LES INDEPENDANTISTES D'OUTRE-MER
SE MUENT EN GESTIONNAIRES
par Frédéric Bobin avec Eddy Nedeljkovic à Pointe-à-Pitre, Jean-Marc Party à Fort-de-France, Franck Madoeuf à Nouméa et Michel Yieng-Kow à Papeete
SOMMAIRE: Dix ans après les poussées de fièvre qui ont secoué les DOM-TOM, les partisans de l'indépendance, confrontés à l'impasse de l'action violente, ont renoncé à leurs illusions pour se convertir à la décentralisation.
(Le Monde, 30/31-10-1994)
La scène se déroule le 5 avril 1985 dans la commune d'Anse-Bertrand, en Guadeloupe. Au pied du moulin de Bonne-Veine, symbole de l'exploitation sucrière de la période esclavagiste, huit drapeaux sont hissés sous les applaudissements de plusieurs milliers de personnes. Huit drapeaux d'organisations indépendantistes des DOM-TOM, réunies en cette cérémonie initiatique pour » enterrer le colonialisme français . Huit fanions de la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane, la Nouvelle-Calédonie, la Réunion et Mayotte, venus narguer le drapeau tricolore qui, à quelques kilomètres de là, se gondole au fronton des gendarmeries et des mairies de cette terre française de la Caraïbe.
Cette » Konferans a dènyè koloni fwansé (conférence des dernières colonies françaises), la première du genre, avait fait grimacer, à l'époque, les autorités françaises. Ces drapeaux »séparatistes claquant aux vents alizés n'auguraient rien de bon. Certes, les organisations qui s'étaient donné rendez-vous, ce jour-là, ne représentaient qu'une faction minoritaire des populations dont elles se réclamaient, si l'on excepte les indépendantistes de Nouvelle-Calédonie qui, eux, pouvaient revendiquer le soutien de la grande majorité de la communauté canaque. Certes encore, le radicalisme des réquisitoires anti-français ne devait pas occulter l'essentiel : les DOM-TOM n'étaient pas prêts, et de très loin, à verser dans l'insurrection générale.
Le retour du refoulé colonial
Il n'empêche: l'inquiétude taraudait les fonctionnaires d'Etat, les élus et l'opinion » loyaliste (on disait encore, parfois, » nationale ). Il flottait alors sur ces survivances d'Empire comme une âcre odeur de soufre. Depuis la fin 1984, la révolte des Canaques de Nouvelle-Calédonie avait rallumé des tisons mal éteints. On parlait de contagion. On évoquait l'» effet calédonien . On subodorait un inexorable processus de basculement des esprits, où le retour du refoulé colonial pouvait se conjuguer avec la débandade des opportunismes.
N'est-ce pas ce scénario auquel on assistait, précisément, en cette année 1985, en Guadeloupe, ce morceau des Antilles françaises que l'Histoire a façonné rebelle depuis le soulèvement antiesclavagiste de la décennie 1790 ? Cette tradition de la révolte et du » marronnage , l'Alliance révolutionnaire caraïbe (ARC) a tenté de la réactualiser, à partir de 1983, à coups de bombes contre des édifices publics. Les barricades qui ont couvert Pointe-à-Pitre en juillet 1985, en solidarité avec un militant indépendantiste incarcéré à Fresnes, ont montré à quel point le fond de l'air était chaud. Après la Nouvelle-Calédonie, la Guadeloupe illustrait cette guerre des nerfs dont l'outre-mer français commençait à être le théâtre. Non, la » Konferans a dényé koloni fwansé d'Anse-Bertrand ne pouvait être tenue pour un événement marginal, à peine digne de figurer au registre du folklore groupusculaire.
Dix ans après, pourtant, cette chronique des années brûlantes se feuillette comme un chapitre de la préhistoire. 1994 est à des années-lumière de 1984. Les bombes se sont tues, et les fusils de chasse surgissant des barricades ont été rangés au placard. Les ultras de l'indépendance se sont glissés dans les costumes de très sages notables, comme en Nouvelle-Calédonie, où les anciens meneurs du FLNKS (Front de libération nationale kanak et socialiste) jonglent aujourd'hui avec les centimes additionnels, les crédits du Fonds européen d'investissement ou les cours du nickel au London metal exchange.
Signe des temps, l'appareil militant du FLNKS s'est littéralement effondré. Les réunions des partis composant la coalition canaque se tiennent devant des auditoires clairesemés. L'agence de presse et le bureau de représentation en Australie ont fermé leurs portes. La radio du Front a été maintenue, mais elle diffuse, désormais, des messages publicitaires financés par les brasseurs d'affaires de Nouméa. Des années-lumière...
