre 100 et 150 millions d'Ecus (160 à 240 millions de francs) sur une période de cinq ans.
Une facture somme toute modeste, comparée aux bénéfices à attendre de l'union monétaire: simplification des procédures administratives, meilleure efficacité des systèmes de paiement, plus grande transparence et influence accrue de l'Union sur les marchés financiers mondiaux, en particulier face aux géants américain et japonais. A méditer, sachant que la disparité des monnaies en Europe coûte bon an mal an entre 13 et 19 milliards d'Ecus (21 à 30 milliards de francs) aux opérateurs économiques, selon les estimations de Bruxelles.
Roland KRIMM
(1) "Preparing the transition to the single currency", Association pour l'union monétaire de l'Europe, Paris, mai 1994.
(2) "The impact of EMU on banks'activities", Association bancaire pour l'Ecu, Paris, juin 1994.