EUROPE DE L'EST: DE LA TRANSITION A L'INTEGRATION
par Françoise Lemoine
SOMMAIRE: Six pays d'Europe centrale et orientale ont entamé les discussions préliminaires pour entrer dans l'Union européenne. Politique fiction ? Ils ont déjà réalisé d'immenses progrès dans l'intégration au marché de l'Europe des Douze. Même si beaucoup reste à faire dans l'organisation industrielle, y compris chez les plus avancés. La solution réside peut-être dans une accession par paliers, à partir de l'an 2000.
(Le Monde, 25-10-1994)
L'élargissement de l'Union européenne aux pays d'Europe centrale et orientale fait maintenant partie du débat sur l'unification régionale. Le Conseil européen de décembre 1994, à Essen, devrait y être largement consacré. Car si le principe de l'adhésion est acquis depuis le sommet de Copenhague de juin 1993, on en est au tout début de la phase préparatoire.
Six pays d'Europe centrale et orientale participent aux discussions: la Hongrie, la Pologne, la République tchèque et la Slovaquie (pays dits "groupe de Visegrad", qui ont entre eux un accord de libre-échange), la Bulgarie et la Roumanie. Tous ont signé des accords d'association avec la Communauté en 1991 ou 1992; la Hongrie et la Pologne ont déjà formulé une demande officielle d'adhésion; la République tchèque a fait connaître son intention d'adhérer dès que possible ainsi que la Slovénie, qui a un simple accord de commerce et de coopération avec la Communauté et négocie un accord d'association.
Réorientation
Pour les pays d'Europe centrale et orientale (PECO), cette future adhésion se situe dans la logique de leur intégration commerciale croissante à l'Europe occidentale. Depuis l'effondrement des échanges au sein du COMECON, dissous en 1991, ils ont redéployé leur commerce extérieur principalement vers la CEE. Entre 1988 et 1992, la valeur de leurs exportations vers l'Europe des Douze a doublé, alors qu'elle augmentait seulement de 37% vers les pays de l'AELE; quant à leurs exportations vers les pays non européens de l'OCDE, elles ont baissé de 25 %, en raison de l'effondrement des ventes de la Roumanie et de la faible progression des ventes des autres pays (+ 9 %). Tous sont donc commercialement très dépendants du marché communautaire (voir tableau).
L'intensité de leurs échanges avec l'Union européenne est ainsi, dès aujourd'hui, analogue à celle des pays d'Europe occidentale. Ceux de l'AELE envoient entre la moitié et les deux tiers de leurs exportations vers l'Union européenne (dont la plupart seront bientôt membres) et les Douze eux-mêmes font entre eux 60 % de leurs échanges, en moyenne. S'ils restaient exclus d'un processus d'élargissement, les pays d'Europe centrale et orientale seraient maintenus dans une position périphérique qui les rendrait moins attractifs pour les investisseurs étrangers et freinerait leur transition.
Dans le domaine industriel, la libéralisation des échanges est déjà largement engagée et ses progrès sont acquis pour les prochaines années. En 1990, la Communauté leur avait accordé le bénéfice du système de préférence généralisée, comportant d'importantes réductions de tarifs douaniers. Depuis, des accords d'association avec la CEE ont été signés et leurs dispositions commerciales sont entrées en vigueur.
Ces accords prévoient le libre-échange à l'horizon de dix ans pour les produits industriel, avec un démantèlement des barrières douanières plus rapide du côté de l'Union européenne que des pays associés. Les produits agricoles en sont exclus et, pour de larges secteurs, il est prévu des périodes de transition. Ainsi, pour les exportateurs du groupe de Visegrad, les droits de douane seront totalement éliminés en 1995 sur les produits industriels considérés comme » sensibles (produits chimiques, certains produits mécaniques), en 1996 sur l'acier, en 1998 sur le textile.
On a pu juger cette libéralisation timide, qui maintient des contrôles dans les secteurs d'exportation les plus importants pour les pays de l'Est. Ceux-ci ont en effet hérité du communisme une spécialisation dans des industries traditionnelles comme le textile, et des industries lourdes, comme la sidérurgie, qui ne coïncident pas nécessairement avec leurs atouts nationaux. Ils se trouvent ainsi en concurrence entre eux, sur des marchés peu porteurs, et aussi, dans certains cas (vêtements), avec des pays en voie de développement. Cependant, d'ores et déjà, une diversification de leurs ventes à l'étranger s'amorce et des capacités d'exportation commencent à émerger dans de nouveaux secteurs (1).
Ce sont les pays d'Europe centrale (Hongrie, Pologne, République tchèque) qui développent le plus rapidement ces nouvelles capacités. Les industries mécaniques, électriques, le matériel de transport ont représenté en 1993 plus du cinquième de leurs exportations (voir tableau). Ces industries, obsolètes à la fin les années 80, ont, depuis, bénéficié des investissements des firmes occidentales. L'avancée des réformes et de la stabilisation macroéconomique dans ces pays leur a permis de prendre une longueur d'avance.