Que s'est-il donc passé ? Au-delà des particularismes locaux, qui rendent parfois les extrapolations un peu vaines - les évolutions ne sont pas forcément synchrones -, c'est une même rupture à laquelle les indépendantistes d'outre-mer ont été confrontés.
Le »moratoire d'Aimé Césaire
Ce grand ébranlement a un nom: la décentralisation. Si elle a pris des formes différentes selon les latitudes - loi de 1982 dans les DOM, autonomie interne de 1984 en Polynésie française et » accords de Matignon de 1988 en Nouvelle-Calédonie, elle a produit des effets identiques. Le transfert aux élus locaux de pouvoirs substantiels a enlevé à la revendication indépendantiste une partie de sa vigueur, voire de sa légitimité. Paradoxe: bien qu'accusé par la droite de » larguer les anciennes colonies par aveuglement doctrinal, le gouvernement socialiste est celui qui a porté aux mouvements indépendantistes les coups les plus rudes. Non en termes militaires, mais en termes idéologiques.
En lâchant du lest, en amadouant, en dialoguant, la gauche a apaisé les passions, quand la raideur gaulliste et giscardienne les avait, au contraire, attisées. Qu'on se souvienne du climat empoisonné qui régnait avant 1981 en Martinique, où le placide Aimé Césaire commençait à perdre patience au point de laisser son bras droit, Camille Darsières, inviter les Européens installés dans l'île à »plier bagage . Combien d'autonomistes tièdes ont été métamorphosés en indépendantistes ombrageux par un enchaînement de sottises préfectorales ? Aurait-on oublié que Paris avait par exemple, en 1976, institué... l'heure d'hiver dans ces îles de la Caraïbe ?
C'est cet engrenage du dépit qui a été brisé net, en 1981, par l'élection de François Mitterrand. De ce point de vue, l'effervescence des années l983-1985 en Guadeloupe n'est autre qu'un sursaut désespéré d'indépendantistes, parfaitement conscients que l'histoire était déjà en train de se retourner.
Les flambées de solidarité sentimentale qu'ils pouvaient occasionnellement susciter dans l'opinion insulaire ont fait, un moment, illusion en laissant accroire que l'on entrait dans une phase de déstabilisation. En vérité, le sort était scellé dès 1981 avec la proclamation par Aimé Césaire d'un »moratoire sur la revendication d'autonomie.
Avec ce geste, le maire de Fort-de-France et chantre de la négritude venait de bouleverser les règles du jeu. Certes, il ne faisait que tirer les enseignements du scrutin présidentiel (Valéry Giscard d'Estaing avait été plébiscité, au second tour, par 81 % des suffrages), qui avait révélé à ses yeux l'immaturité du sentiment nationaliste dans une Martinique anesthésiée par l'assistance métropolitaine et affolée par la rumeur entretenue par une habile propagande - présentant François Mitterrand comme un futur fossoyeur de la Sécurité sociale. Cependant, Aimé Césaire a provoqué une onde de choc qui a atteint l'ensemble des trois départements français d'Amérique. Dans son sillage, les partis » progressistes en proie aux tentations indépendantistes rentraient dans le rang et plaçaient toute leur confiance dans la décentralisation mitterrandienne. L'heure était à la gestion, à la construction des lycées et des gymnases.
» La souveraineté s'acquiert
Les fidèles de l'indépendantisme ne pardonneront jamais à Aimé Césaire d'avoir pris l'initiative d'un tel retournement. » Aimé Césaire aura coûté plus cher au mouvement de libération nationale que la droite à la Martinique, accuse Marcel Manville, président du club Frantz-Fanon. Il a coupé les jarrets d'un mouvement en marche avec son » moratoire (1). Durant les années 1983-1985, ces ultras refusent encore de croire à l'irréversibilité de la transition qui vient de s'accomplir. C'est pourtant à cette réalité crue qu'ils sont renvoyés à partir du milieu des années 80, quand il se confirme que la décentralisation a durablement redessiné le paysage politique local. Et ils en prennent acte, à leur tour, en acceptant de s'insérer dans le jeu institutionnel. L'heure est à l'aggiornamento.
En mars 1990, l'Union populaire pour la libération de la Guadeloupe (UPLG), dont certains membres avaient basculé dans l'activisme martial durant les années de plomb, opère une révision déchirante. Le mouvement reconnaît que » le peuple n'est pas convaincu par le mot d'ordre d'indépendance et décide, en
conséquence, de présenter des candidats à des élections locales jusque-là systématiquement boycottées. Aujourd'hui, Roland Thésauros, un élu de l'UPLG, universitaire féru des questions budgétaires, s'est imposé comme un coriace contradicteur de Lucette Michaux-Chevry, au point de se donner parfois des airs de » patron de l'opposition au sein de l'assemblée régionale. En Martinique, les indépendantistes se rallient, eux aussi, à la stratégie des urnes. S'il participait régulièrement aux scrutins locaux, le Mouvement indépendantiste martiniquais (MIM) d'Alfred MarieJeanne boudait depuis 1973 les échéances législatives. En 1993, il rompt avec cette tradition de la réserve électorale.
