EUROPE: L'EST FRAPPE A LA PORTE.
LA BERD REHABILITEE.
par M.R.
SOMMAIRE: Après un an de rigueur, la Banque européenne pour la reconstruction et le développement a retrouvé l'estime des milieux financiers internationaux. Mais, malgré l'embellie, le doute continue de peser sur l'utilité réelle de cette institution originale.
(Le Monde, 25-10-1994)
Les deux derniers étages, qui comprenaient notamment le vaste bureau présidentiel de Jacques Attali et les salles à manger directoriales, sont à louer. Les invités de marque déjeunent dans la cantine, séparés des employés par un simple paravent. Un » business center doit ouvrir dans la salle d'expositions, qui a été fermée.
Depuis l'arrivée de Jacques de Larosière, il y a juste un an, à la tête de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), on imagine mal combien les bureaux ressemblent à ceux de n'importe quelle banque d'affaires de la City. Le seul vertige du voyageur qui débarque dans la cathédrale de verre et de métal d'Exchange Plaza est provoqué par les célèbres plaques de marbre en subtils dégradés. Seul vestige de la mégalomanie de son prédécesseur, Jacques Attali. Le fondateur de la BERD avait dû renoncer à ses fonctions, en juillet 1993, à la suite des accusations portées contre l'extravagance de sa gestion.
Voilà quatre ans et demi que la Banque européenne, créée au départ par quarante pays pour aider l'Europe de l'Est dans sa transition vers la démocratie de marché, s'acharne à joindre les deux bouts : ceux d'une Europe écartelée entre un Occident obsédé par ses propres difficultés économiques et les pays de l'ancien bloc communiste, qui ne cessent de tendre la sébile et affirment ne pas voir grand-chose venir. De l'avis général, Jacques de Larosière a remonté le moral des employés et la réputation de l'institution, qui avait souffert d'une direction contestable, d'une organisation anarchique et de graves erreurs stratégiques. Aujourd'hui, la BERD a retrouvé sa place dans le concert des grandes organisations financières internationales.
Adapter la mission de la BERD à un environnement économique en constante mutation : pour ce faire le » chairman a remodelé une organisation jadis hybride mi-banque d'affaires, mi-banque de développement - en fusionnant les deux départements. A l'instar de ce qui se passe à Wall Street, l'organigramme est plat, c'est-àdire que les chefs ne sont que 'primus inter pares'. Les quelque trois cents financiers exercent un véritable métier de preneurs de risques. » Il faut trouver de bons projets, évaluer le potentiel de succès et de croissance d'entrepreneurs en utilisant son bon sens. Il s'agit d'un retour aux sources de la profession de banquier , explique un des dirigeants.
CATALYSEUR * » Jacques II comme l'a baptisé la presse anglaise, ne joue pas au chef d'entreprise : il se contente d'en être un. Son truc à lui, c'est d'être banquier, un professionnel des chiffres et du secret qui préfère les plans financiers aux liens noués avec les grands de ce monde. L'heure est à la rigueur. Les » boys se serrent la ceinture: rémunérations gelées, primes de fin d'année limitée à 10 % du salaire annuel, contrôle draconien des notes de frais. Le cheptel de limousines, les billets d'avion classe affaires, c'est terminé ! Le président montre l'exemple en voyageant en » économique et en prenant ses repas au restaurant libre-service du rez-de-chaussée.
PALETTE * Avec un capital limité face à des besoins énormes, la BERD ne peut être qu'un catalyseur du changement. Jacques Attali avait opté pour une stratégie » macroéconomique : joint-ventures avec des investisseurs étrangers ou participations à la reconversion du complexe militaro-industriel. Tout en conservant ces instruments, Jacques de Larosière préfère offrir une palette de services plus ciblés, destinée en priorité aux petites et moyennes entreprises locales : prêts accordés à des entrepreneurs individuels, octroi de fonds propres, etc. L'augmentation des effectifs locaux et le développement des bureaux de représentation s'inscrivent dans cette démarche.
