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Juppé Alain, Le Monde - 18 novembre 1994
REPENSER L'EUROPE

par Alain Juppé (*)

SOMMAIRE: Le ministre des Affaires Etrangères met en garde tant contre les risques d'une Europe repliée sur elle-même que sur une Europe qui s'élargirait jusqu'à inclure "l'ensemble de l'ex-URSS juqu'à Vladivostok". S'interogeant sur l'architecture d'une Union élargie il rejete l'idée qui voudrait que la Commission devienne le gouvernement (...), tandis que le Parlement européen et le conseil des ministres se répartiraient seulement les tâches du contrôle démocratique ou parlementaire". Selon Alain Juppé c'est au contraire "le conseil, représentatif des Etats membres, doit voir ses attributions renforcées". (Le Monde, le 18 novembre 1994)

Chacun sent bien que, dans les dix prochaines années, beaucoup va se jouer sur la place que la France saura prendre en Europe, et l'Europe dans le monde. Qu'on me permette d'exprimer, d'emblée, un acte de foi : tout au long de mes voyages en Amérique du Nord et du Sud, en Asie proche et lointaine, et même en Afrique, j'ai acquis la conviction que la France ne continuera à peser, demain, sur les affaires du monde que si elle imprime sa marque à une Europe plus solidaire et plus forte. Une seule illustration: j'ai vécu jour après jour la dernière phase de la négociation du cycle de l'Uruguay; jamais nous n'aurions redressé la barre ni sauvegardé nos intérêts essentiels si nous n'étions pas parvenus à refaire l'unité des Douze.

Nous voici, à nouveau, à la croisée des chemins. Le choix que nous allons faire sera historique. Je dis tout de suite que j'ai fait, pour ma part, celui de la Grande Europe. Certains affirment: »Nous aurions dû rester à douze; en s'élargissant, l'Union européenne se dilue forcément. Je pense, tout au contraire, que c'est le statu quo qui conduirait l'Union à sa perte, d'abord parce qu'il est vain d'imaginer, sur notre continent, un équilibre durable entre une Communauté de l'Europe de l'Ouest, riche et puissante, et de nouvelles démocraties d'Europe centrale et orientale en proie au sous-développement et à l'insécurité; ensuite parce que, si la France se fourvoyait dans cette voie, ses principaux partenaires ne la suivraient pas, et l'Union se disloquerait.

Il est donc nécessaire et inévitable de continuer à élargir l'Europe mais, selon moi, ils se fourvoient aussi, ceux qui proposent d'englober dans l'Union, européenne l'ensemble de l'ex-URSS juqu'à Vladivostok. Ce serait une autre manière de tuer la construction européenne en ruinant l'acquis communautaire.

La Grande Europe dont je parle sera certes grande, c'est-à-dire élargie, mais ce ne sera pas la totalité du continent eurasiatique et son pourtour méditerranéen. Le premier concept que nous avons à clarifier est bien celui de la géographie de l'Union des premiers temps du XXIe siècle. Pour moi, la carte se dessine assez précisément. Le Conseil européen, à Copenhague, a dressé une liste de dix pays appelés à nous rejoindre: il s'agit des six pays d'Europe centrale et orientale, des trois Etats baltes et de la Slovénie.

Nous avons également annoncé à Chypre et à Malte qu'ils feraient partie du prochain train de négociations d'adhésion. Enfin, il faudra bien, un jour ou l'autre, quand la paix sera revenue - parce qu'elle reviendra -, se poser la question des Balkans.

La géographie de la Grande Europe étant ainsi fixée, que peut-on dire de l'architecture de l'édifice? Je ferai, à ce titre, deux distinctions, déjà exposées par le premier ministre.

La première, c'est la distinction entre le cercle des Etats membres et le cercle des Etats partenaires. Dès lors que nous voulons développer la personnalité et l'identité de l'Union, il faut bien distinguer les Etats qui ont vocation à devenir des Etats membres à part entière de ceux qui seraient des Etats partenaires, entretenant des liens étroits avec l'Union, mais sans avoir la qualité d'Etat membre. Ces Etats, c'est par exemple et en premier lieu la Russie, qui est certes une grande puissance européenne, mais dont la frontière - je le rappelle - ne s'arrête pas à l'Oural. Ce sont de nombreux pays du pourtour méditerranéen, qui ont choisi de se tourner vers l'Europe et auxquels nous devons tendre la main pour en faire de véritables partenaires. On peut en trouver d'autres encore.

La seconde distinction s'opère à l'intérieur même du cercle des Etats membres. Ces Etats membres devront accepter un certain nombre de disciplines communes: l'union douanière, le grand marché, des politiques communes, la coopération politique. Bref, il ne s'agira pas d'une zone de libre-échange, mais d'une vraie communauté, d'une vraie union, avec des solidarités et des disciplines fortes et, notamment, une identité affirmée vis-à-vis du reste du monde, qu'il s'agisse du commerce ou de la sécurité.

A l'intérieur du cercle des Etats membres, il faudra organiser ce que j'appelle des solidarités renforcées. Tout le monde ne pourra pas tout faire en même temps.

Ces solidarités devront rester ouvertes à qui veut et qui peut, sans exclure personne, et, chaque fois que ce sera possible, en fonction de critères objectifs. Elles ne sauraient être réservées à une sorte de noyau limitatif, qui se voudrait fixe et fermé. Du reste, nous en connaissons déjà des exemples: l'union économique et monétaire (UEM), qui, aux termes mêmes du traité, ne s'adressera pas à tout le monde en même temps; la politique de sécurité, puisque l'Union de l'Europe occidentale (UEO) ne regroupe pas, aujourd'hui, la totalité des Etats membres de l'Union européenne, encore moins le corps européen.

