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Garde Paul, Le Messager Européen - 1 novembre 1994
BOSNIE: UN AN POUR RIEN ?

par Paul Garde (*)

SOMMAIRE: Dans cet article, l'auteur de "Vie et mort de la Yougoslavie" parcourt les principaux évènements politiques, diplomatiques et militaires de ces douze derniers mois en ex-Yougoslavie. Sa conclusion: "un an pour rien". (Le Messager Européen, n·8, novembre 1994)

Le Point mort

L'automne 1993, et pendant tout l'hiver suivant, la situation tant diplomatique que militaire en Bosnie est au point mort. Le camp serbe (1) refusé le 15 mai 1993 le plan Vance-Owen, qui l'aurait obligé à rendre une partie de ses conquêtes et aurait maintenu une certaine unité de la Bosnie, en interdisant aux provinces de se séparer de la fédération. La communauté internationale n'a pas osé passer outre à ce refus, et dès le 22 mai, par le »compromis de Washington , elle a renoncé à son projet.

Le nouveau plan, dit »Owen-Stoltenberg , élaboré par les médiateurs de l'ONU au cours de l'été, a été refusé le 29 septembre, cette fois par les Musulmans: il laissait aux Serbes la plus grande part de leurs conquêtes, et prévoyait la possibilité de dislocation complète de la Bosnie, puisqu'il reconnaissait aux provinces serbe et croate dans ce pays le droit de se réunir à un autre État.

En mai, on n'a pas osé s'en prendre à l'agresseur et on a capitulé devant lui. En septembre, on ne va tout de même pas punir la victime. On l'envisage peut-être à Paris et à Londres, mais Washington est contre. Bref, l'ONU et les »grandes puissances sont échec et mat. Il n'y a plus de perspective d'accord.

Sur le terrain, les militaires de la Force de protection des Nations unies (FORPRONU), dont la mission est mal définie, qui subissent le harcèlement des belligérants, surtout serbes, et à qui l'on interdit de riposter, commencent à se plaindre. Le 1· janvier le général français Jean Cot, commandant en chef, dénonce les »humiliations subies par ses troupes (il sera relevé de ses fonctions le 31 mars). Le 4 janvier le général belge Briquemont, commandant pour la Bosnie, démissionne. Le plus fort contingent de Casques bleus étant français, c'est en France que des voix s'élèvent pour demander que la FORPRONU puisse faire usage de ses armes, ou s'en aille: »On tire ou on se tire (2) .

Les belligérants sur leurs marques

Les belligérants cherchent à consolider leurs positions en éliminant les poches. Le camp serbe continue ses attaques contre les enclaves musulmanes en Bosnie orientale, malgré le statut de »zone protégée qui leur est reconnu par l'ONU. Les Musulmans poursuivent l'élimination des poches croates en Bosnie centrale : ils prennent Vares le 4 novembre 1993. La Croatie peut se repentir de s'être engagée dans la lutte contre son ancien allié: elle a subi une défaite retentissante. De tous les territoires peuplés de Croates en Bosnie, il ne lui reste plus guère que les zones stériles d'Herzégovine occidentale; tout le reste est perdu, et des dizaines de milliers de Croates de Bosnie sont chassés de leurs foyers.

Izetbegovic a réorganisé l'»armée de Bosnie-Herzégovine . Les chefs de bande indisciplinés qui sévissaient au début ont été éliminés: certains arrêtés à Sarajevo, l'un assassiné dans des circonstances mystérieuses en Belgique. La discipline est rétablie, les hommes ne manquent pas, seules les armes font défaut. L'État bosniaque aussi s'est renforcé, avec l'accession au poste de premier ministre le 29 octobre d'un fidèle du président, Haris Silajdzic, et la participation aux institutions de personnalités serbes et croates, qui renforce le caractère multinational de l'État: l'ancien chef du HDZ de Bosnie, Stjepan Kljujic, qui avait toujours défendu l'entente croato-musulmane et avait rompu avec son parti, devient membre de la présidence bosniaque le 20 octobre (au plus fort des combats entre les deux anciens alliés), de même que Mirko Pejanovic, ancien leader communiste serbe. Le général serbe Divljak est commandant en second de l'année. Un peu plus tard, en mars 1994, un »Conseil civique serbe , formé de Serb

es favorables à la cause bosniaque, et opposés à Karadzic, sera créé à Sarajevo.

Cette armée peut même entreprendre la réduction de la sécession qui s'est produite à l'extrême nord-ouest de la Bosnie, dans l'enclave de Bihac. Cette région, peuplée presque entièrement de Musulmans, est encerclée par les Serbes mais protégée et ravitaillée par un bataillon français de l'ONU. Elle est gouvernée par un dirigeant musulman dissident, Fikret Abdic, patron de l'entreprise Agrokomerc (rendue célèbre par un scandale financier en 1987). Celui-ci a passé accord avec les Serbes et les Croates, acceptant ainsi le partage. Il peut librement commencer avec la Croatie à travers la zone serbe, et son journal, Zapadna Bosna, est imprimé à Zagreb. Il s'est séparé de la république de Bosnie-Herzégovine, en proclamant le 27 septembre une »province autonome de Bosnie occidentale . Les médiateurs internationaux, en particulier Lord Owen, le favorisent: son attitude conciliante et ses objectifs modestes leur paraissent préférables à l'intransigeance d'Izetbegovic. Mais chez la plupart des Musulmans bosniaques, s

auf ceux qui bénéficient directement des largesses d'Agrokomerc, Abdic passe pour un traître. Le mélange entre affaires et politique a moins de succès en Bosnie qu'en Italie ou en France. Les troupes fidèles au président bosniaque entreprennent de réduire la sécession. Dans la poche de Bihac des combats se déroulent entre les forces gouvernementales, qui se rendent maîitresses de la partie sud de l'enclave et de la ville même de Bihac, et les défenseurs de la »Bosnie occidentale , qui ne tiennent plus que le Nord avec la petite ville de Velika Kladusa (3), fief d'Agrokomerc. Le 26 janvier, Abdic en vient à demander, sans succès bien sûr, la protection militaire de l'ONU.