Enfin, le successeur de Jacques Attali est parvenu à assainir les rapports jadis conflictuels entre la direction et le conseil d'administration, qui représente les cinquante-neuf actionnaires (cinquante-sept pays et deux institutions internationales).
» Contrairement à Attali, qui nous ignorait, de Larosière est courtois, prend des notes, nous tient toujours au courant de ce qui se passe et ne nous court-circuite jamais , indique un administrateur présent depuis les débuts. Mais cette assemblée de vingt-trois membres coûte cher. Nombreux sont les pays contributeurs, comme la Grande-Bretagne, qui réclament une diminution drastique du nombre d'administrateurs. Sur cette question délicate, Jacques de Larosière ne laisse rien paraître de ses pensées. Un silence ambigu, parfois.
» La BERD est une institution unique qui peut faire le pont entre la finance privée et la finance publique , note John Howell, directeur-associé du cabinet comptable Ernst and Young. De fait, par rapport à la Banque mondiale, la BERD dispose de plusieurs atouts de taille : sa vocation spécifiquement régionale, sa flexibilité et son goût de l'aventure (nucléaire ... ). Comparée aux banques d'affaires traditionnelles anglo-saxonnes, elle peut mobiliser des fonds aux meilleurs taux sur les marchés internationaux grâce à sa notation » AAA .
Le bilan, pourtant, n'est pas uniformément positif. L'accent mis sur la qualité des prêts et les carences des infrastructures locales (cadres juridiques et comptables, droits de propriété ...) ralentissent les versements. Toute accélération des sorties de fonds s'accompagne immanquablement d'une augmentation des provisions pour mauvaises dettes. Les statuts qui obligent la BERD à privilégier le secteur privé s'avèrent un casse-tête dans des pays sortant à peine de l'économie d'Etat.
En raison du gel des embauches, les cadres de niveau intermédiaire ne sont pas assez nombreux pour effectuer les tâches de suivi, d'où un recours coûteux aux consultants. Le » Board réduit fortement la marge de manoeuvre de l'état-major : un projet doit être introduit trois semaines avant l'assemblée des gouverneurs et présenté selon les normes pesantes en vigueur à la Banque mondiale. Les administrateurs ont tendance à se référer à leur capitale avant toute décision. Certains, en coulisse, poussent les dossiers des entrepreneurs dans leur pays.
Malgré l'incontestable embellie, un léger sentiment de méfiance flotte toujours dans l'air. Il vient peut-être d'un décalage entre l'ampleur des ambitions initiales (reconstruire l'Est, vaste programme !) et la liste, qui reste minime, des réels états de service de la BERD. Une fois passées en revue les actions qui ont assis sa réputation - les privatisations et le savoir-faire en matière de transition -, experts financiers, diplomates, connaisseurs de l'Est continuent de s'interroger : à quoi sert la BERD ? » De Larosière a remis les compteurs à zéro après la gabegie d'Attali. Mais la justification de l'existence d'une entité séparée de la Banque mondiale n'est toujours pas prouvée , explique un banquier.
Dans la City, un leitmotiv revient inlassablement, quel que soit l'interlocuteur: le caractère forcément éphémère de la BERD.
» Si la performance économique des pays de l'Est se rapproche de plus en plus de celle de l'Europe occidentale, on peut remettre en cause son existence , insiste John Howell. Les pays de l'Est les plus prospères devront un jour ou l'autre s'arrimer à l'Union européenne, dont les institutions leur viendront en aide. Le Japon pourrait préférer concentrer ses moyens sur la partie asiatique de la région. Quant aux Etats-Unis, ils ne cachent pas leur souhait d'établir des relations privilégiées avec la
Russie.
Condamnée à disparaître, la BERD ? Cette question fait sourire sa direction générale : » Si la BERD est supprimée, nous applaudirons. C'est que notre mission est réussie. Les institutions financières internationales ne sont pas faites pour durer éternellement ...
M. R.