Chacun se résout donc à jouer le jeu des institutions, tout en clamant que » la décentralisation n'est pas la décolonisation . L'exercice de ce nouveau pouvoir local inflige pourtant, parfois, de cruelles leçons de réalisme. En Nouvelle-Calédonie, sur les six communes de l'archipel dont la situation financière » préoccupe la chambre territoriale des comptes, quatre sont gérées par des indépendantistes. Dans les provinces du Nord et des îles Loyauté, contrôlées par le FLNKS, l'apprentissage du pouvoir s'est fait dans la douleur: émergence d'une petite élite bureaucratisée, coupée de la base militante - les mauvaises langues parlent de la » bourgeoisie kanake en R 25 -, fragmentation de la galaxie militante, lenteur de la greffe économique au sein des tribus, émergence de contradictions violentes entre chefs coutumiers et élus du suffrage universel, vulnérabilité face aux sollicitations d'affairistes métropolitains venus goûter à la manne financière qui se déverse de Paris.
Les expériences des micro-Etats voisins
Tous ces handicaps se sont cumulés pour entamer gravement le crédit des élus indépendantistes, dont beaucoup pèchent, au demeurant, plus par naïveté ou inconstance que par arrivisme. Conscients du travail qui reste à accomplir pour assurer la viabilité économique de la future indépendance, selon la démarche engagée par Jean-Marie Tjibaou, les dirigeants de l'Union calédonienne (UC, composante majoritaire du FLNKS) font aujourd'hui l'éloge de la » progressivité , alors que se profile, en 1998, l'échéance d'un référendum d'autodétermination. » 1998, ce n'est pas l'indépendance totale, souligne François Burck, le président de l'UC. La souveraineté s'acquiert avec le temps. Cette indépendance, il faut la construire, qu'elle arrive en 1998, 1999 ou 2005.
Quelles que soient les frustrations que continue de susciter le spectacle, parfois indécent, de la dépendance vis-à-vis de la métropole, le sentiment d'une impréparation à l'indépendance immédiate finit par décourager bien des vocations. Parmi les raisons de l'effondrement de la sympathie qu'inspiraient les indépendantistes en Guadeloupe, les observateurs citent volontiers... les ravages du cyclone Hugo, en 1989. L'élan de solidarité qui s'était manifesté en métropole, ainsi que les mesures d'indemnisation prises par l'Etat, ont alimenté cette interrogation anxieuse : » Qu'aurions-nous fait si nous avions été indépendants ?
Les échos des expériences de certains micro-Etats voisins viennent conforter ce sentiment. L'idée que l'émancipation n'emprunte pas nécessairement les chemins de l'indépendance institutionnelle fait son chemin. L'argument avait déjà été abondamment exploité par les tenants du statu quo qui, à chaque élection, comparaient la misère et la dictature environnantes avec les » bienfaits de la présence française. Le fait nouveau est que beaucoup d'indépendantistes en conviennent, aujourd'hui, à demi-mot. Aux Antilles, le flot d'immigrés clandestins fuyant Haïti, Sainte-Lucie ou la Dominique, pour venir s'entasser dans les bidonvilles de Fort-de-France ou de Pointe-à-Pitre, finit par avoir un effet dissuasif. En Nouvelle-Calédonie, le Vanuatu (ex-Nouvelles-Hébrides), qui était célébré naguère comme modèle, est désormais cité par les indépendantistes de l'Union calédonienne comme le contre-exemple absolu.
C'est que les opinions des DOM-TOM sont très réceptives aux évolutions qui affectent l'environnement international. L'effondrement du bloc de l'Est a eu d'évidentes répercussions sur des revendications indépendantistes, jadis soutenues dans les forums internationaux par le » camp anti-impérialiste . Après avoir obtenu une éclatante victoire à l'ONU en décembre 1986 - la réinscription de la Nouvelle-Calédonie sur la liste des pays à décoloniser -, le FLNKS a essuyé, ces dernières années, bien des désillusions diplomatiques. Les Etats mélanésiens de la zone Pacifique sud, jusqu'à présent les plus radicaux dans le soutien aux indépendantistes canaques, ont faibli dans leur activisme depuis qu'ils sont eux-mêmes en butte à de violentes crises internes. Quant à l'Australie, qui s'était naguère associée aux offensives anti-françaises, elle se garde de toute interférence susceptible de froisser Paris après avoir elle-même applaudi à la signature en 1988 des » accords de Matignon sur l'avenir de l'archipel.