En Croatie, Tudjman renforce son pouvoir. En octobre, lors du congrès du parti gouvernemental, le HDZ, il élimine d'un seul coup de la direction du parti les dirigeants trop indépendants: aussi bien ceux de »gauche , comme Stipe Mesic et Josip Manolic, partisans d'un rapprochement avec les Musulmans, que ceux de »droite , comme Vladimir Seks, qui rêvent d'en découdre avec les Serbes. Le président sera plus que jamais en mesure de mener sa politique personnelle sans être gêné ni par l'opposition, ni par une opinion publique de plus en plus réservée à son égard. Au cours du premier semestre 1994, Mesic et Manolic quitteront le HDZ pour former leur propre parti, et l'opposition s'engagera dans un boycott du Parlement, qui laissera le pouvoir imperturbable.

En Serbie, Milosevic a porté un coup en juin à l'opposition nationaliste modérée, celle du DEPOS de Vuk Draskovic, avec l'aide du »Parti radical ultranationaliste de Vojislav Seselj: il s'agissait alors pour lui de rétablir son prestige de leader national, qui aurait pu être ébranlé par l'approbation qu'il avait accordée pendant quelques semaines au plan Vance-Owen. Mais aussitôt après, il se retourne contre son allié ultra, qui ne peut que le gêner au moment où la communauté internationale, avec le plan Owen-Stoltenberg, s'est révélée conciliante envers les exigences Serbes. La presse officielle se déchaîne contre Seselj, elle découvre même ses crimes de guerre ! En décembre, de nouvelles élections augmentent le poids du »Parti socialiste (ex-communiste) de Milosevic, qui ne manque que de trois voix la majorité absolue. L'appoint nécessaire sera trouvé facilement dans le »Parti démocrate de Zoran Djindjic et le »Parti démocrate de Serbie de Vojislav Kostunica, formations extrêmement flexibles (4).

Milosevic fait aussi élire son homme à la présidence de la RSK (»République serbe de Krajina , zone occupée de Croatie). Il s'agit de Milan Martic, »ministre de l'Intérieur de la RSK, héros éponyme des marticevic qui ont répandu la terreur en Croatie en 1991. Ce dernier est venu à bout difficilement, au deuxième tour des élections, en janvier 1994, du chef des ultras, Milan Babic, opposé à toute entente avec la Croatie. Auparavant il s'était débarrassé, par des arrestations, de tous les leaders qui passaient pour trop favorables à de tels accords.

En Croatie comme en Serbie, cette période est marquée par des réformes économiques. En Croatie, la monnaie se dévaluait d'environ 30 % par mois depuis le début de 1993. Cette dégringolade réussit à être stoppée en octobre. En Serbie, les choses étaient beaucoup plus graves: on avait supprimé six zéros au le 1· septembre 1993 et neuf au 1· janvier 1994 (ainsi, un dinar de janvier équivalait à un quatrillion de dinars de septembre); un billet de cinquante milliards de dinars avait été émis en décembre. L'hyperinflation était donc pire que dans l'Allemagne de Weimar, et toute vie économique normale avait disparu, sauf pour les détenteurs de devises. En janvier, le gouvernement fait appel à un économiste internationalement connu, Dragoslav Avramovic, pour une réforme radicale. Le 24 janvier est institué un »nouveau dinar convertible, valant un mark. La réforme a réussi, le nouveau dinar a conservé sa valeur: ce qui prouve que l'hyperinflation n'était pas imputable aux sanctions internationales, comme la propaga

nde officielle le proclamait. En tout cas les pénuries ont disparu, mais la pauvreté générale est restée, car les prix sont prohibitifs. L'avenir de l'économie serbe fonctionnant en autarcie, surchargée de chômeurs et de réfugiés, et obérée par l'effort de guerre, est plutôt sombre.

Les négociations parallèles

La diplomatie internationale étant bloquée, les diverses grandes puissances peuvent jouer leur jeu propre. Mais l'Europe occidentale ne peut rien faire: elle est paralysée par ses divisions, ainsi que par la présence de ses forces (françaises, anglaises, espagnoles, belges, etc.) dans les rangs des Casques bleus qui servent d'otages, et elle n'a d'autre politique que la défense d'un plan de partage qui n'a aucune chance d'aboutir. La Russie, au contraire, a repris des forces et regagné du terrain dans son ancien empire. Ainsi, le bruyant activisme du gouvernement français ne peut faire illusion. Les Européens sont politiquement éliminés des Balkans comme ils l'ont déjà été du Moyen-Orient. On se retrouve, comme quelques années plus tôt, devant une configuration bipolaire Washington-Moscou.

Les États-Unis soutiennent les Bosniaques. En défenseurs conséquents du principe du statu quo des frontières et de la dissuasion des agresseurs, ils désapprouvent le plan de partage et jugent non sans raison immoral de faire pression sur la victime. Leur souci de se concilier les pays musulmans modérés est pour eux une raison supplémentaire d'appuyer diplomatiquement la Bosnie.

En Russie, l'opinion publique est favorable à la Serbie au nom de l'alliance traditionnelle, fondée sur la prétendue »solidarité slave (il s'agit en fait d'une solidarité orthodoxe, puisque dans ce conflit tous les adversaires sont également slaves). Ce sentiment largement répandu trouve son expression politique surtout chez les nationalistes et ex-communistes, les »patriotes , qui sont les ennemis mortels de Boris Eltsine et des »démocrates qui le soutiennent. Mais justement, c'est sur ce point que le président peut le plus facilement donner satisfaction à ses adversaires. Il sait que Londres et Paris sont tièdes sur cette question. On lui a laissé comprendre qu'il peut se permettre dans cette affaire une politique »slavophile sans perdre certains appuis »occidentaux .

