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Vernet Daniel, Le Monde - 19 novembre 1994
Le Mouvement européen sur la réforme de l'Union.

QUELQUES IDEES POUR LA REFORME DE L'UNION

par Daniel Vernet

SOMMAIRE: Les Allemands ont donné le coup d'envoi de la discussion sur la réforme des institutions communautaires. Après une phase de léthargie, les responsables français apportent leurs contributions au débat.

(Le Monde, 19-11-1994)

Le Mouvement européen vient d'éditer un document, dont nous publions de larges extraits, pour suggérer les propositions que la France pourrait faire en vue de la conférence intergouvernementale de 1996 qui sera chargée de réformer les institutions de l'Union européenne. Ce texte se présente comme une réponse aux idées avancées par le groupe parlementaire chrétien-démocrate au Bundestag, qui, depuis le mois de septembre, alimente les discussions sur les futures structures de l'Europe.

Au Mouvement européen se côtoient des partisans de l'intégration européenne venant d'horizons politiques divers: le président en est Jean François-Poncet, ancien ministre des affaires étrangères de Valéry Giscard d'Estaing, les vice-présidents Catherine Lalumière, socialiste élue député européen sur la liste Energie radicale, et Bernard Bosson, ministre des transports et du tourisme dans le gouvernement d'Edouard Balladur. Son texte est une contribution à la discussion qui ne propose pas une architecture globale de l'UE, mais se contente de quelques réformes ponctuelles, pragmatiques, qui frappent par leur modestie et donc par leur réalisme. Ces propositions sont au nombre de quatre: la suppression du droit de veto, pour éviter la paralysie des prises de décisions communautaires, la lutte contre les excès réglementaires qui permettrait de redonner un rôle de contrepoids aux Parlements nationaux, la simplification et la démocratisation des institutions et la réforme du couple Commission-conseil des ministres.

Ces idées sont moins ambitieuses que celle de la constitution d'un » noyau dur avancée par les Allemands; elles évitent les querelles théologiques autour du » fédéralisme - le mot n'est pas prononcé -, mais elles ont le mérite d'être facilement applicables et, si elles étaient prises en compte, elles éviteraient certainement l'enlisement de la conférence intergouvernementale dans les mêmes ornières que le traité de Maastricht.

Daniel Vernet

REPONSE AUX ALLEMANDS

A Paris, presque autant qu'à Londres, l'idée de pouvoir européen fait peur. Bref, on y rêve d'une Europe forte avec des institutions faibles - qui resteraient, en tout cas, aussi conformes que possible au modèle traditionnel de la diplomatie intergouvernementale.

Une telle formule se concevait au temps du général de Gaulle : une Communauté des Six avec la France au coeur et l'agriculture comme principal sujet. A douze, c'est déjà plus ardu : il a fallu toute l'inventivité de Jacques Delors pour sortir l'Europe du bourbier au milieu des années 80. A seize demain, puis à vingt-cinq ou trente après-demain, ce sera impossible. Toutes les expériences historiques l'attestent : un tel ensemble d'Etats ne peut fonctionner sur la seule base de mécanismes intergouvernementaux. Ils doivent nécessairement agir à travers des institutions communes.

D'où le dilemme devant lequel l'échéance de 1996 place la France : renoncer à une Europe forte ou accepter les disciplines qu'elle suppose.

Renoncer au droit de veto

La première option créerait un vide politique majeur. En fermant toute perspective de dynamique européenne, elle obligerait en effet à rompre avec le cap tenu, tant bien que mal, depuis 1945 (modernisation économique et sociale à l'intérieur et, à l'extérieur, maintien de l'influence française dans le monde grâce à la solidarité européenne).

La deuxième hypothèse recèle en revanche, pour la France, moins de risques que ne le croient certains.

Quelle est la crainte secrète de ceux qui pensent - sincèrement que la suppression du droit de veto pourrait aller à l'encontre de nos intérêts ? C'est d'assister à la mise en minorité de la France dans une délibération européenne majeure.

Il est vrai qu'avec des procédures de votes majoritaires, tout Etat membre court ce risque, prix de l'efficacité collective. Et la France peut considérer qu'elle a une raison particulière de s'inquiéter: conduisant une politique étrangère plus active que d'autres, elle ne veut pas, sur ce plan, lâcher la proie pour l'ombre.

Toutefois il ne faut pas omettre le danger inverse : le préjudice susceptible d'être subi par la France du fait d'une paralysie des décisions au sein de l'Union. Toutes les études réalisées à partir de l'observation des configurations de vote au sein du Conseil des ministres confirment en effet ce que l'analyse politique suggère : la France est plus souvent demandeuse de décisions que de non-décisions.

