LE COMPLEXE DE BABEL
par Denis Slakta
SOMMAIRE: Umberto Eco, dans son dernier ouvrage (*), s'interroge sur l'obstination humaine à rechercher une langue universelle. Et propose de »réévaluer Babel , longtemps tenue pour une »malédiction divine . (Le Monde, le 7 octobre 1994)
Pour être toujours prête à la paix, l'Europe ne cesse de fourbir des armes; et de les entretenir en fomentant des conflits locaux, dès que les guerres »mondiales font cruellement défaut. L'Europe cultive donc une spécialité »collatérale , la méditation sur les ruines; sur toutes les ruines, à commencer par la plus ancienne qui fascine toujours: la tour de Babel. Si bien que le »complexe de Babel reste agissant, plus virulent que jamais depuis le début de notre siècle. Grâce à quelques »grandes guerres .
Quelques années avant la première, en 1903, Couturat et Leau, publient une Histoire de la langue universelle. On rêvait avec Zamenhof, inventeur de l'espéranto, à une concorde entre les peuples. Quelques années après la »dernière guerre , entre 1957 et 1963, il faudra six volumes à Arno Borst pour raconter l'histoire de la tour. En allemand, on le devine aisément.
Dernier exemple en date: dans la collection »Faire l'Europe , paraît un fort volume, orné au sommet d'une tour (due à l'école flamande du XVIe siècle), qui domine un nom propre assez illustre, Umberto Eco, et un titre provocant: la "Recherche de la langue parfaite dans la culture européenne". L'enjeu est d'une telle importance qu'il serait déplacé, avertit l'auteur, de »cataloguer ce livre ailleurs que »dans l'histoire des idées , par exemple »en linguistique ou en sémiotique . La proposition est charitable: il suffit d'évaluer les lecteurs potentiels (même à réunir linguistes et sémioticiens) pour comprendre que la paix ne serait pas pour demain, ce qui pourrait plonger l'éditeur aussi dans le désespoir.
Pour être plus convaincant que ses devanciers, le professeur Eco fait plus court, plus didactique aussi, et limite l'enquête à l'Europe. Sans doute pour compenser l'éloignement dans le temps. Car l'histoire commence »au Début , avant même le Déluge, aux premiers verbiages de Yahvé, et se poursuit »jusqu'à nos jours , jusqu'à ce "lincos" qui, devrait nous permettre de jaser, le moment venu, avec de séduisantes extraterrestres, lesquelles s'attacheront d'urgence à reconnaître la signification d'»OK . Les mariages étant assurés, était-il nécessaire de pousser plus avant?
L'influence de Borges
La question se pose, en effet, quand on lit la conclusion de l'histoire, d'allure théologique: »Toute tentative de penser une langue philosophique est condamnée à l'échec , qu'elle soit a priori, comme chez Leibniz, ou qu'elle soit a posteriori, comme le volapük, inspiré pourtant, en 1879, à un »prélat catholique allemand .
Mais les »faillites ne découragent pas les vrais inventeurs, les rêves des hommes ont la vie au moins »aussi dure que la »malédiction divine ; ce qui se dit en mondolingue (mort-né en 1888) : »Le possibilità de un universal lingue pro la civilisat nations ne esse dubitabil. Il n'est pas »dubitabil non plus que le livre d'Umberto Eco surprendra bon nombre de lecteurs français, surtout ceux qui vénèrent Rivarol, toujours réédité: la langue parfaite existe. Pourquoi donc remonter »au Déluge , et se perdre dans les labyrinthes »d'une sémiotique lunatique ? Ayant atteint depuis trois siècles, depuis toujours en somme, »le comble de la perfection (Vaugelas), le français a reçu ipso facto vocation à l'universalité. Pourquoi a-t-il fallu que Satan se fit américain ? Allah seul le sait; c'est pourquoi Allah est grand.
Le livre, en revanche, rendra service aux curieux. En particulier aux fidèles de Borges dont l'influence est présente partout, et jusque dans les détails, dans un nom propre »baroque , tel cet Alvaro Cabeza de Vaca, qu'on donne pour un explorateur, ou dans un rappel »érudit : »Après la Chute, le langage des oiseaux fut de nouveau révélé à Salomon, qui l'avait communiqué à la reine de Saba et à Apollonios de Thyane.
Tout se passe comme si le sémioticien, avec des bonheurs divers, tentait de suivre Borges dans la (très grande) bibliothèque de Babel où l'on peut admirer l'infinie »variation des vingt-trois lettres , un cabinet voisin permettant au besoin de »dormir debout . Et le disciple Eco s'échine, consacrant souvent de bonnes pages, didactiques en diable, à presque tous les rêveurs des langues citées par le Maître. Sans craindre la comparaison: il est vrai que les textes de Borges sur Lulle et Wilkins, cet archevêque qui s'intéressa (entre autres) »à la cryptographie, à la fabrication de ruches transparentes, à la marche d'une planète invisible et (...) aux principes d'un langage mondial , sont d'une virtuosité souveraine.
Il est juste d'ajouter que l'enquête a pris de l'ampleur, s'étendant, par exemple, à Giordano Bruno, à Pic de La Mirandole, à Kirchner, à Leibniz, à Bacon, à Postel, à Zamenhof, aux kabbalistes, aux Rose-Croix, aux jésuites et à une flopée d'autres moins ou plus connus.
