PREMIERE CONTRIBUTION DE JACQUES DELORS AU DEBAT SUR L'EUROPE FUTURE ET SUR LA REFORME CONSTITUTIONNELLE DE 1996
SOMMAIRE: Le président de la Commission européenne a fait la semaine dernière le point sur la situation et les perspectives de l'Union européenne, devant une commission de l'Assemblée nationale française. Dans ce contexte, il a donné quelques indications sur ses vues à propos de la "révision constitutionnelle" qui devrait sortir de la Conférence intergouvernementale de 1966. Aucun texte n'a été distribué à Bruxelles à ce sujet (la réunion était à huis clos), mais l'Assemblée nationale a établi un compte-rendu dont nous extrayons les passages suivants.
(Agence Europe, Les textes de la semaine, 11-11-1994)
"Il y a le danger de s'orienter vers une zone de libre-échange et de choisir l'Europe espace" plutôt que l'"Europe politique".
L'Acte unique prescrit la compétition qui stimule, la coopération qui renforce, la solidarité qui unit. Les finalités actuellement assignées à l'Union européenne sont la monnaie unique, la défense commune, la coordination des politiques étrangères, la lutte contre la criminalité. Ces objectifs supérieurs, qui impliquent une Europe politique, peuvent-ils être atteints avec 28 pays ?
Quant à la réforme institutionnelle, elle doit poursuivre trois objectifs: la démocratisation, ce qui suppose de définir le rôle des Parlements nationaux et de dégager un style pour le Parlement européen qui n'a pas encore trouvé sa voie; la subsidiarité, qui pourrait s'inspirer de notre principe de hiérarchie des normes, avec cette difficulté qu'il n'est pas adapté au monde anglo-saxon; l'efficacité de la décision.
L'efficacité suppose celle du processus de décision: rien ne pourra être fait si l'on n'accepte pas le principe de la majorité qualifiée, la difficulté étant d'en déterminer les modalités.
L'efficacité de l'action pourrait supposer d'instituer une présidence de l'Union européenne pour une durée de deux années et demie, assortie d'une vice-présidence semestrielle, le président de la Commission se trouvant maintenu (à moins que la Commission européenne ne soit supprimée au profit d'un secrétariat général de l'Union). Elle implique par ailleurs de supprimer la comitologie qui constitue une entrave lourde et invalidante aux différentes étapes de l'élaboration des décisions et de leur application (. )
Pour le passage à la monnaie unique, il est possible que neuf pays remplissent les critères économiques au le 1er janvier 1997. Mais il existe aussi des conditions politiques. Actuellement, alors que l'Europe est plutôt soumise au risque de dilution, la perspective de l'Union économique et monétaire représente un facteur anti-dilution.
La politique européenne du Royaume-Uni est toujours incertaine, entre la nostalgie du passé et l'ancrage "au coeur de l'Europe". Actuellement, ce pays joue indiscutablement la dilution, les concessions aux uns et aux autres et la précipitation. La France se doit de faire des contre-propositions sur l'avenir de l'Europe.
Quelles sont les forces et les faiblesses de l'Union européenne ? Sans conteste, l'Union constitue le plus grand marché du monde. Mais elle est trop émotionnelle, elle succombe trop facilement aux chantages. En outre, elle ne parle pas d'une seule voix en politique étrangère. Ainsi, il est regrettable que l'initiative de Casablanca soit d'origine israélo-américaine, alors que la Commission européenne avait présenté une proposition du même ordre dès 1993. L'Union européenne ressemble malheureusement plus à une Croix-Rouge internationale qu'à un organe politique.
Il ne faut pas attendre de grands progrès de la part de l'UEO, qui ne dispose pas d'infrastructures propres et ne peut intervenir que sous couvert de l'OTAN (..)
Nous n'échapperons pas au choix entre l'Europe espace et l'Europe politique. Le document de réflexion de M. Schaüble est bien fait, il confirme l'engagement européen de l'Allemagne. C'est une lettre inquiète adressée à la France. Certains Etats membres (le Royaume-Uni, les pays nordiques, l'Italie désormais) et certains en France voudraient faire l'Europe politique avec les institutions de l'Europe espace, ce qui est contradictoire. L'Allemagne hésite. La France retrouve donc son rôle historique central.
Y aurait-il trop d'institutions ? Non. Si la grande Europe suppose des institutions légères, les institutions de l'Europe politique seront plus approfondies. Les institutions actuelles ont montré leurs limites.
Comment faire ? Il faudra choisir, le débat est ouvert."
Jacques DELORS