Cet état de fait - bien connu des praticiens mais hélas ignoré de l'opinion - explique d'ailleurs l'attitude française lors de la négociation de Ioannina en mars 1994 : le ministre des affaires étrangères - que nul ne soupçonne de fédéralisme doctrinaire - s'est opposé à l'abaissement du seuil de la minorité de blocage, réclamé par le Royaume-Uni à la faveur de l'élargissement, pour les domaines faisant déjà l'objet de procédures de vote à la majorité qualifiée.

En regard du risque évident de non-décision, le risque de voir adopter au niveau européen des décisions défavorables à la France doit être replacé à sa juste mesure.

Deux données le relativisent fortement.

D'abord, le fait que l'intérêt de la France et l'intérêt de l'Europe sont, en règle générale, convergents. (La plupart des plaidoyers en faveur du droit de veto partent du postulat selon lequel il existerait une contradiction fréquente voire systématique entre les deux...).

Ensuite, la France dispose de nombreux atouts pour défendre ses vues au sein de l'Union. (Rappelons simplement, par exemple, qu'elle entretient de bonnes relations avec tous les membres de l'Union, ce qui est loin d'être le cas de tous les Etats membres dont certains sont encore séparés par de tenaces contentieux historiques).

En tout état de cause, pour le cas où, malgré ces deux données fondamentales, la France se trouverait isolée sur une question sensible à ses yeux, il existe une règle non écrite selon laquelle les Etats membres de l'Union s'abstiennent de forcer la main de l'un des leurs dans une affaire vitale pour lui.

La France est particulièrement bien placée pour faire respecter cette règle, en raison du binome franco-allemand. Il procure aux deux pays une sécurité supplémentaire : quand un intérêt vital de l'un est menacé, il peut en appeler à la solidarité de l'autre. On l'a bien vu au GATT lors de la phase finale du cycle de l'Uruguay : au nom de l'amitié des deux pays, l'Allemagne a accepté la mise en cause du compromis agricole de Blair House alors qu'elle aurait souhaité, pour sa part, privilégier la recherche de l'accord avec les Etats-Unis... (inversement, l'élargissement de l'Union à la Scandinavie et à l'Autriche n'a été accepté par la France qu'en raison de l'insistance de Bonn).

Bref, la solidarité franco-allemande sert à la fois l'Europe (à laquelle elle peut procurer un centre) et les deux partenaires.

C'est dans cette relation - et dans elle seule - que la France peut trouver une issue à son dilemme. Inversement, la distanciation du couple réduirait considérablement la » main de Paris dans le jeu international. C'est pourquoi la France vivait depuis 1989 dans la hantise de voir l'Allemagne réunifiée faire cavalier seul.

A ce titre, il est surprenant que les récentes propositions du parti présidé par Helmut Kohl n'aient pas été accueillies, avant tout, comme une » bonne nouvelle. Offrant à Paris une solidarité renforcée, elles représentent un spectaculaire renouvellement, par l'Allemagne, de ses voeux européens...

Pourtant, toutes les ressources de la langue de bois ont été mobilisées pour repousser le moment où nous devrons répondre à ce document. Comme si - sous la pression de certains anti-Européens fanatiques - la France, préférait maintenir l'image d'une incertitude allemande, qui sert d'alibi à ses propres ambiguïtés européennes...

En même temps - et c'est l'un des paradoxes de la situation l'on ne s'est pas encore suffisamment soucié à Paris de préciser quel est l'intérêt national en matière européenne. Or, comme l'Allemagne, la France a besoin d'un acte de catharsis : exposer ses intérêts fondamentaux.

1) Préparer l'élargissement de l'Union aux pays d'Europe centrale.

Il est inéluctable. Si elle ne veut pas être paralysée, l'Union devra supprimer la règle du vote à l'unanimité (qui s'applique encore à de larges domaines). Ce sera l'une des clefs de la négociation. L'hostilité britannique sera difficile à surmonter. Elle ne pourra l'être que si les autres pays font front commun, ce qui suppose de calmer les réticences qui subsistent chez certains d'entre eux (à commencer par la France). Autrement dit, le droit de veto ne pourra être supprimé qu'à certaines conditions.

La principale ? Réduire le divorce entre ce que l'on pourrait appeler » l'Europe formelle (celle des Traités et des votes) et » l'Europe réelle (celle du poids politique) : les grands pays - surtout quand ils font l'effort d'engager leurs soldats pour défendre la paix dans le monde demanderont à peser à la mesure de leurs efforts.

