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Fralon José-Alain, Kunz Didier, Le Monde - 26 ottobre 1994
La question de l'irrédentisme grec.

L'EUROPE DES BRASIERS MAL ETEINTS

II. L'AN PROCHAIN EN EPIRE DU NORD

par José-Alain Fralon et Didier Kunz

SOMMAIRE: Après un premier article sur Istrie et Fiume (le Monde du 25 octobre), nous poursuivons notre série sur les irrédentismes en Europe par l'évocation des visées des nationalistes grecs sur la partie méridionale de l'Albanie, cette » Epire du nord injustement arrachée, selon eux, à la mère patrie hellène.

(Le Monde, 26-10-1994)

» Nous ne parlons plus aux journalistes : S'il veut bien offrir, par charité chrétienne, une tasse de café au voyageur, le pope, tout jeune, ne voudra ni donner son nom ni répondre à la moindre question concernant » Radio-Drynoupouli , où il travaille. De Konitsa, située à une vingtaine de kilomètres de la frontière, ses émetteurs arrosent le sud de l'Albanie - où vit une importante minorité grecque - d'émissions vengeresses prônant l'autonomie de cette région, quand ce n'est pas son rattachement pur et simple à la Grèce. Avec la bénédiction de Mgr Sevastianos, l'archevêque de la ville, qui se défend officiellement d'être » ultranationaliste , tout en demandant - c'était en août - au gouvernement d'Athènes de lancer des » chars contre l'Albanie, pour répliquer à » chaque violation des droits de la minorité grecque vivant en » Epire du Nord , le seul nom donné à cette région par les irrédentistes grecs.

Socialiste militant, Thomas Papamichaelis, membre du conseil municipal de Konitsa, s'il traite de » conneries les émissions de » Radio-Drynoupouli et de » fasciste Mgr Sevastianos, n'en estime pas moins que l'» Epire du Nord est grecque depuis trente mille , que les » quatre cent mille Grecs qui y vivent sont maltraités et qu'il faut les aider. Ce chiffre est contesté par les Albanais, qui estiment, eux, » à moins de cent mille le nombre des » Albanais de souche grecque vivant dans la région contestée et accusent Athènes de considérer comme » Grec tout Albanais professant la foi orthodoxe ou considéré comme tel par des statistiques datant d'avant la guerre. Quant aux » experts occidentaux, travaillant, eux aussi, » l'aveuglette , leurs chiffre oscillent entre 150 000 et 200 000 personnes.

» Terre grecque non libérée

A Athènes, le discours officiel se veut le plus modéré possible sur cette question et bannit tout volonté irrédentiste. » La Grèce n'a aucune revendication territoriale à l'encontre de l'Albanie et ceux qui prétendent le contraire ont des intentions malignes , répète-t-on ainsi au ministère des affaires étrangères. Pourtant, les mots qu'ils emploient sont lourds de sens : l'» Epire du Nord n'est qu'une » entité géographique , et la minorité grecque y est installée depuis l'Antiquité .

Dès sa signature, le 17 décembre 1913, Athènes conteste le protocole de Florence, imposé par les grandes puissances et qui inclut la région dans le tout nouvel Etat albanais. La Grèce encourage même un mouvement sécessionniste qui aboutit, en 1914, à un » gouvernement provisoire d'Epire du Nord reconnu par le protocole de Corfou du 17 mai 1914. Depuis, ce rêve d'autonomie, voire de rattachement à la Grèce, perdure dans l'esprit de toute une partie de la population de la péninsule.

Cet irrédentisme sera, durant les années 50 et 60, d'abord l'apanage de la droite grecque, au pouvoir, puis de l'extrême droite qui entretient des courants nationalistes encouragés par une bonne partie de l'Eglise orthodoxe - d'Etat. N'a-t-on pas entendu Sotiris Kouvelas, ministre du gouvernement conservateur de Constantin Mitsotakis (1990-1993), qualifier l'Epire du Nord de » terre grecque non libérée - définition exacte d'une revendication irrédentiste. De son côté, l'ancien premier ministre lui-même n'a pas exclu, en juin 1993, que la Grèce demande l'autonomie de cette région, » lorsque la question des droits des minorités albanaises des Balkans, notamment au Kosovo, » sera réglée . Les socialistes avaient, traditionnellement, une attitude plus modérée sur ce sujet. Ainsi, Carolos Papoulias, originaire de Ioannina, la capitale de l'Epire grecque, et actuel chef de la diplomatie grecque, sera J'artisan du rapprochement gréco-albanais, décidant, unilatéralement, en août 1987, de lever l'état de guerre,

toujours en vigueur entre les deux pays, et d'ouvrir la frontière. Après la parenthèse conservatrice de M. Mitsotakis, entre 1991 et 1994, M. Papoulias tentera, une nouvelle fois, d'imposer » contre vents et marées , selon son entourage, une politique d'amitié avec Tirana.

