L'EUROPE DES BRASIERS MAL ETEINTS
IV. - La chape de la » Pax russica
par Sophie Shihab
SOMMAIRE: Après avoir évoqué l'Italie et son contentieux istrien, la Grèce et ses ("dépendances" albanaises, la question des minorités hongroises (le Monde des 25, 26 et 27 octobre), nous poursuivons notre série sur les irrédentismes en Europe par la renaissance d'un impérialisme à la russe, près de trois ans après la disparition de, l'Union soviétique.
(Le Monde, 28-10-1994)
Lorsque, le 29 décembre 1991, le drapeau russe a remplacé le drapeau soviétique sur le Kremlin, donnant naissance à quinze Etats indépendants sur les ruines d'un empire totalitaire s'étendant sur » le sixième des terres émergées , le monde a tremblé.
Tout au long de l'année suivante, et encore en 1993, des rapports de la CIA parlaient de possibles guerres » à la yougoslave entre ces nouveaux Etats : leurs frontières avaient en effet été tracées de façon volontariste du temps de l'URSS, généralement par Staline lui-même, et se trouvaient donc très souvent contestées. Notamment celles séparant la Russie de ses deux plus importants voisins, l'Ukraine et le Kazakhstan, tous dotés d'armes nucléaires, ce qui rendait les risques de conflit quasi apocalyptiques. Une autre prévision largement discutée fut que la Fédération de Russie allait elle-même subir le sort de l'URSS et éclater à son tour en plusieurs entités, nationales ou régionales.
Près de trois ans plus tard, on constate que non seulement ces craintes ne se sont pas concrétisées, mais qu'elles sont remplacées par d'autres, diamétralement opposées : ce n'est plus le démembrement de la Russie et de ses voisins qui serait source de menaces, mais la puissance russe en cours de reconstitution.
La Russie reste toujours présente avec ses troupes sur la plupart des frontières extérieures de l'ex-URSS et, si les trois petites Républiques baltes ont échappé à son emprise militaire, les douze autres débattent déjà de la création d'institutions supranationales, où Moscou détiendrait 50 % des voix. Les réticences de ses partenaires, parfois acculés contre leur gré à cette reprise de la coopération avec l'ex-métropole, alimentent les craintes de ceux qui, en Occident, voient dans ce processus un nouvel avatar de l'impérialisme tsariste, puis communiste. Un impérialisme qui serait constitutif de l'Etat russe : dénué de frontières » naturelles , celui-ci n'a cessé de s'élargir depuis le seizième siècle, son mouvement d'expansion reprenant toujours le dessus, après de courtes périodes de désintégration violente. Comme aujourd'hui ?
L'"étranger proche"
Paradoxalement, c'est peut-être cette propension russe à reprendre pied dans ses anciens espaces qui permis jusqu'ici d'éviter le » scénario-catastrophe qui se profilait il y a trois ans. Alors, un homme aussi respecté que Soljenitsyne proposa, comme moyen de "réaménager la Russie", une solution s'apparentant à celle des tenants de la » Grande Serbie , même s'il excluait toute autre voie que celle d'élections démocratiques. Il s'agissait de prendre chez les voisins de la » RSFSR (telle que définie par Staline et devenue désormais la Fédération de Russie) leurs territoires peuplés de russophones pour les englober dans un grand Etat slave. Ce qui revenait à dire tout haut ce que beaucoup de Russes pensaient, et pensent toujours, sans trop oser l'avouer.
Une telle solution supposerait de faire éclater trois Etats : la Biélorussie, l'Ukraine - réduite éventuellement à la Galicie - et le Kazakhstan, qui serait amputé de sa moitié nord - sa partie » utile en termes de production agricole et industrielle. Cette proposition n'a guère fait de bruit en Biélorussie, dont la population homogène serait majoritairement prête à se fondre dans un grand Etat » slave . Mais les Ukrainiens et les Kazakhs ont accueilli cette menace de démembrement de leurs nouveaux États indépendants par des manifestations houleuses. Ils n'étaient nullement prêts à rendre des territoires peuplés de Russes qui leur furent donnés, combien même abusivement, par des bolcheviks soucieux de diluer le poids des » nationaux chez les voisins de la Russie. Les années de communisme leur ont, en outre, appris à considérer ces régions russophones comme faisant partie de leur territoire national - une conviction confortée par le tabou de l'ONU sur le respect des frontières existantes.
La Russie de Boris Eltsine, après quelques hésitations, s'est fort heureusement abstenue de suivre la proposition de Soljenitsyne, qui aurait pu être synonyme de guerre. Dans un premier temps, elle n'en avait pas les moyens - il était exclu de braver à la fois ses voisins et l'Occident, alors que le nouvel Etat n'avait pas encore repris le contrôle de l'administration et de l'armée soviétiques. Et les démocrates au pouvoir n'en avaient pas l'intention. » Les frontières n'ont pas d'importance, car nous allons construire une économie de marché , disaient-ils alors. Mais, très vite, le Kremlin fut obligé de prendre une décision concernant la conduite à tenir envers son "étranger proche" : des conflits violents s'y développaient, des réfugiés en désordre et l'armée soviétique, devenue russe, s'y trouvait impliquée. Là, du moins, d'où personne ne la chassait.
