FRANCE-ALLEMAGNE: NI REJET NI SOUMISSION
par Elisabeth Guigou *
SOMMAIRE: L'ancien ministre plaide pour une relance de la construction de l'Union européenne et refuse de se laîsser emporter par un euroscepticisme fondé sur la peur de la trop grande puissance allemande.
(Le Monde, 3-11-1994)
A quelle sauce l'Allemagne va-t-elle nous manger ? Ce fantasme, agité de façon récurrente tel un épouvantail par les adversaires de l'Union européenne, ressurgit depuis quelques semaines. Ce n'est pas étonnant alors qu'en France la crise sociale et politique s'aggrave, tandis qu'en Allemagne l'économie se redresse, le contrat social résiste à la crise, la situation politique sort de l'incertitude des derniers mois.
Aujourd'hui la peur de l'Allemagne se nourrit d'un élément nouveau : l'Allemagne n'est pas seulement plus puissante économiquement, plus cohérente socialement, elle est en passe de ravir à la France son rôle de chef de file politique en Europe. Avec la publication du rapport de la CDU/CSU sur l'avenir de l'Union européenne, l'Allemagne prend seule l'initiative. C'est la première fois que cela se produit.
L'exception pompidolienne
Jusqu'ici la France a été à l'origine de tous les grands projets européens, même si elle a pris soin d'y associer l'Allemagne. Cette entente continue entre Paris et Bonn, qui n'a pas exclu le parler franc et quelquefois les heurts entre les deux pays, ne connaît qu'une exception : la présidence de Georges Pompidou qui choisit de privilégier le Royaume-Uni, dirigé à l'époque, il est vrai, par un européen fervent, Edward Heath. Il y a vingt-cinq ans, la droite pompidolienne tournait ainsi le dos à la politique européenne du général de Gaulle fondée d'abord sur l'entente franco-allemande. De même les héritiers de Georges Pompidou, Edouard Balladur et Jacques Chirac, ont, à tour de rôle, au début de leur mandat de premier ministre, regardé avec insistance du côté de l'Angleterre, ce qui n'a pas manqué, en 1986 comme en 1993, de susciter à Bonn des doutes sur la solidité de l'engagement européen de la droite gouvernementale. Inquiétude d'ailleurs ouvertement partagée par la droite française proeuropéenne (1). Si
la CDU a ouvert seule ce débat c'est que, inquiète de la tiédeur de M. Balladur et des réticences de MM. Juppé et Chirac, elle a voulu mettre la droite française au pied du mur.
Reconnaissons à la démocratie chrétienne allemande le mérite de lancer le débat et de le faire avec franchise en donnant une vision allemande de l'unification européenne. Certes la CDU n'a pas su éviter une certaine brutalité, teintée d'électoralisme, distribuant les bons et les mauvais points soulevant une énorme émotion chez les pays plus pauvres de l'Union européenne, inquiets à la perspective d'être, contre leur gré, exclus, a priori, du noyau dur et de voir s'affaiblir la solidarité des pays riches. Mais s'agissant de l'Europe, mieux vaut la maladresse que l'indifférence. Car faire l'Europe n'est pas naturel. C'est, jour après jour, un tour de force dans les grands desseins comme dans les dossiers ordinaires. Je préfère l'engagement européen gaffeur de la CDU au non-dit frileux qui saisit les partis politiques en France dès qu'il s'agit de l'Europe. A droite parce qu'on espère cacher la crevasse, toujours plus profonde, entre pro et anti-européens. A gauche parce qu'on estime, à tort, que les milieux po
pulaires sont hostiles à l'Europe. Les Français ne sont pas hostiles, ils sont inquiets parce qu'ils ne comprennent pas où va l'Europe, où va le monde. Et ils jugent le silence des politiques sur l'Europe pour ce qu'il est : une forme de lâcheté.
Les Français, comme d'ailleurs tous les Européens, ont besoin que les politiques répondent à cette question simple: pourquoi l'Europe ? Pour quelles valeurs, quel message de civilisation, quel projet de société ?
Là est l'enjeu réel du débat européen : l'Europe pour quoi faire ? Il nous faut partir de ce qui peut, dans l'esprit de tous les Européens, redonner du sens à l'Europe et permettre ainsi de surmonter les inévitables différences d'approche entre pays. Et ceci ne peut être fait à partir d'une vision seulement nationale. On comprend que pour l'Allemagne - que la géographie place en première ligne - les objectifs principaux soient la stabilité en Europe centrale et orientale et un pacte de sécurité avec la Russie. Cet objectif doit être aussi le nôtre car c'est la condition de la sécurité en Europe. Mais ce qui se joue aujourd'hui au sud de la Méditerranée, au Maghreb comme au Proche-Orient, est aussi important pour la sécurité de l'Europe, et même du monde si l'on songe aux ravages, sur tous les continents, de l'islamisme intégriste. Il faut donc que l'Union européenne regarde à la fois à l'est et au sud.