Ce sont d'ailleurs des démarches pacifiques qu'entreprennent dans cette période les deux superpuissances. Elles visent l'une et l'autre celui des belligérants qui a pris une position ambiguë: la Croatie. La Russie travaille à un accord croato-serbe et les États-Unis à un rapprochement croato-musulman. Ces efforts peuvent passer pour convergents, si l'on suppose qu'ils sont des étapes vers une réconciliation générale. Mais on peut aussi les tenir pour concurrents, puisqu'ils visent au renforcement soit d'un camp, soit de l'autre.

Le rapprochement croato-serbe correspondait au voeu de Tudjman et avait été préparé par de nombreuses négociations directes entre lui et Milosevic. Il était effectif en Bosnie, où les combats entre Serbes et Croates avaient cessé. Mais il butait sur la question des territoires occupés de Croatie. Sur la ligne de démarcation croato-serbe dans ce pays, malgré le cessez-le-feu, de janvier 1992, il y avait toujours eu des coups de main et des tirs d'artillerie: les villes croates de Karlovac, Zadar, Sibenik et d'autres étaient quotidiennement bombardées; les Croates ripostaient sur Obrovac, Benkovac et d'autres localités voisines du front. Deux fois au cours de l'année 1993, il y eut des actions militaires croates d'envergure dans les régions de Croatie occupées par les Serbes. La première eut lieu en janvier près de Zadar, pour dégager et pouvoir reconstruire le pont de Maslenica, point de passage obligé entre la Dalmatie et le reste de la Croatie; la seconde en septembre dans les environs de Gospic pour desser

rer l'étau sur cette ville. Cette dernière opération se termina par un massacre de civils serbes. Mais il semble que ces offensives, chaque fois arrêtées sous la pression de l'ONU, aient servi surtout à calmer l'opinion publique croate, qui réclame la libération des territoires occupés: la première a eu lieu à la veille d'élections à la »Chambre des comitats (Zupanijski dom), la deuxième juste avant le congrès déjà mentionné du HDZ. Tout en entretenant la gesticulation guerrière, Tudjman souhaitait plutôt, fort de sa »bonne volonté en Bosnie, arriver à un accord avec Milosevic pour une restitution totale ou partielle des territoires occupés.

Les négociations prennent un tour plus actif quand elles sont prises en main par le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Vitali Tchourkine. En novembre 1993, un accord de cessez-le-feu met fin aux tirs d'artillerie qui sévissaient presque quotidiennement en Croatie contre les villes des deux côtés de la ligne de démarcation. Le 19 janvier 1994 un accord est signé par la Croatie et la RFY, prévoyant l'échange de représentants.

Des négociations directes entre Croatie et RSK sont engagées en novembre 1993. Mais les positions des deux adversaires sont trop éloignées. Pour les Croates, il s'agit de »réintégrer les territoires occupés dans le système constitutionnel de la Croatie , alors que la RSK revendique sa reconnaissance comme État et cherche seulement des aménagements concernant les communications et l'économie. La formule de Tchourkine, selon laquelle la Krajina serbe pourrait constituer un »État dans l'État croate, n'a de succès ni d'un côté ni de l'autre. En mars 1994, les deux parties négocieront à Zagreb, à l'ambassade russe, et un accord sera signé le 29 mars prévoyant le retrait des troupes à un kilomètre du front et des armes lourdes à vingt kilomètres. L'opinion croate est mécontente de cette nouvelle renonciation de la Croatie à ses droits sur un fragment de son territoire. La partie serbe se réjouit de ce qu'elle considère comme un début de reconnaissance de la RSK. Mais elle ne souhaite pas aller plus loin. La renco

ntre suivante, prévue à Plitvice, en territoire sous contrôle serbe, sera annulée à cause des exigences de la partie serbe, qui refuse la présence de la presse croate.

Entre-temps, la diplomatie américaine (aidée par celles de l'Allemagne, de la Turquie et du Vatican) avait été plus efficace dans sa recherche d'un accord croato-musulman. Celui-ci allait au départ à l'encontre des voeux de Tudjman, qui ne songeait qu'au partage de la Bosnie. Il était souhaité, mais bien timidement, par l'opposition croate, et plus fermement par l'Église catholique de Croatie et de Bosnie. Mais il était rendu presque inévitable par la défaite écrasante subie en Bosnie par le HVO (Hrvatsko Vijece Obrane, »Conseil croate de défense ), armée de la »république de Herceg-Bosna , dont les dernières enclaves en Bosnie centrale étaient grignotées par l'armée musulmane. L'envoi de renforts provenant de Croatie même ne pouvait prendre une grande ampleur: il aurait entraîné des sanctions internationales contre la Croatie, et ce pays les aurait moins bien supportées que la Serbie, parce que son économie est plus imbriquée dans les échanges mondiaux. La Croatie était donc en position de faiblesse, et ne

pouvait que céder aux pressions américaines.

Des négociations eurent lieu à Vienne. Elles aboutirent d'abord le 6 janvier 1994 à un accord sur la mise sous administration européenne de la ville de Mostar (un administrateur allemand, Hans Koschnik, ancien maire de Brême, sera désigné). Elles furent facilitées par la disgrâce de Mate Boban, champion de l'affrontement croato-musulman, qui fut écarté de la présidence de la Herceg-Bosna. Enfin le 23 février fut signé un cessez-le-feu croato-musulman, et celui-ci fut instantanément et intégralement respecté, ce qui est rare dans ce conflit. Ainsi prenait fin une guerre qui avait duré plus d'un an et avait été particulièrement sanglante.