Mais, entre-temps, l'effondrement du régime communiste à Tirana aura relancé les visées irré-dentistes. On voit surgir de multipies groupes de défense des » Epirotes du Nord qui demandent, haut et fort, l'autonomie de la région, prélude, dans la plupart des cas, à un rattachement. En juin 1993, un millier de manifestants nationalistes défilent dans le centre d'Athènes en scandant » Un, deux, trois, les tanks en Albanie , à l'issue d'un rassemblement public organisé par le » comité central de la lutte de l'Epire du nord , et soutenu par les trois principaux partis grecs le PASOK (socialiste), la Nouvelle Démocratie (conservateur) et le Printemps politique (droite nationaliste). Emmenés par Mgr Sevastianos et des députés de l'aile dure du parti conservateur, les manifestants crieront : » Autonomie, ici et maintenant, pour l'Epire du Nord. Et c'est une organisation nationaliste grecque, le » Front de libération de l'Epire du Nord , qui a revendiqué l'attaque, en avril, d'une caserne albanaise, au cours

de laquelle deux soldats albanais avaient été tués. Les circonstances exactes de cette agression n'ont toutefois jamais été clairement établies.

» Il faut tenir compte de l'élément émotionnel de la question , explique Alexandros Lykourézos, l'un des avocats les plus en vue d'Athènes et le vice-président du » Comité central de la lutte de L'Epire du Nord . » On ne peut pas tout le temps recevoir des gifles; on a connu trop d'humiliations nationales, il faut relever la tête , ajoute-t-il en faisant réfé-rence aux événement de 1956 en Egypte, au cours desquels les Grecs avaient été chassés par Nasser, ou aux pogroms anti-grecs de 1964 à Istanbul et à Chypre.

Convaincu que » le problème de la minorité grecque en Albanie est beaucoup plus important que la question de Skopje, où il n'existe pas de telle minorité , l'avocat estime que » la politique de Berisha a pour but de chasser la minorité grecque de ses terres ancestrales . Se voulant, lui aussi, » modéré , M. Lykourézos rejette » les irrédentistes, qui actuellement ne font que du mal . Pour lui, l'Epire du Nord est » une réalité historique et géographique , ce qui ne signifie pas de »poser le problème des frontières . » Si Tirana continue ses provocations et si le gouvernement ne prend pas d'initiatives pour stopper cette politique, alors les extrémistes des deux pays trouveront des excuses pour intervenir , avertit-il en conclusion.

Comment les autorités albanaises réagissent-elles au discours, pour le moins ambigu, des Grecs ? » Nous avons tout essayé, et cela n'a pas marché : dans son bureau de Tirana, Sali Berisha, le président de la République albanaise, explique, avec fougue, tous les efforts faits par son pays, depuis la chute du communisme, pour entretenir les meilleures relations possibles avec la Grèce. » Celle-ci aurait pu être le promoteur de l'intégration de l'Albanie dans l'Union européenne, mais le nationalisme grec l'a empêché , constate le président. » Comment peut-on comparer, s'enflamme-t-il à nouveau, la situation de la minorité grecque du temps du régime communiste à celle d'aujourd'hui ? Le président albanais reconnaît, toutefois, qu'un effort aurait dû être fait plus tôt pour permettre aux » minoritaires d'apprendre leur langue et qu'il serait souhaitable d'avoir, aussi, dans la région, des policiers originaires de la minorité. » Mais nous n'en trouvons pas, ajoute-t-il, car les Albanais de souche grecque qu

i ont fait des études partent tous en Grèce !

La position albanaise reste pourtant elle aussi marquée d'une certaine ambiguïté. Tirana peut, à juste titre, se plaindre de l'irrédentisme grec, mais les Albanais n'ont-ils pas une position similaire en ce qui concerne le Kosovo ou la Macédoine, même si elle n'est pas toujours avouée ? Sali Berisha ne commence-t-il pas tous ses discours par un appel aux » frères du Kosovo ? Le di démocratique d'Albanie n'a-t-il pas tenté de mettre la main sur la principale formation politique, le Parti de la prospérité démocratique, des Albanais de Macédoine, allant jusqu'à provoquer une scission au sein de ce mouvement ? De plus, moindre d'officiels de Skopje se plaignent de retrouver régulièrement des arnies de provenance albanaise aux mains de réseaux de » contrebande sévissant en Macédoine.

La condamnation, en septembre, à des peines très sévères (six à huit ans de prison) de cinq militants d'Omonia, le mouvement de défense de la minorité grecque d'Albanie, pour » espionnage au profit de la Grèce et détention d'armes a exacerbé la crise latente entre Athènes et Tirana. » Si un Etat ne peut pas, instruire un procès contre ses propres citoyens, cela équivaut à donner raison aux nationalistes , estime Sali Berisha. Certes, mais la manière dont ce procès a été instruit et la dureté des peines prononcées laissent un sentiment de malaise. Voulant mettre le holà aux ingérences et aux provocations d'Athènes, le président albanais n'a-t-il pas été poussé à la faute en frappant où il ne fallait pas frapper ? » Nous avons assisté à un procès politique plus que pénal; l'acte d'accusation n'était pas vraiment convaincant et nous avons jugé ces gens sur la base de notre ancienne Constitution communiste , constate Gramoz Pachko, un dissident du Parti démocratique, qui dit tout haut ce que beaucoup d'intel

lectuels albanais pensent tout bas. » Ce procès m'a fait penser... au mien , confie un professeur de Tirana qui avait été condamné à vingt ans de travaux forcés par Enver Hodja pour » intelligence avec une puissance étrangère .

Les années de prison infligées aux militants d'Omonia comme la pression policière des derniers mois dans la région auront, peutêtre, » calmé la minorité grecque d'Albanie. Mais, les » cinq sont devenus des martyrs aux yeux de cette communauté, et l'histoire prouve qu'il y a rarement de martyr sans vengeance.

Dans les Balkans moins qu'ailleurs.

José-Alain FRALON (avec Didier KUNZ à Athènes)

 
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