Système de défense collective
A défaut de pouvoir » rassembler toutes les terres russes par la force, la première idée fut de se contenter de ce qui existait et de construire une nouvelle frontière matérielle autour de la seule Fédération de Russie. Des oukazes furent émis, des commissions formées, mais le projet fut abandonné lui aussi, pour trois raisons principales. Il était d'une part trop coûteux. Il aurait, par ailleurs, obligé à » couper dans le vif , comme on dit à Moscou, non seulement pour séparer les Russes, mais aussi plusieurs peuples du Caucase habitant de part et d'autre de cette frontière. Ce qui aurait allumé d'autres conflits dans une région qui n'en manquait pas. La dernière raison, mais sans doute pas la moindre, fut qu'investir d'énormes moyens dans cette entreprise contredisait un projet concurrent, qui mûrissait dans l'opinion des orphelins de l'URSS et que réclamaient notamment les militaires : rassembler les Etats de la CEI dans un système de défense collective, qui justifierait le maintien de troupes russes d
ans les exRépubliques - ou, du moins, de gardes-frontières russes le long des sections les plus sensibles de l'ex-rideau de fer.
On discute encore pour savoir dans quelle mesure les divers conflits » périphériques de l'ex-URSS ont été provoqués et gérés par le KGB et par son homologue militaire, le GROU. Ou s'ils ont été la conséquence inévitable du chaos post-communiste dans des régions ethniquement complexes, aux frontières et sous-frontières contestées. La vérité tient sans doute des deux. Mais force est de constater que la Russie a su ramener dans son giron les Républiques qui furent le théâtre de ces conflits.
Le scénario fut partout, à peu de choses près, le même : ces Républiques, libérées de l'oppression russe, se mirent à opprimer leurs propres minorités, qui voulaient aussi se libérer. Ces dernières (Arméniens en Azerbaïdjan, Ossètes et Abkhazes en Géorgie, » russophones en Moldavie) ont alors reçu un soutien militaire de la Russie. Et celle-ci n'a commencé à jouer les forces de paix qu'après avoir obtenu ce qu'elle voulait: les minorités des voisins sont protégées, et les voisins en question, dépecés, réintègrent les rangs de la CEI. L'Azerbaïdjan, qui compte sur l'intérêt occidental pour son pétrole et reste le seul Etat du sud de l'ex-URSS sans troupes russes sur son territoire, subit des avanies qui ressemblent fort à des tentatives de déstabilisation (attentats en série et vives pressions économiques).
Au Tadjikistan, les troupes russes soutiennent un groupe tadjik contre un autre, lequel a cherché refuge en Afghanistan, d'où il se bat sous la bannière de l'islam. Le résultat est positif pour les tenants d'une Pax russica dans tout l'espace ex-soviétique : les troupes russes jouent aux forces d'interposition sur l'ex-frontière de l'URSS ; les autres dirigeants des Républiques d'Asie centrale, qui craignent eux-mêmes une destabilisation islamiste, leur demandent avec insistance d'y rester, et l'Occident fait tacitement de même. C'est ainsi, grâce au cas tadjik, que Boris Eltsine a pu proclamer, il y a un an : "Les frontières de l'URSS sont celles de la Russie, qui n'en a pas d'autres ce qui est d'ailleurs exact, si l'on entend par frontière une ligne de barbelés et de miradors.
Une carte en réserve
Pour ce qui concerne l'Ukraine et sa » République de Crimée à population surtout russe, d'où aurait pu jaillir l'étincelle du plus grave conflit de l'ex-URSS, selon la CIA, le Kremlin a obtenu par des manoeuvres surtout politiques et économiques ce qu'il avait acquis ailleurs en impliquant son armée. Les Russes de Crimée - un peu comme ceux d'Ukraine orientale, - qui avaient voté pour l'indépendance ukrainienne en 1991, ont changé d'avis et fait savoir qu'ils souhaitaient être rattachés à la Russie dès que la malheureuse » monnaie ukrainienne a commencé à s'effondrer face au rouble. L'Ukraine entière, plutôt que de risquer un démembrement, a fini par élire, en juillet, un président qui reprit les négociations avec la Russie, signa l'intégration du pays dans les 'structures économiques de la CEI et n'aura d'autre choix que de laisser la flotte de la mer Noire, à commandement russe, solidement ancrée en Crimée. L'irrédentisme russe en Ukraine a dès lors moins de raisons d'être activé, même si la carte est
soigneusement gardée en réserve par Moscou.
Les risques de conflit autour des diverses autres minorités, qui vivent désormais dans des Etats » périphériques dirigés par les fils d'une seule nation, semblent aussi moins immédiats qu'ils ne l'étaient il y a deux ou trois ans, quand les conflits » interethniques se propageaient comme un incendie dans toute l'ex-URSS. Le »gendarme russe veille désormais en Transcaucasie et en Asie centrale, où il est présent directement comme au Tadjikistan, ou par délégation, comme dans les autres Etats de la région.
Sophie SHIHAB