La consécration politique de la réconciliation fut la signature à Washington, le le' mars, d'un accord prévoyant la création, en Bosnie, d'une fédération entre Croates et Musulmans (appelée officiellement »fédération croato-bosniaque ), qui devait plus tard être elle-même coiffée par une confédération entre la Bosnie et la Croatie. Des accords ultérieurs précisèrent les détails de cette construction. Il devait y avoir dans la fédération huit »cantons : deux croates, quatre musulmans et deux mixtes. On institua une présidence de la fédération, avec comme président un Croate, Kresimir Zubak, et un vice-président musulman, Ejup Ganic. La fédération était censée ne représenter qu'une partie de l'État bosniaque (58 %), le reste (42 %) étant réservé pour une éventuelle composante serbe (les Serbes, rappelons-le, occupent en fait 70 %). Izetbegovic conservait la présidence de la Bosnie dans son ensemble. Mais Bosnie et fédération se donnaient un gouvernement commun, présidé par Silajdzic.

Une des conséquences de cette solution, c'est qu'elle faisait disparaîitre une des difficultés qui avaient fait obstacle jusque-là à un accord général: le problème de l'accès à la mer revendiqué par les Musulmans. Le seul point du territoire bosniaque riverain de l'Adriatique (et d'ailleurs inutilisable comme vrai port de mer) est Neum, localité entièrement peuplée de Croates et éloignée de toute zone à population musulmane. Les Musulmans avaient exigé que cette bourgade leur soit cédée, avec un corridor d'accès. Les Croates ne l'acceptaient pas, puisque le partage projeté était fondé sur le principe ethnique. La création de la fédération résolvait le problème: Neum s'y trouvait tout naturellement inclus.

Une autre conséquence, plus importante encore, c'est qu'elle désenclavait la zone musulmane, qui, entourée sur trois côtés par les Serbes, ne pouvait communiquer avec l'extérieur qu'à travers la zone croate. Le passage de l'aide humanitaire s'en trouvait facilité, de même que l'approvisionnement clandestin en armes, effectué en violation de l'embargo. Jusque-là les Serbes et les Croates, dont ].es frontières sont ouvertes sur l'extérieur, Pouvaient seuls en profiter. Désormais les Musulmans, qui en avaient le plus urgent besoin, en bénéficiaient aussi.

Remarquons pourtant qu'il s'agit d'accords »au sommet , qui aboutissent à une alliance entre les deux partenaires, mais pas à une fusion. Sur le terrain, les zones contrôlées par l'un ou l'autre restent bien distinctes. Chose plus grave, les deux parties font le plus souvent obstacle au retour des réfugiés dans leurs zones respectives: pas de réinstallation de Croates à Vares en Bosnie centrale, ni de Musulmans à Stolac ou à Capljina en Herzégovine (alors que le retour des réfugiés dans les zones occupées par les Serbes est une des principales revendications tant croates que musulmanes (5)). Ainsi, le nettoyage ethnique se trouve consacré, la Bosnie multiethnique n'est pas reconstituée, du moins dans la plupart des zones où Croates et Musulmans se sont combattus (elle a subsisté dans certaines autres régions, comme Sarajevo et Tuzla sous contrôle musulman, ou Orasje sous contrôle croate). Du côté croate, l'élection comme nouveau président du HDZ de Bosnie de Dario Kordic, que les Musulmans considèrent, proba

blement à juste titre, comme un criminel de guerre, est de mauvais augure pour l'entente des deux peuples. Du côté musulman, des manifestations d'intolérance envers les Croates sont signalées en divers lieux. Il suffit de lire les polémiques qui opposent les journaux Oslobodjenje (laïque, libéral) et Liljan (nationaliste, quasi islamiste) pour voir que là aussi le pari de la tolérance n'est pas définitivement gagné (6).

Il reste que, grâce à ces accords, de sanglants combats qui ont duré plus d'un an ont pris fin, que la zone musulmane est désenclavée, et que désormais le conflit n'oppose plus trois parties, mais deux seulement: la fédération croato-bosniaque d'une part, la RS de Karadzic de l'autre.

Le sursaut de l'ONU

Pour être limitées, les opérations militaires qui se poursuivaient en Bosnie orientale et autour de Sarajevo (et jusqu'au 23 février en Bosnie centrale et en Herzégovine) n'en étaient pas moins sanglantes. En janvier, des groupes d'enfants avaient été tué par des obus à Sarajevo et à Mostar.

Le 5 février 1994 se produit un événement lourd de conséquences: un obus tombe sur le marché de Sarajevo et tue soixante-huit civils. Numériquement, c'est un bilan moins lourd que celui de nombreux massacres antérieurs, accomplis non par obus, mais de près et avec mutilations ou tortures (par exemple les massacres de Musulmans par des Serbes à Bijelina en avril 1992). Mais alors il n'y avait pas de journalistes sur place, les faits n'étaient connus que plus tard, par des témoignages et des déductions aboutissant à des rapports peu lus. A Sarajevo, les caméras sont présentes dans l'heure et les images du carnage émeuvent le jour même des millions de téléspectateurs dans le monde entier. Les gouvernements sont contraints de réagir.

Le 9 février l'OTAN (jouant le rôle de bras séculier de l'ONU) lance un ultimatum aux Serbes de Bosnie exigeant le retrait ou le regroupement sous contrôle international des armes lourdes situées dans un rayon de vingt kilomètres autour de Sarajevo dans un délai de dix jours, faute de quoi ces installations seront bombardées. Sera bombardé aussi, sans condition de délai, tout site d'où sera parti un tir contre la ville. La Russie fait savoir qu'elle ne s'opposera pas aux bombardements, et incite le camp serbe à se soumettre à l'ultimatum. Mais elle obtient en contrepartie que des Casques bleus russes participent au contrôle. A la date prévue, l'ultimatum est respecté. Pour la première fois depuis vingt-deux mois, les tirs sur Sarajevo ont cessé. Une vie presque normale reprend dans la ville. Le 23 mars, un accord permettra le passage contrôlé de civils d'une des zones de la ville à l'autre pour des visites familiales.