Quatre questions, deux mauvaises réponses
Un projet européen aujourd'hui ne peut être seulement centré sur l'Europe. Il doit répondre aussi aux questions suivantes : de quel projet universel l'Europe peut-elle être porteuse ? Comment l'Europe peut-elle rester acteur, au lieu de devenir victime du jeu mondial ? L'Europe peut-elle persuader les autres continents d'humaniser la mondialisation ? L'Europe peut-elle éviter que la mondialisation nivelle vers le bas la protection sociale et uniformise nos cultures ?
A ces questions, deux réponses antagonistes ont jusqu'ici été apportées: celle du national-protectionnisme, d'une part, celle du libéralisme, d'autre part. Le premier nourrit l'illusion d'une Europe-forteresse, qui serait imperméable aux produits et aux populations venant des pays pauvres. Le second fait du libre-échange l'alpha et l'omega de toute politique internationale. L'Europe, première puissance commerciale du monde, aurait tout à perdre si le protectionnisme, fût-ce à l'échelle des grands continents, se généralisait. Mais l'Europe n'a pas non plus intérêt à accepter aveuglement un libéralisme sans règles du jeu, que ce soit sur le plan commercial, monétaire, social ou écologique. L'Europe, continent le plus ouvert sur l'extérieur, a le devoir de définir les nouvelles règles du jeu mondial au moment où toutes les institutions internationales créées au lendemain de la seconde guerre mondiale sont à bout de souffle. C'est cela que la France doit faire comprendre à l'Allemagne, jusqu'ici peu portée à ass
umer un rôle mondial, tant dans les domaines monétaire, économique, diplomatique que militaire.
Organiser la paix et la sécurité en Europe, humaniser la mondialisation, cela suppose une Europe politique forte, dotée des instruments de la puissance: une politique étrangère et une armée, pour prévenir les guerres, une monnaie unique pour contrer les dévaluations compétitives qui faussent le commerce mondial, des institutions qui mettent l'Union européenne en mesure de décider vite, et de faire vivre la démocratie et la citoyenneté. Il serait illusoire de croire que l'on puisse s'entendre sur la réforme des institutions sans définir d'abord les objectifs de l'Union européenne. Mais il est vain et hypocrite de proclamer vouloir une Europe forte sans lui donner les moyens de la puissance.
Voilà pourquoi la réforme institutionnelle de 1996 est capitale pour l'avenir de l'Union européenne. Si la conférence de 1996 accouche d'une réformette qui ne serait que le plus petit commun dénominateur entre les membres de l'Union européenne, c'en sera fini du rêve d'une Europe politique assez forte, assez structurée pour compter dans le monde et apporter à celui-ci son message de civilisation. L'Europe continuera d'exister mais sous la forme d'une vaste zone de libre-échange, sans politiques communes, où les riches ne seront plus solidaires des plus pauvres. Car qui voudra payer pour une Europe sans volonté, sans projet, sans âme, sans identité ?
Choisir une Europe forte c'est refuser d'être freiné par les pays qui n'adhéreraient pas aux objectifs acceptés par la majorité. C'est ne pas refuser l'idée d'un noyau européen si c'est la seule solution pour avancer. Une Europe forte c'est aussi choisir que le conseil européen, y compris au niveau de chefs d'Etat et de gouvernement, décide à la majorité qualifiée. C'est accepter que la Commission européenne ait le droit d'initiative et de proposition sur tous les sujets. C'est accepter que la Commission contrôle le respect par les Etats membres des traités qu'ils ont négociés, signés et ratifiés. C'est accepter que le Parlement européen ait les moyens de jouer son rôle de contrôle de l'exécutif européen sur les grandes orientations comme sur les décisions financières ou les textes législatifs. Cela ne signifie ni la mort des Etats-nations ni celle des Parlements nationaux. Dès lors que l'Union européenne ne se mêle pas de tout mais se concentre sur l'essentiel, il est au contraire nécessaire que nos institu
tions nationales (et locales) assument toutes leurs responsabilités. C'est dans une articulation plus claire et plus cohérente des responsabilités aux différents niveaux (local, national, européen) - l'Etat-Nation continuant à jouer le rôle-clé - que réside la voie de l'avenir.
Inventer le post-jacobinisme
Il ne s'agit pas pour la France de copier le fédéralisme allemand. Mais il importe certainement de ne plus différer les réformes indispensables pour résoudre la crise sociale et politique. Il nous faut inventer la nation post-jacobine, celle qui, sans renier les valeurs de la République, diffuse plus largement les pouvoirs et les devoirs entre les institutions et dans le corps social pour faire respirer la démocratie.
Cette révolution culturelle est la condition pour que la France continue à jouer son rôle de chef de file en Europe. Il ne peut y avoir un projet français pour l'Europe si la France ne pense pas son projet national à la lumière de l'Europe. Ceux qui aujourd'hui activent la peur de l'Allemagne ou ceux qui plus, ordinairement ignorent l'Europe, seront demain les premiers responsables du déclin de la France.
(1) Cf. l'article de Jean-Louis Bourlanges (le Monde du 29 septembre 1994).
* Elisabeth Guigou, député européen, est ancien ministre (PS) des affaires européennes.