Dans les pays balkaniques, en effet, ces évolutions ont été beaucoup plus lentes : le secteur des machines et équipement représente environ un dixième des exportations de la Bulgarie et de la Roumanie. Ces pays restent beaucoup plus dépendants des secteurs à forte intensité de maind'oeuvre comme le textile et le cuir, où ils tirent avantage de leurs faibles coûts salariaux : le salaire moyen dans l'industrie est trois fois plus élevé en Hongrie (240 dollars par mois fin 1993) qu'en Roumanie (80 dollars).
Ces écarts de coûts salariaux devraient inciter les industries d'Europe centrale à » monter en gamme , à développer des productions à forte valeur ajoutée, utilisant une main-d'oeuvre qualifiée ; leurs spécialisations sectorielles s'atténueraient au profit d'échanges intra-industriels, grâce à leur intégration dans les réseaux de production des firmes multinationales. Les spécialisations industrielles de la zone se diversifieraient, allégeant ainsi la concurrence entre pays de l'Est dans les secteurs protégés. Dans ce scénario, les pressions exercées sur les industries ouest-européennes par leurs concurrents d'Europe orîentale se déplaceraient et se diversifieraient.
Toutefois, pour envisager une future entrée dans le Marché unique, les économies est-européennes doivent devenir plus transparentes, à la fois dans leurs politiques d'aide publique et dans la gestion des entreprises. Au stade où en sont les restructurations industrielles et les privatisations, beaucoup reste encore à faire, même dans les pays les plus avancés, pour que les comportements rejoignent ceux qui prévalent dans les économies de marché. En attendant, la libéralisation des échanges a tourné à l'avantage de l'Europe des Douze, qui réalise des excédents commerciaux croissants: de 1,8 milliard de dollars en 1991 à 6,4 milliards de dollars en 1993.
Coûts budgétaires
L'entrée des pays d'Europe centrale et orientale dans l'Union soulève par ailleurs des problèmes budgétaires majeurs. Les premiers sont liés à la politique agricole commune. L'agriculture pèse encore lourd à l'Est: sa part dans le produit intérieur brut va d'un minimum de 8,5 % en République tchèque et de 23 % en Roumanie à moins de 3% en moyenne dans la Communauté. Son importance dans l'emploi est encore plus grande: entre 10 % en Hongrie et 28 % en Pologne et Roumanie. Selon des calculs d'experts (2), étendre aux agriculteurs d'Europe centrale et orientale le système de prix garantis aboutirait à augmenter les dépenses de la PAC de 15 % au minimum, du tiers si l'on prend en compte les effets indirects (excédents européens) et l'impact sur les prix mondiaux.
Le deuxième obstacle concerne les fonds communautaires d'aide aux régions sousdéveloppées. Le niveau de développement des pays de l'Est est très nettement inférieur à celui des pays les moins riches de l'Union européenne. Le pays de l'Est le plus riche, la Hongrie, a un PIB par habitant inférieur de 15 % à celui de la Grèce, qui est le pays le plus pauvre des Douze, et inférieur de moitié à la moyenne communautaire. Les Etats d'Europe centrale et orientale deviendraient ainsi parmi les principaux bénéficiaires des Fonds structurels de la CEE, qui sont destinés à favoriser le développement des régions les plus pauvres et qui, pour l'essentiel, vont aux zones où le revenu par tête est inférieur à 75 % de la moyenne communautaire. Le surcroît de dépenses qui en résulterait serait encore plus élevé que dans le cas de la PAC.
Il apparait donc peu réaliste d'envisager que ces pays puissent, aux alentours de l'an 2000, être parties prenantes de l'ensemble des politiques communautaires dans leurs dispositions actuelles. D'où l'idée de créer une étape intermédiaire entre le libre-échange de produits industriels et l'intégration à part entière dans l'Union (3). Cette proposition prévoit, autour de l'Union, deux cercles concentriques: le plus rapproché constituerait un » marché unique caractérisé par l'absence de toute restriction aux échanges (ni contingent, ni clause antidumping) mais d'où seraient exclus les produits agricoles et les aides structurelles. Le second serait une simple zone de libre-échange issue des accords commerciaux existants ou à venir entre les pays de l'Est et la Communauté, complétés par une libéralisation des échanges entre les pays appartenant à ce cercle. Cela ménagerait des transitions adaptées à la diversité des situations: l'accès des pays aux différents cercles dépendrait de leur capacité (et de leur in
térêt) à mettre en oeuvre l'» acquis communautaire .
Pour les pays d'Europe centrale et orientale, la phase de » préaccession qui s'ouvre sera dominée par la nécessité de rapprocher leurs institutions, leurs législations de celles de pays membres dans de nombreux domaines, notamment le système bancaire, la fiscalité, la politique de concurrence. Pour l'Union, la conférence intergouvernementale de 1996, qui doit réformer les institutions communautaires, devra tenir compte de ces nouvelles perspectives d'élargissement.
(*) CEPII (Centre d'études prospectives et d'informations
internationales)
(1) » L'Europe centre-orientale et l'Union européenne: du commerce à l'intégration , La lettre du CEPII, n· 127, septembre 1994.
(2) Is Bigger Better ? The Economics of EC Enlargement, CEPR, septembre 1992.
(3) R. E. Baldwin, Toward an Integrated Europe, CEPR, 1994.