Ce succès montre que la fermeté paie, mais aussi que, pour arriver à un résultat, l'accord de toutes les grandes puissances est nécessaire: la participation de la Russie a été décisive.

Dans les semaines suivantes, il y aura d'autres manifestations de fermeté. Le 28 février, quatre avions serbes qui survolaient la Bosnie sont abattus par des chasseurs américains. C'est la première application d'une décision de l'ONU (résolution 781, Deny Flight) interdisant le survol de la Bosnie, vieille déjà de seize mois (9 octobre 1992), et jusque-là toujours impunément violée.

A la fin de mars, les forces serbes attaquent Gorazde, qui est une des »zones de sécurité définies par l'ONU en Bosnie orientale. L'aviation américaine lâche quelques bombes sur eux les 10 et 11 avril. Le 25 avril, un ultimatum de l'OTAN exige le retrait des armes lourdes à vingt kilomètres de Gorazde. Le résultat est incertain.

L'ONU exige aussi la réouverture de l'aéroport de Tuzla, dans le nord de la Bosnie. Cette ville est le principal centre de la zone sous contrôle musulman, mais son aéroport est sous le feu de l'artillerie serbe. On concède aux Serbes un contrôle international de la cargaison des futurs avions, et des Casques bleus russes sont même envoyés à Tuzla à cet effet. Peine perdue, aucun avion ne pourra jamais se poser: le premier atterrissage, prévu pour le 17 mai, est empêché par des tirs serbes. La fermeté de l'ONU commence déjà à s'essouffler.

On notera aussi au début de mai un projet français de création d'une zone de sécurité à Brcko, avec menaces contre tout belligérant qui entreprendrait une action militaire dans cette région. La ville de Brcko, en Bosnie du Nord, est aux mains des Serbes, elle est le point d'étranglement de leur zone, large à cet endroit de trois kilomètres seulement entre la zone musulmane et la Croatie. Elle serait nécessairement le premier objectif d'une éventuelle offensive musulmane (ou croato-musulmane). L'initiative française est donc plutôt favorable aux Serbes. Mais elle n'aura pas de suite.

La relance diplomatique

A l'occasion de ces événements les points de vue des grandes puissances se sont rapprochés. Les États-Unis étaient favorables à l'emploi de la force contre le camp serbe, au moins sous la forme de bombardements aériens sans engagement terrestre, et la France prônait des pressions visant à l'acceptation du plan de partage. Désormais la France accepte l'emploi éventuel de la force (déjà réalisé en deux occasions), et les États-Unis l'idée d'un partage de la Bosnie. Mais l'expérience a montré aussi que la participation de la Russie était nécessaire. D'où l'idée d'une coordination de l'action des grandes puissances en dehors des structures de l'ONU. C'est ainsi qu'est créé un »groupe de contact réunissant les États-Unis, la Russie et l'Union européenne, cette dernière représentée par l'Allemagne, la France et la Grande-Bretagne, qui se réunit à Londres le 26 avril.

Cet organisme arrive à une position commune dès le 13 mai à Genève. Il affirme que »le conflit ne sera pas résolu par des moyens militaires (ce qui est un voeu pieux pour les »moyens militaires des républiques ex-yougoslaves, mais une ferme déclaration d'intention pour celles des autres pays). Il se donne pour premier but d'obtenir un arrêt des combats. Les Serbes, que le maintien du statu quo favorise, veulent un cessez-le-feu de longue durée; les Musulmans le veulent court. Finalement, c'est une trêve d'un mois renouvelable qui sera signée le 10 juin. Elle sera effectivement respectée, au moins dans les premiers jours. puis, peu à peu, des combats se rallument: d'abord dans la poche de Bihac, où l'armée bosniaque attaque Abdic, qui n'est pas signataire de la trêve, et où les Serbes prennent sa défense; puis un peu partout entre Serbes et Musulmans en Bosnie du Nord.

Le second objectif du groupe de contact est de proposer une formule de partage de la Bosnie, et de la faire accepter par les parties en présence sous la menace de sanctions qui ne seraient pas militaires. Un refus croato-bosniaque serait puni par la levée des sanctions économiques contre la RFY, et un refus serbe par un renforcement de ces mêmes sanctions, et par la levée de l'embargo sur les armes, qui permettrait d'armer les Musulmans (ceux-ci demandent depuis longtemps une telle mesure, et ils ont obtenu sur ce point l'appui du Congrès américain, ce qui embarrasse le président Clinton). Une carte de partage est dessinée, elle prévoit 51 % du territoire de la Bosnie pour la fédération croatobosniaque et 49 % pour la RS. L'ensemble est proposé aux belligérants sous la forme d'un plan »à prendre ou à laisser : aucune négociation ultérieure n'est admise. La réponse est exigée pour le 20 juillet. Il s'agit donc d'un ultimatum: le but est d'éviter les interminables négociations qui, l'année précédente, ont abo

uti à l'échec du plan Vance-Owen.

Le projet est inacceptable pour les deux parties: les Musulmans sont opposés au principe même du partage, et les Serbes ne veulent pas rendre un quart du territoire qu'ils occupent. Izetbegovic annonce néanmoins son acceptation. Comme il est certain à l'avance du refus serbe, il espère obtenir le bénéfice des sanctions qui doivent frapper l'autre partie. Karadzic, comme un an Plus tôt, fait dépendre sa décision d'un vote du Parlement de la RS, qui se réunit une fois de plus à Pale. Sa réponse n'est pas un refus, mais une demande de complément d'information, faisant dépendre l'acceptation de certaines conditions. De cette façon, il espère éluder l'ultimatum, et aboutir à une prolongation indéfinie des négociations, comme en 1993. Il pense aussi, non sans vraisemblance, qu'il pourra briser l'unité des grandes puissances et retrouver l'appui de la Russie. Celle-ci ne veut pas interpréter la réponse dilatoire serbe comme un refus, et est donc opposée à des sanctions immédiates contre le camp serbe.

