par Ivan Lovrenovic (*)
SOMMAIRE: L'auteur montre comment la Bosnie aux temps de son dernier et la Bosnie actuelle sont vis-à-vis de l'Europe dans la même situation. Alors comme aujourd'hui, les Bosniaques ont attendu de la part de l'Europe chrétienne hier, de l'Union européenne aujourd'hui, une aide qui n'est pas venue. (Traduit par Sasa Sirovec) (Le Messager européen, n·8, novembre 1994)
Il est à la fois désolant et fascinant de voir quelle est l'analogie qui s'impose quand on pense à la Bosnie et à l'attitude de l'Europe à son égard dans les moments dramatiques mettant en jeu son existence. Le dernier roi bosniaque, Stipan Tomasevic, était dans la même situation par rapport à l'Europe en 1463, l'année de la chute du royaume bosniaque, que le premier président de la Bosnie-Herzégovine démocratiquement élu, Alija Izetbegovic, en 1992, huit ans avant la fin du XXe siècle. Ils attendaient (le premier de la part de l'Europe chrétienne, l'autre de la Communauté européenne, ce qui est mutatis mutandis politiquement identique) l'aide et le salut contre l'irrésistible agression et l'invasion venue de l'est.
L'un et l'autre, pour être reconnus par l'Europe et acceptés comme les siens, devaient satisfaire ses grandes exigences, S'adapter à ses normes politiques. Le roi devait prouver en pratique sa catholicité et celle de son pays pour recevoir la seule couronne reconnue, celle du pape; le président devait organiser un référendum pour démontrer que lui-même et son pays étaient démocratiques.
En 1462, le roi Stipan envoya un message au grand humaniste Silvio Enea Piccolomini, le pape Pie II, disant qu'une catastrophe menaçait la Bosnie mais qu'elle ne s'arrêterait pas aux frontières bosniaques. Le malheureux roi ajouta: »Du vivant de mon père tu as ordonné que les armes réunies pour les croisés et qui se trouvaient en Dalmatie, dans les mains vénitiennes, lui soient envoyées. Aujourd'hui, tu trouveras peut-être davantage de réponses favorables.
Le pape s'y est employé un peu, quelques chevaliers européens ont répondu et, l'été de cette même année, un semblant d'armée a commencé de se réunir à Ancône. Puis le pape est subitement décédé, les chevaliers n'attendaient que cela pour se disperser, chacun est parti de son côté. ce qui est advenu au roi Stipan et à son royaume bosniaque est une vieille histoire. Pendant les cinq siècles suivants, Rome considérait avoir un droit symbolique et fictif sur la Bosnie, en vertu du testament de la dernière reine bosniaque, Katarina (ce testament est toujours » valable ).
Mais l'histoire n'est pas si innocente. Si, au sens militaire du terme, l'Occident a facilement abandonné la Bosnie, politiquement et idéologiquement il s'est efforcé de sauver la face. Ainsi, Nikola Modruski, l'envoyé spécial du pape et - comme on dirait aujourd'hui - le chef des observateurs déployés dans la Bosnie touchée par la guerre, a dressé un rapport solidement construit, qui a servi de fondement à tout récit historique ultérieur sur la Bosnie, qu'il soit national ou étranger. Il s'agit du fameux rapport faisant état de l'immense nombre des patarins et de leur trahison comme raison de la chute de la Bosnie, ainsi que de leur conversion presque euphorique à l'islam. Ce n'était rien d'autre qu'un cas typique de montage idéologique: pour dissimuler son propre échec et sa culpabilité, il fallait attribuer la plus grande part de responsabilité idéologique à l'autre. Si ce sont les faits qui en pâtissent, tant pis pour eux !
Le roi Stipan a reçu de l'Occident la couronne, qui s'est avérée brûlante et sans valeur, car immédiatement après il S'est trouvé sans terres et sans tête. Cinq cents ans après le roi, lprésident a reçu de l'Occident la reconnaissance (l'équivalent contemporain de la couronne): sa tête fut menacée plusieurs fois et il ne lui reste plus beaucoup de terres. Comme à l'époque, mais de manière plus sophistiquée et en plus grand nombre, la Bosnie est submergée d'observateurs (la force appelée FORPRONU), tandis que leur rôle revient à faire deux choses - du moins telle est l'impression à laquelle il est difficile d'échapper. Premièrenient, par leur »travail et leur présence, racheter l'inaction de l'Occident, le manque d'une aide réelle, et, deuxièmement, sur le plan politique et idéologique, réunir un maximum de »preuves de l'égale culpabilité des »trois parties .
Toute l'amertume de notre paradoxe provient du fait que ce qui égorge et tue la Bosnie aujourd'hui - le nazi-fascisme - est un phénomène profondément antieuropéen, phénomène que l'Europe, grâce à sa propre expérience récente, peut facilement et rapidement identifier, en étant probablement à même de savoir combien il est dangereux et antieuropéen. L'amertume de notre paradoxe repose également sur le fait que la Bosnie a toujours conservé une partie de son identité européenne, même dans les siècles de domination de la civilisation islamo-orientale. Ceci est dû en partie à la tradition jamais interrompue de sa participation à la culture européenne par le catholicisme bosniaco-croate, en partie à la tradition linguistique et culturelle européo-slave des Musulmans, et au maintien - par-delà les traditions et les différences ethniques - de liens forts avec des villes d'Europe occidentale: Dubrovnik, Makarska, Split, Trieste, Venise, Vienne, Budapest, etc.
Il ne faut pas accorder aux analogies historiques davantage d'importance qu'elles n'en ont en tant qu'intéressants sujets littéraires. La plus grande erreur serait d'y voir un destin ou une détermination inévitables. Mais l'analogie que j'ai brièvement exposée n'est pas sans force d'avertissement et de rappel. Au contraire. Ce qui est tragique c'est que pour une partie (la nôtre) cet avertissement est inutile, et que l'autre (l'européenne) semble ne pas bien l'entendre.
(*) Né à Zagreb (Croatie) en 1943, Ivan Lovrenovic a vécu à Mrkonjic en Bosnie-Herzégovine. Diplômé de la faculté des lettres de Zagreb. Depuis 1976, travaille à Sarajevo, pour la revue culturelle bimensuelle Odjek (L'Écho), puis en tant que rédacteur en chef de la maison d'édition Svjetlost (Lumières). En avril 1992, lorsque l'armée serbe a occupé le quartier Grbavica de Sarajevo, Lovrenovic a réussi à passer clandestinement avec sa famille dans la zone libre de Sarajevo.