La présidence de l'Union

A la lecture des différentes contributions récentes, j'observe que cette idée chemine. Elle n'est rejetée ni par les Allemands - tout au contraire, si j'en juge par le rapport de la CDU-CSU -, ni par les Anglais, ni même par la Commission ou le Parlement européen.

Quelles conséquences faudra-t-il en tirer sur le fonctionnement institutionnel de l'Union européenne ? Une évidence s'impose, qui finit, elle aussi, par prévaloir dans l'esprit de tous nos partenaires: une Europe ainsi élargie ne sera jamais un »super-Etat , fût-il qualifié de fédéral. Il est totalement irréaliste d'envisager une organisation dans laquelle la Commission deviendrait le gouvernement de ce super-Etat, tandis que le Parlement européen et le conseil des ministres se répartiraient seulement les tâches du contrôle démocratique ou parlementaire.

Dès lors, comment concevoir le fonctionnement des institutions ? Nous avons des idées précises à cet égard.

Le conseil, représentatif des Etats membres, doit voir ses attributions renforcées. L'efficacité de son fonctionnement doit être améliorée, notamment par une révision de la pondération des voix en son sein, pour éviter que des majorités de circonstance ne bloquent le système. Sa présidence devrait avoir un rôle accru et une durée prolongée, notamment dans le domaine des relations extérieures. Nous ne pourrons pas indéfiniment rencontrer à douze - encore moins à seize ou à vingt-deux - nos partenaires extérieurs. Il faudra bien que la présidence de l'Union prenne, dans ce domaine, une responsabilité accrue.

Quant à la Commission, ses pouvoirs doivent être plus conformes à l'esprit des auteurs du traité de Rome. Si sa capacité d'initiative doit demeurer, sa responsabilité juridique et politique, devant le conseil européen et devant le conseil des ministres, dans le cadre des mandats clairement définis qui lui sont fixés, doit être plus clairement affirmée.

Le Parlement européen doit pleinement jouer son rôle, sans être une source de blocage institutionnel. Pour cela, il est indispensable de réformer son mode d'élection et de parvenir à un système électoral uniforme, mais il faut, aussi, rationaliser les procédures de prises de décision, dont le développement anarchique est un facteur de confusion.

Déjà à seize, mais a fortiori à vingt-deux ou plus, le contrôle démocratique du fonctionnement des institutions communautaires, qui est une préoccupation essentielle si l'on veut assurer plus de transparence à l'Europe, ne devra pas être le monopole du parlement européen; le rôle des Parlements nationaux dans ce domaine doit être développé. Les expériences de certains Etats membres, comme le Royaume-Uni, le Danemark et, maintenant, la France, avec sa nouvelle procédure constitutionnelle, mériteraient d'être systématisées et étendues.

Une consultation nationale sur la monnaie unique

Cette dimension démocratique nationale est la garantie de l'adhésion populaire à la construction de l'Europe. Il me parait, par exemple, légitime que pour une décision telle que le passage à la monnaie unique, un débat national s'engage selon les règles constitutionnelles de chaque Etat membre. Tel sera le cas au Royaume-Uni, au Danemark ou même en Allemagne. Tel doit être le cas en France.

Je rappelle, à ce propos, ce que je disais le mercredi 6 mai 1992 à la tribune de l'Assemblée nationale, où je m'exprimais au nom de tout mon groupe parlementaire: »Il serait inconcevable, à nos yeux, que le passage à la phase finale puisse intervenir sans que l'Assemblée nationale et le Sénat en aient, au préalable, débattu. Ne nous répondez pas qu'un tel débat serait en contradiction avec les dispositions du traité de Maastricht! Pourquoi le chancelier d'Allemagne pourrait-il promettre ce qui serait interdit au premier ministre français ? Et pour les décisions qui engagent fortement l'avenir des Européens, pourquoi craindre de consulter directement les peuples concernés ? La question se posera, notamment lors de la ratification du nouveau traité qui sera issu de la conférence intergouvernementale de 1996.

Telle est donc notre vision de la Grande Europe de l'an 2000. Sur tous ces points, y aurait-il une opposition irrévocable avec les positions exprimées ailleurs ? Je n'en suis pas si sûr. Un débat s'engage dans chacun de nos pays, mais, d'ores et déjà, des convergences très fortes existent entre les idées mises en avant. Plusieurs éléments de consensus se dégagent, en effet: l'élargissement est une nécessité; il doit être précédé d'une réforme institutionnelle profonde; des solidarités renforcées doivent pouvoir se développer; la conférence intergouvernementale de 1996 ne doit donc pas être un simple replâtrage, mais un véritable acte refondateur.

Certes, des divergences peuvent s'exprimer sur la nature de la réforme institutionnelle. Nous devons prendre garde, toutefois, au piège des mots, qui n'évoquent pas toujours les mêmes réalités selon les pays. Il est bon que, à ce stade du débat, chacun exprime franchement ses positions. Ensuite, nous en discuterons, d'abord avec nos partenaires allemands, car rien ne se fera sans une solide entente franco-allemande, puis avec tous les autres. Et, comme cela a toujours été le cas, nous trouverons un terrain d'entente pour une Europe à la fois plus ouverte et plus forte, plus efficace et plus démocratique, au sein de laquelle la France doit affirmer son identité et son audace.

(*) Alain Juppé, ministre des affaires étrangères, est le secrétaire général du RPR, dont il assure la présidence par intérim.

 
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