En attendant, depuis plusieurs mois, les Serbes de Bosnie montrent leur force en appliquant eux-mêmes des sanctions à l'encontre des grandes puissances et de l'ONU: arrestation en avril de membres français d'un convoi humanitaire, qui ne seront libérés qu'au bout d'un mois; harcèlement permanent de contingents de Casques bleus; en juillet, destruction complète au canon, à la suite d'une embuscade près de Sarajevo, d'un convoi militaire britannique de la FORPRONU. Le 5 août, dans les environs immédiats de Sarajevo, les Serbes enlèvent, au nez et à la barbe de Casques bleus ukrainiens, des canons qui avaient été placés sous séquestre international en vertu de l'ultimatum de février. Des avions américains, français et néerlandais de l'OTAN ripostent le jour même par un bombardement qui détruit un canon serbe. On a choisi à dessein une pièce hors d'usage, abandonnée depuis des semaines sur un chemin forestier et depuis longtemps repérée. Cet acte symbolique entraîne tout de même la restitution de quelques vrais

canons.

Les Serbes de Bosnie poursuivent aussi le »nettoyage ethnique , afin de rendre la situation dans les régions qu'ils occupent décidément irréversible. A Banja Luka, grande ville du nord de la Bosnie contrôlée par eux depuis le début, et où il n'y a jamais eu de combats, le Haut Comité pour les réfugiés (organisme de l'ONU) a signalé en mars des assassinats, ainsi que des viols commis sur la place publique, et des faits semblables ont été dénoncés à Prijedor et en d'autres lieux.

Conflit interserbe ?

Le 31 juillet, Milosevic fait savoir qu'il est favorable à l'acceptation du plan et annonce qu'il instituera un blocus de la RS si celle-ci persiste à le refuser: menace mise à exécution, au moins formellement, dès le 4 août.

C'est la troisième fois en trois ans que le président de la Serbie entre en conflit, au moins apparent, avec les dirigeants serbes »du dehors (precani) et qu'il fait donc figure de »colombe et eux de »faucons . En janvier 1992, à propos de la Croatie, il était pour le plan Vance, que les dirigeants serbes de Croatie (RSK, alors présidée par Milan Babic) voulaient refuser. En mai 1993, il avait signé le plan Vance-Owen pour la Bosnie, rejeté par le Parlement de la RS.

Réel ou fictif, ce conflit interserbe ne s'est jamais développé bien longtemps. En 1992, Babic a été écarté par les hommes de Milosevic. La suite a montré qu'un plan signé pouvait ne pas être appliqué, puisque rien n'est venu entamer le pouvoir serbe sur les zones occupées de Croatie (pas de démilitarisation, pas de retour des réfugiés, etc.) La tactique de Milosevic a donc permis de réaliser à moindres frais les objectifs serbes. En 1993, le conflit présumé a été rendu sans objet par la capitulation instantanée de la communauté internationale devant les Serbes de Bosnie.

Les divergences possibles entre Milosevic et les dirigeants serbes du dehors ne sont pas en elles-mêmes factices. Elles peuvent avoir des bases géographiques, l'intérêt global ne coïncidant pas avec les intérêts locaux, et surtout des fondements idéologiques: il y a longtemps que la presse ultranationaliste insiste sur l'opposition entre la RS de Karadzic, »la vraie Serbie tchetnik, fidèle à saint Sava (patron de la Serbie traditionnelle), et la RFY de Milosevic, »création communiste (7) . Karadzic, nationaliste par conviction, peut être à la longue, en Serbie même, une menace pour Milosevic, nationaliste par opportunisme. Mais il est peu probable que ces comptes puisent être réglés en pleine guerre: les deux leaders ont trop besoin l'un de l'autre. Pour savoir ce qu'il en est réellement, il faut examiner les conséquences qu'aurait en fait la politique suivie par le président serbe, comparée à celle que suit Karadzic.

Il est clair qu'en ce moment précis les intérêts de Milosevic et les souhaits des gouvernements de trois au moins des grandes Puissances (Russie, France, Grande-Bretagne) coïncident. De quoi s'agit-il ? D'éviter que ne soient prises contre le camp serbe les sanctions qui ont été définies par le »groupe de contact en cas de refus du plan. Les trois gouvernements en question ne se sont associés à cette menace que dans l'espoir de ne pas avoir à l'appliquer. Le moindre prétexte leur sera bon pour y renoncer. Milosevic fait de son mieux pour leur en fournir un. S'il réussit, au moins pendant quelque temps, à laisser croire que la RS n'est plus aidée par la RFY, ces gouvernements auront de bonnes raisons de ne pas recourir à un renforcement des sanctions contre Belgrade, peut-être même d'alléger celles qui existent déjà. L'essentiel est de créer une situation ambiguë, qui fasse oublier la notion de plan »à prendre ou à laisser . Déjà, plusieurs mois de délai ont été obtenus, puisque les mesures définitives sont

remises à l'automne.

Supposons même qu'en contrepartie les dirigeants de la RS finissent par signer le plan, comme les y incite Milosevic. Cela ne signifie pas qu'il serait effectivement appliqué. Les 21 % du territoire bosniaque (30 % de la RS actuelle, environ dix mille, kilomètres carrés, l'équivalent de deux départements français) qui devraient être restitués aux Musulmans ou (plus rarement) aux Croates sont des zones où avant la guerre les Serbes étaient minoritaires. Mais aujourd'hui, après le nettoyage ethnique pratiqué par certains d'entre eux, on n'y trouve plus que des Serbes. Ceux-ci n'accepteraient probablement pas de vivre sous administration bosniaque, de même qu'au Rwanda les Hutus, après les massacres massifs de Tutsis perpétrés par certains des leurs, ne veulent pas revenir sous l'autorité d'un gouvernement à dominante tutsi (8). Or, contrairement aux Hutus, les Serbes de ces régions n'ont pas été militairement vaincus, ils ne se sont pas réfugiés ailleurs. On peut s'attendre, en cas d'application du plan, à des

difficultés village par village: négociations sans fin dans le meilleur des cas, résistance, combats, peut-être nouveaux massacres dans le pire. Et finalement sans doute enlisement et statu quo, comme en Croatie.