Pour illustrer la méthode, retenons le cas de Géorge Dagarno, maître de grammaire à Oxford (XVIIe siècle). Selon ce grammairien, pour construire une langue universelle, il convient entre autres de rechercher »les éléments primitifs , tout en inventant une écriture. Détails omis, "l'amour", ce sera "Pon", car P fait référence au genre (ici le genre Sensible), O désigne le genre intermédiaire, et N indique le numéro d'ordre dans la liste des »passions principales (qui sont neuf, dont "Pog", la pudeur). Divers suffixes assurent la dérivation : "Pone", l'amant; "pono", aimé; "ponomp", aimable. Le R sert à noter l'opposition; soit "pron", la haine. Imaginez seulement la moindre étourderie; et vous changez d'un coup votre "ponomp" amie, en "pronomp", harpie détestable. Et voilà encore une langue parfaite, bien inférieure à la plus imparfaite des langues naturelles. Sans compter que l'emploi de R rend équivalents les différents types d'opposition, »opposition par antinomie (bien/mal), par complémentarité (mari/fem
me), par convergence (vendre/acheter), par convergence vectorielle (partir/arriver), etc. .
Maintenant si l'on rapporte le tout, comme Umberto Eco au récit de la Genèse 11, on comprend mieux pourquoi les langues naturelles, humaines, sont tenues pour imparfaites: avant Babel, en effet, »tout le monde se servait d'une même langue , »divinement parfaite , celle qu'Adam pratiquait au Paradis.
Comme l'Europe naissait multilingue, et n'avait rien d'un paradis, les esprits pieux prirent le multilinguisme pour une conséquence de la »malédiction divine qui avait déjà frappé la tour.
Comment dès lors conjurer Babel ? On fit au plus simple, regardant vers l'après ou vers l'avant. Vers l'après-Babel, les événements prennent un tour moins sinistre. On rêve, en effet, de paix universelle; et l'on tente de construire des langues artificielles fondées sur des lettres, ou des chiffres: alors, comme l'espère Leibniz, raisonner, ce sera calculer. Même si ces utopies plutôt sympathiques conduisent à des échecs, les »effets collatéraux , explique Umberto Eco, ne seraient pas négligeables, puisque les langues artificielles ont entraîné le développement des sciences cognitives qui imposent, naturellement en somme, l'invention d'une »intelligence artificielle . Même artificielle, l'intelligence est préférable à l'imbécillité.
L'avant-Babel suscite d'autres questions. Par exemple: quelle était la langue primitive, parfaite et universelle, la langue du paradis ? Les débats commencent, soutenus par les nationalismes les plus sordides ou les plus bouffons. Umberto Eco montre comment l'hébreu, l'égyptien, le chinois, etc., firent office, tour à tour, de langue originaire.
C'est ainsi que chaque nation en vient à défendre les »droits de son idiome: pourquoi aller chercher au diable, quand on a le gaélique, l'allemand, l'anglais, le flamand, le bas-breton ou le français sur le bout de la langue ? Aucun parlant ne juge imparfaite la langue de son enfance. »Les langues du Paradis , comme dit Maurice Olender dans un ouvrage remarquable (1), se multiplièrent en même temps que les guerres.
Il n'était pas absolument nécessaire de tourner autour de Babel. Umberto Eco oppose, à juste titre, Genèse 11 à Genèse 10, où il est dit que les fils de Noé (après le Déluge, quelques verres de vin n'étaient pas condamnables) se dispersèrent, sans drame particulier »dans les îles des nations , et »d'après leurs pays, et chacun selon sa langue . ll suit au moins que le multilinguisme ne résulte pas d'une malédiction. Inutile donc de chercher des remèdes ou le pardon.
Or ce fragment, sacré lui aussi, ne fut pas médité autant que l'autre. Umberto Eco ne précise pas exactement pourquoi. Les voies de Yahvé sont impénétrables, c'est pourquoi Yahvé est grand. Et le sémioticien de Babel mentionne à peine les épisodes de la Pentecôte, remarquablement analysés par Renée Balibar (2): c'est alors que fut envoyé le »don des langues , marquant ainsi la fin de la malédiction, au moins pour les chrétiens. Dieu peut et doit »être adoré dans toutes les langues , ce qui organise - en relation, hélas, avec la mission de convertir - l'obligation de traduire, qui surgit on ne sait trop comment dans la conclusion d'Umberto Eco. Comme pour l'excuser à l'avance, Renée Balibar constate que le dernier catéchisme paru, en 1992, »passe sous silence le mystère des langues de feu .
Faut-il donc sauver le mythe de Babel ? Faut-il, comme Umberto Eco le propose en conclusion, »réévaluer Babel , s'attacher »en fils d'Adam à »conquérir la maîtrise, pleine et réconciliée, de la tour de Rabel ? Le mythe a produit assez de ravages. Inutile, au nom d'Adam - et même dans une conclusion bâclée -, d'inventer une nouvelle utopie, placée in fine sous le soleil du Coran qui illumine des lecteurs à encourager. Le sémioticien est la dernière victime connue de la Tour. Que n'a-t-il lu l'article »Babel dans le Dictionnaire philosophique ? »Moi, dit Voltaire, qui n'ai point vu la Tour, je n'en parlerai pas plus que d'Adam mon grand-père, avec qui je n'ai point eu l'honneur de converser.
(1) "Les Langues du Paradis. Aryens et Sémites: un couple providentiel", Le Seuil, coll. "Points-Essais".
(2) Dans "Le Colinguisme", PUF, coll. "Que sais-je ?".
(*) "La recherche de la langue parfaite dans la culture européenne" (Traduit de l'italien par Jean-Paul Manganaro, Seuil, coll. » Faire l'Europe , 436 p., 150 F.)