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Cohen-Tanugi Laurent, le Monde - 6 ottobre 1994
Cohen-Tanugi sur le document CDU-CSU.

LA GEOMETRIE ET LE COUPLE

par Laurent Cohen-Tanugi

SOMMAIRE: Le document de la démocratie chrétienne allemande sur l'Europe » à géométrie variable a l'immense mérite de lever le tabou qui interdisait de concilier la volonté d'approfondissement et la nécessité d'élargissement. C'est aussi un défi lancé à la France, où se joue l'avenir du couple franco-allemand.

(Le Monde, 6-10-1994)

Les réflexions de la démocratie chrétienne allemande sur la future architecture européenne ont eu l'immense mérite d'ouvrir officiellement le nécessaire débat préparatoire à la conférence intergouvernementale de 1996.

En plaidant pour une » Europe à géométrie variable articulée autour d'un » noyau dur des pays moteurs, le parti de Helmut Kohl a levé le tabou qui interdisait toute conciliation entre la volonté affirmée d'approfondissement et la nécessité de l'élargissement.

Le point de départ de ces propositions de qualité est le souci cardinal de l'Allemagne réunifiée d'assurer durablement la stabilité de la moitié orientale du continent européen, par des politiques en faveur de cette région, puis, à terme, par l'adhésion des pays d'Europe centrale et orientale à l'Union européenne. C'est à la lumière de cette préoccupation fondamentale, conçue dans l'intérêt commun des Européens, que

s'expliquent, les pressions exercées par l'Allemagne en faveur de l'élargissement aux quatre pays de l'AELE, préalable indispensable à l'adhésion future des Etats d'Europe centrale.

Mais, contrairement au Royaume-Uni, également favorable à un élargissement le plus rapide possible à l'Est, l'Allemagne ne cherche pas à occulter la contradiction existant entre la poursuite de l'intégration européenne, à laquelle elle est traditionnellement attachée, et la perspective d'une Union comptant potentiellement vingt-cinq Etats à l'horizon 2010. Or le seul moyen réaliste d'éviter qu'un tel aéropage de nationsne meure de paralysie, ou ne se dilue en un simple espace commercial, consiste à introduire flexibilité et différenciation dans le système communautaire.

Les concepts de » géométrie variable et de » noyau dur appliqués à l'Europe de l'après-guerre froide ne sont pas nouveaux. Si les gouvernements les ont jusqu'ici évités, par diplomatie, conservatisme ou fidélité aux grands principes d'égalité et de respect de l'acquis communautaire, les militants de l'intégration européenne - français, notamment - ont appris à s'en accommoder (non sans quelques états d'âme chez les plus anciens), dès lors que la fuite en avant d'un élargissement décidé sans accord préalable sur ses implications ne leur laissait pas d'autre choix.

Contre l'Europe » à la carte

Mais l'utilisation parfois approximative de ces expressions - l'» Europe à géométrie variable est souvent assimilée, à tort, à l'» Europe à la carte - requiert une clarification préalable. De quoi s'agit-il en effet ? Simplement de prendre acte de ce que plus l'Union européenne s'élargit à de nouveaux membres et étend sa compétence à de nouveaux domaines (monnaie, politique extérieure, défense, affaires intérieures...), plus les chances que la totalité des Etats qui la composent aient à la fois la volonté et la capacité de participer simultanément à l'ensemble des politiques concernées s'amenuisent. Dès lors, sauf à faire régresser le projet communautaire au plus petit commun dénominateur d'une zone de libre-échange que l'Est rejoindrait le moment venu, la géométrie variable autour d'un » noyau dur s'impose d'elle-même comme la résultante inéluctable - au moins pour une période transitoire qui pourrait bien durer quelques décennies - de la double vocation de la construction européenne à l'approfondisse

ment et à l'élargissement.

La différenciation dans le temps de la participation des Etats membres à telle ou telle politique en fonction de leurs » aptitudes techniques - ainsi que le prévoit de traité de Maastricht pour l'Union économique et monétaire - est dans la meilleure tradition communautaire et ne comporte rien de révolutionnaire. En revanche, sur le terrain de la volonté politique des Etats, la théorie de la » géométrie variable va au-dela - et dans une certaine mesure, à l'encontre - des brèches ouvertes dans l'unanimisme communautaire par les dérogations britanniques et danoise de Maastricht en matière monétaire, sociale ou politique.