La différence entre les politiques suivies par Milosevic et Karadzic, c'est donc seulement que la première donne plus de chances au camp serbe d'échapper aux sanctions internationales. Mais le but reste le même, et la divergence sur les moyens ne saurait durer bien longtemps.

Rappelons que la fédération croato-bosniaque déteste le plan proposé autant que son adversaire. Elle ne l'aurait jamais accepté si elle avait pensé qu'il puisse conduire à une paix qu'elle juge injuste. Elle ne l'a signé que dans l'espoir de pouvoir poursuivre la guerre de libération dans de meilleures conditions, grâce aux sanctions que devait déclencher le refus serbe. La manoeuvre de Milosevic vise simplement à la priver de cet avantage escompté, et à conserver le statu quo.

Bilan d'une année

Un an pour rien: tel est le bilan qu'on est tenté de dresser pour 1993-1994. Pour rien, sauf pour d'innombrables victimes, d'atroces souffrances, et de nouvelles haines accumulées. On se retrouve devant la même impasse qu'il y a un an : un plan proposé par les grandes puissances et semblant offrir une issue, mais bloqué par un refus serbe auquel personne n'ose passer outre. L'année dernière, la communauté internationale a capitulé d'un seul coup, rendant superflu le leurre brandi par Milosevic. Cette année elle s'est engagée dans d'infinies tergiversations, et le même leurre retrouve son utilité.

Cependant quelques changements sont intervenus

1) L'idée d'une intervention militaire internationale n'est plus envisagée. Les menaces de sanctions brandies désormais (et toujours ajournées) sont économiques ou politiques.

2) Le plan de partage actuel, même s'il oblige en théorie les Serbes à restituer certains territoires, leur est, dans son principe, particulièrement favorable (bien plus que le plan Vance-Owen de l'année dernière) puisqu'il entérine le partage de la Bosnie et leur assure la continuité territoriale. La mise en oeuvre effective de ce Plan serait en fait une victoire du point de vue serbe. Izetbegovic a pris ce risque en l'acceptant, pour bénéficier des sanctions qui devraient frapper son adversaire en cas de refus de celui-ci. Les atermoiements de Karadzic, les manoeuvres de Milosevic, la complaisance de la plupart des acteurs internationaux sont en Passe de le priver des avantages escomptés. Pas de plan, mais pas de sanctions non plus : retour à la case départ.

3) Hier, le rapport des forces sur le terrain semblait plus favorable au camp serbe, et la situation internationale à ses adversaires. Aujourd'hui, c'est presque l'inverse. Le camp serbe bénéficie d'un appui plus net de la Russie, sa position internationale est donc plus forte, les risques de sanctions contre lui plus faibles. Mais le camp croato-musulman s'est renforcé par sa réconciliation, qui (même si elle n'est pas totale) libère des forces pour lutter contre l'adversaire commun et désenclave la Bosnie; par sa réorganisation et son réarmement, par son moral. »Nous allons gagner cette guerre , affirme le commandant en chef bosniaque Rasim Delic.

4) Chaque jour qui passe augmente l'intolérance et la peur de l'autre, et rend plus difficile la vie en commun. En Bosnie, l'exclusion et la persécution atteignent des sommets dans les zones serbes, et il reste des oasis pluriethniques dans certaines régions sous contrôle musulman. Mais même là, l'avenir de la coexistence n'est pas assuré.

Perspectives

La perspective la plus vraisemblable est donc celle d'une continuation ou d'une recrudescence de la guerre, qu'on peut imaginer à trois niveaux :

1) Dans le cas, peu probable, de la signature du plan par la RS, on aurait seulement un conflit larvé dans les zones à restituer, selon le scénario que nous avons esquissé plus haut. Mais ces zones sont vastes, dispersées et situées en partie au coeur de la Bosnie. Il y aurait donc peu de changements par rapport à la situation actuelle.

D'autre part, la question des territoires occupés de la Croatie resterait entière, source aussi de conflit potentiel. Les recommandations du »groupe de contact , promettant la levée des sanctions contre la Serbie en cas de signature du plan, semblent faire fi de la résolution 871 du Conseil de sécurité d'octobre 1993, liant la levée des sanctions à la solution du conflit en Croatie.

2) Si le plan n'est pas signé, les combats s'intensifieront, avec une offensive musulmane tendant à la reconquête de la Bosnie, et une pression serbe plus intense sur Sarajevo et les zones de sécurité. Cette guerre peut gagner en intensité et durer très longtemps. Les forces musulmanes se sont grandement renforcées et pourraient bénéficier, soit d'une levée officielle de l'embargo sur les armes, soit plus simplement d'infractions systématiques à cet embargo. Mais pour le moment les forces serbes de Bosnie ont encore une grande supériorité d'armement, et elles essaieront d'en profiter avant de l'avoir perdue, sachant que le temps joue contre elles. La FORPRONU, qu'elle soit retirée, comme il en est souvent question, ou qu'elle soit réduite à la fonction d'otage, comme les actions serbes récentes le mettent en évidence, ne peut espérer jouer un rôle actif.

3) L'offensive musulmane aurait sa pleine efficacité si elle était combinée dans le nord de la Bosnie (dans la »Posavina , ou région des bords de la Save) avec une opération à partir de la Croatie, visant à couper le corridor de Brcko, qui, rappelons-le, n'a que trois kilomètres de large, et à interrompre ainsi les communications entre la Serbie et l'ouest de la Bosnie. La Croatie pourrait être tentée aussi de reconquérir ses territoires occupés. Une intervention massive de l'armée croate entraînerait probablement aussi celle de la RFY avec tous ses moyens. On aurait alors une guerre totale, dont l'issue serait incertaine, mais dont l'horreur pourrait dépasser celle des années précédentes. Cependant, la politique menée jusqu'ici par Tudjman a toujours été très prudente, et il est peu probable qu'il s'en départe (9).