L'interrogation sur l'» identité
La période n'est donc plus franchement faste pour les tenants de l'indépendance. Faut-il, pour autant, prédire un effacement irréversible de ce courant d'opinion, qui s'entête à réclamer de nouvelles règles du jeu permettant de s'arracher à l'obsédant face-à-face avec Paris ? Rien n'est moins sûr. L'accumulation de tous ces handicaps n'empêchera nullement l'exigence » identitaire de continuer à travailler les consciences.
En Martinique, la vitalité d'un groupe comme le Mouvement des démocrates et des écologistes pour une Martinique souveraine (MODEMAS), dirigé par Garcin Malsa et auquel participent les écrivains de la » créolité Raphaël Confiant et Patrick Chamoiseau (prix Goncourt 1992) -, montre que certains cercles intellectuels n'ont pas renoncé. Après l'orthodoxie marxiste des
années 70, cette nouvelle génération d'agitateurs d'idées s'attelle à défricher de nouvelles terres, jusqu'à emprunter aux Quebécois le concept de » souverainisme , fort éloigné du schéma rigide de l'Etat-nation. Les conservateurs locaux finissent eux-mêmes à admettre que l'interrogation sur l'» identité n'est pas qu'un songe creux. Ils l'ont si bien compris qu'ils n'hésitent pas à jouer sur l'ambiguïté, à mille lieues de leurs officiels trémolos cocardiers.
Postés en embuscade
Quand Lucette Michaux-Chevry crée, en 1982, son propre parti, intelligemment baptisé Le Parti de la Guadeloupe (LPG), puis déclenche de féroces guérillas administratives contre les préfets, elle fait du nationalisme sans le dire. Quand Alex Ursulet, jeune loup du RPR martiniquais - et gendre de Bernard Pons - se proclame » nationaliste de droite , jusqu'à s'associer à la commémoration de l'abolition de l'esclavage, il fait du nationalisme en le disant. Quand Gaston Flosse, le président (RPR) du gouvernement territorial de Polynésie française issu du statut d'autonomie interne de 1984 -, sillonne les îles de l'archipel en célébrant les vertus du Tiamaraa, vocable signifiant indifféremment » autonomie et » indépendance , il fait du nationalisme en bredouillant. C'est ce même Gaston Flosse qui vient de laisser un de ses amis politiques, Tinomana Ebb, vice-président de l'Assemblée territoriale, louer les mérites du statut d'» Etat associé . Vieil admirateur de la formule des îles Cook, Etat lié à la Nouvell
e-Zélande, M. Flosse a toujours eu des idées très précises sur ce chapitre-là.
Pourtant, ces tentatives de récupération n'ont réussi que partiellement à couper l'herbe sous le pied des indépendantistes traditionnels. Les ambivalences de Gaston Flosse n'ont pas empêché son rival Oscar Temaru, le chef du Front de libération de la Polynésie, d'attirer sur son nom 44 % des suffrages dans la première circonscription (Ouest) de l'archipel en mars 1993. La montée en puissance de M. Temaru, qui capitalise les frustrations nées de l'impasse du tout-Mururoa, est aujourd'hui prise très au sérieux à Paris. En Martinique, la situation est moins tranchée, mais le score - 27 % des suffrages - recueilli dans le Sud par le chef du Mouvement indépendantiste martiniquais (MIM), Alfred Marie-Jeanne, signale l'enracinement d'un pôle indépendantiste.
Les électeurs qui se tournent vers des figures de cet acabit, personnalités charismatiques symbolisant une certaine droiture morale, ne sont pas nécessairement tous indépendantistes au sens idéologique du terme. Leur vote serait volontiers qualifié, en métropole, de populiste ou de protestataire. L'apologie du » chef à laquelle ils cèdent parfois passe même pour suspecte aux yeux des tenants du libéralisme politique. Mais qu'importe ! Le fait est là, incontestable : MM. Temaru et Marie-Jeanne infligent un cuisant démenti à ceux qui décrètent, un peu hâtivement, la fin de l'histoire dans l'outre-mer français. Dans ces contrées au tissu social extrêmement fragile, leurs coups de boutoir peuvent finir par porter. On les dirait comme postés en embuscade.
Frédéric Bobin avec Eddy Nedeljkovic à Pointe-à-Pitre,
Jean-Marc Party à Fort-de-France, Franck Madoeuf à Nouméa et Michel Yieng-Kow à Papeete
(1) Antilla du 9 septembre 1994.