Deux corrections devront être apportées au système. La plus délicate sera de diminuer la surreprésentation des petits Etats (celle-ci se manifeste dans la répartition des droits de vote, mais aussi dans l'exercice de la présidence tournante du Conseil des ministres, qui place le Luxembourg à égalité avec l'Allemagne et la France). Les négociateurs devront également appliquer la notion de géométrie variable à la politique étrangère (en pratique, permettre à certains Etats d'agir au nom de l'Union européenne quand les autres Etats membres se réfugient dans l'expectative).

2) Protéger les Etats membres contre les empiétements du système communautaire.

En pratique, il faut le noter, ces empiétements portent moins atteinte à l'indépendance nationale proprement dite qu'à l'autonomie des sociétés civiles (traditions locales, habitudes alimentaires, manières de vivre, etc. ). Mais du coup, l'opinion éprouve une impression de centralisme communautaire, qui conforte l'euro-scepticisme.

La fameuse » subsidiarité ne prendra corps que si les directives européennes tolèrent davantage de différences de réglementation entre les Etats membres. Surtout, l'Union européenne souffre cruellement du manque de mécanismes anticentralisation. Les Parlements nationaux ont ici un rôle à jouer. Il serait sans doute plus fructueux de réunir chaque année sous forme d'assises interparlementaires des délégués de tous les Parlements nationaux de l'Union, aux côtés de députés européens, que de laisser ces Parlements s'enferrer, comme c'est le cas actuellement, dans l'impasse d'un pseudo-contrôle exercé isolément par chacun d'entre eux !...

A condition de réunir des élus nationaux effectivement impliqués dans le traitement des affaires européennes, de telles assises pourraient remplir une double mission: améliorer la relation entre Parlement européen et Parlements nationaux et proposer des restitutions de compétences en faveur des Etats membres dans tous les domaines où l'intervention de Bruxelles n'est pas - ou n'est plus - indispensable.

3) Rendre l'Europe plus compréhensible pour les citoyens.

Une institution est chargée de les représenter : le Parlement européen. La France a voulu son élection au suffrage direct. Elle se ridiculiserait en s'opposant à l'accroissement de ses pouvoirs. Au lieu de faire l'objet d'un maquis indéchiffrable de procédures en tous genres, l'adoption des lois européennes (les » directives ) devrait pouvoir s'effectuer selon une règle uniforme : la codécision, qui place le Parlement européen à égalité avec le conseil des ministres.

En contrepartie, il pourrait être envisagé de responsabiliser le Parlement en le rapprochant de la base : l'élection systématique des députés européens dans un cadre régional constituerait un évident progrès par rapport à la proportionnelle nationale, appliquée en France avec les effets délétères que l'on sait.

4) Remettre d'aplomb le couple Commission-conseil des ministres.

Ce tandem est au coeur du système communautaire dont il incarne le » compromis fondateur : la Commission sert de catalyseur et le conseil représentant les Etats membres prend les décisions finales. Ces deux institutions se partagent, en pratique, la fonction d'exécutif de l'Union (ce qui distingue, et continuera de distinguer au-delà de 1996, le système communautaire du modèle fédéral classique). Hélas, elles s'alourdissent en proportion du nombre d'Etats membres.

Dans le cas du conseil, le problème réside dans la présidence, appelée à constituer un maillon vital de la future politique étrangère de l'Union. Le principe de la présidence tournante a démontré son absurdité : il livre cette fonction essentielle aux hasards du calendrier politique. Ainsi, depuis le 1er juillet, l'Allemagne a exercé la présidence au plus mauvais moment: celui des élections au Bundestag et, à partir du 1er janvier prochain, ce sera le tour de... la France, en pleine campagne présidentielle ! Ce système devra être supprimé. L'une des solutions possibles consisterait à confier au conseil le soin de choisir chaque année le pays qui préside ses travaux.

Cette méthode favorisera sans doute les grands pays. Une compensation pourrait être apportée aux petits Etats à travers la composition de la Commission (dont, selon les traités, l'une des missions est précisément de protéger les petits contre les éventuels abus des grands) : les grands Etats pourraient renoncer à détenir chacun deux postes de commissaires. Cette concession serait pour eux acceptable : la Commission n'est pas là pour représenter les intérêts nationaux et, de surcroît, le pouvoir en son sein ne se joue pas sur le nombre de voix (il se joue sur la répartition des portefeuilles). Et la Commission, devenue trop pléthorique pour jouer son rôle de proposition, a grand besoin de resserrement.

Parallèlement, et dans le même souci, les pouvoirs propres de son président pourraient être légèrement accrus pour mieux asseoir son autorité sur les autres membres de la Commission (on pourrait imaginer, par exemple, qu'il soit habilité à demander une seconde lecture dans le cas où un vote de ses collègues poserait à ses yeux un problème politique majeur). Ces deux mesures permettraient de préserver, au sein d'une Union élargie, la collégialité et la cohésion de la Commission.

 
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