Ainsi, des trois scénarios envisagés, le plus probable nous paraît être le second, le niveau »moyen d'intensité. S'il se réalise, il faut souhaiter que la communauté internationale en tire les conséquences: qu'elle appuie celle des parties qui a été agressée et chez qui subsiste, du moins par endroits, un minimum de tolérance. Qu'elle le fasse au moins par les mesures qu'elle a elle-même décidées dans le cadre du »groupe de contact : renforcement du blocus économique contre le camp serbe, levée de l'embargo sur les armes; et qu'elle exerce aussi des pressions Pour obtenir la solution des autres problèmes: territoires occupés de Croatie, Kosovo, autres minorités de Serbie. C'est sur tous ces Points que l'opinion publique française devrait agir, puisque notre gouvernement est un des plus réticents à suivre une telle politique.

Faut-il nécessairement qu'une conclusion contienne une lueur d'optimisme ? L'expérience des occasions manquées et du temps perdu depuis trois ans n'y incite guère. Nous avons cherché seulement à présenter un tableau véridique. Nous serons heureux si d'autres, plus perspicaces que nous, peuvent y trouver des raisons d'espérer.

GLOSSAIRE

Camp serbe: Nous employons cette expression pour désigner l'ensemble des différentes entités étatiques se réclamant de la nation serbe, à savoir la RFY (Serbie + Monténégro), la RS et la RSK (voir ces mots).

DEPOS: Demokratski Pokret Srbije, »Mouvement démocratique de Serbie coalition de partis serbes nationalistes, mais démocrates, dont le principal est le SPO (Srpski Pokret Obnove, »Mouvement serbe pour le renouveau ) dirigé par Vuk Draskovic.

FORPRONU: Force de protection des Nations unies (pour l'ex-Yougoslavie; présente en Croatie, Bosnie et Macédoine).

HDZ: Hrvatska Demokratska Zajednica. »Communauté démocratique croate : nom du parti au pouvoir en Croatie, dirigé par Franjo Tudjman. Ce parti est majoritaire aussi chez les Croates de Bosnie. Le HDZ de Bosnie a été dirigé par Stjepan Kljujic (1990), puis Mate Boban (1991), puis Dario Kordic (1994).

Herceg-Bosna (république de): Désigne les territoires de Bosnie sous contrôle croate. Capitale: Grude. Président (jusqu'en 1994) : Mate Boban.

HVO: Hrvatsko Vijece Obrane, »Conseil croate de défense , armée de la »république de Herceg-Bosna (voir ce mot).

Musulmans (avec majuscule): Ce terme, désignant les populations de langue serbo-croate et de tradition religieuse musulmane, était officiel dans la Yougoslavie communiste. Dans la Bosnie indépendante, il a été remplacé par celui de »Bosniaques . Nous employons néanmoins le mot »Musulmans pour éviter toute confusion.

Posavina: »région de la Save : région du nord de la Bosnie, le long de la Save et de la frontière croate, à majorité croate (Bosanski Brod, Odzak) ou musulmane (Brcko), où passe le »corridor reliant la Serbie à la Bosnie de l'Ouest. Presque entièrement occupée par les Serbes.

RFY: République fédérale de Yougoslavie, regroupant depuis 1992 deux républiques : la Serbie et le Monténégro. Capitale : Belgrade. Présidents: Dobrica Cosic (1992), puis Zoran Lilic (1993). Le président de la Serbie est Slobodan Milosevic et celui du Monténégro Momir Bulatovic.

RS: Republika Srpska, »République serbe . Désigne les territoires de Bosnie sous contrôle serbe. Capitale: Pale. Président: Radovan Karadzic.

RSK: Republika Srpska Krajina, »république de la Krajina serbe . Désigne les territoires de Croatie sous contrôle serbe. Capitale: Knin. Présidents: Milan Babic (1991), puis Goran Hadzic (1992), puis Milan Martic (1994).

Notes:

1. Sur cette expression, de même que sur les autres termes spéciaux et les abréviations utilisés dans le présent article, voir glossaire, p. 108.

2.Titre d'un article de l'ancien ambassadeur Christian Lambert, Le Monde, 6 janvier 1994.

3. D'où la plaisanterie : »Aujourd'hui il ne reste plus que Velika Srbija (la Grande Serbie), Velika Hrvatska (la Grande Croatie) et... Velika Kladusa.

4. Voir Paul Garde, »La nébuleuse serbe , Politique internationale, n·63, printemps 1994, p. 217-240.

5. Voir le reportage de Zeljko Garmaz dans Globus, 22 juillet 1994, p. 5-6.

6. Sur la presse, voir le livre remarquablement bien informé de Mark Thompson, Forging War. The Media in Serbia, Croatia and Bosnia-Hercegovina, Londres, article 19 (International Centre Against Censorship), 1994.

7. Pogledi, 1992

8. Un autre trait commun entre les dirigeants serbes et hutus, outre la pratique du nettoyage ethnique, est le soutien (diplomatique pour les premiers, militaire et financier pour les seconds) qu'ils ont reçu des gouvernements français successifs.

9. Rappelons qu'à l'été 1992 la Posavina, région pourtant à majorité croate, et éminemment stratégique, a été abandonnée aux Serbes par l'armée croate Presque sans combats (voir The Economist, 25 juillet 1992).

(*) Spécialiste de linguistique slave et professeur émérite à l'université d'Aix-en-Provence, Paul Garde a publié "Vie et mort de la Yougoslavie", Fayard, 1992, ainsi que "Bosnie-Herzégovine: la Spirale de la capitulation", Le Messager européen, n· 7.

 
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