Il s'agit, en effet, non plus de permettre à certains Etats récalcitrants de s'exempter, au prix de laborieux marchandages et d'inextricables complications institutionnelles, des politiques voulues par la majorité - c'est là l'» Europe à la carte -, mais de concevoir une nouvelle architecture européenne d'ensemble, plus ouverte mais aussi plus cohérente, permettant aux Etats à la fois désireux et capables de réaliser l'ensemble des potentialités (notamment monétaires, politiques et militaires) de l'Union européenne de prendre les devants sans risque de veto ou de délai. Ce groupe de tête aurait non seulement vocation à accueillir à terme le plus grand nombre possible d'Etats, mais il jouerait d'emblée un rôle moteur et stabilisateur vis-à-vis des autres structures, moins contraignantes, de la construction européenne.

Le document de la CDU-CSU ne dit pas autre chose. S'il a maladroitement paru écarter momentanément l'Italie ou l'Espagne du » noyau dur , c'est parce que les Allemands ne pensent pas que ces deux pays seront prêts à participer à l'Union économique et monétaire dès le premier jour. Plutôt que de lancer le manque de sens diplomatique du parti de Helmut Kohl, mesurons au contraire le caractère positif de ce message, qui nous est adressé en tout premier lieu. Il signifie tout d'abord que la démocratie chrétienne allemande reste attachée à la cause de l'union monétaire même si l'exclusion temporaire de l'Europe du Sud rappelle qu'il ne saurait être question d'en assouplir les critères d'adhésion - comme à celle de l'Europe politique, notamment la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), que les Allemands ont toujours considérée comme le corollaire indispensable de l'union monétaire.

Après les deux années de silence ayant suivi Maastricht largement consacrées à promouvoir l'élargissement, cette profession de foi intégrationniste devrait rassurer ceux qui, en France notamment, s'inquiétaient d'un éventuel ralliement de l'Allemagne réunifiée à une grande Europe à l'anglaise, qu'elle dominerait de sa puissance économique et bientôt politique.

La France face à ses responsabilités

Le second mérite des prises de position allemandes est précisément de placer notre pays face à ses responsabilités. Traditionnellement réticente, parfois à juste titre, envers l'élargissement, la France ne l'est désormais pas moins, depuis Maastricht et l'émergence d'une droite ouvertement antieuropéenne, envers l'approfondissement. C'est très diplomatiquement cette fois que nos partenaires allemands relèvent que la France » se montre souvent indécise lorsqu'il s'agit de prendre des mesures concrètes en faveur de l'intégration européenne, l'idée ayant toujours cours qu'il est impossible de renoncer à la souveraineté de l'Etat-nation (...) . Est ici vraisemblablement visé le refus français à Maastricht, de soustraire la PESC à la règle de l'unanimité et surtout de donner un véritable rôle politique au Parlement européen.

Or le modèle politique et institutionnel qui sous-tend les réflexion de la CDU est clairement celui d'un fédéralisme à l'allemande que n'auraient pas renié les fondateurs de la CECA, reposant sur la subsidiarité et une plus claire répartition des compétences communautaires et nationales, publiques, et privées, et dans lequel la Commission exercerait le pouvoir exécutif, sur les affaires communautaires face à un Parlement souverain et un Conseil des ministres évoluant vers un Sénat des Etats.

Malgré les récentes déclarations d'Edouard Balladur sur l'» Europe à cercles concentriques , la France de 1994-1995, affaiblie à Bruxelles et marginalisée à Strasbourg au terme de la piteuse campagne électorale du printemps dernier, semble bien éloignée de ces positions, et les Allemands le savent. Pourtant, si la patrie de Jean Monnet entend conserver la moindre chance de faire prévaloir sa vision traditionnelle - peut-être purement fantasmatique - d'une Europe-puissance politique et monétaire dans laquelle l'Allemagne se trouverait fortement impliquée, elle n'a pas d'autre choix que d'approfondir avec le chancelier Kohl les voies d'un fédéralime bien compris, adapté aux réalités politiques et proposé à l'ensemble de l'Europe. A défaut, c'est à une urope plus proche des conceptions britanniques que la France se rallierait de facto, dans une révision spectaculaire de sa politique européenne depuis vingt ans.

* Avocat, Laurent Cohen-Tanugi est notamment l'auteur de "l'Europe en danger" (Fayard, 1992).

 
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