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Franklin Romain, Liberation - 22 novembre 1994
La question du Timor-Oriental.

DILI, L'INDEPENDANCE A FLEUR DE PEAU

par Romain Franklin

SOMMAIRE: Longtemps interdite aux étrangers, la capitale du Timor-oriental a aujourd'hui du mal, en dépit d'une répression omniprésente, à cacher la contestation indépendantiste emmenée par les étudiants et poussée par l'Eglise.

(Libération, 22-11-1994)

Ecrasée de soleil, la petite capitale du Timor-oriental, en proie à des manifestations irrédentistes contre la tutelle indonésienne, ne laisse rien paraître de l'ébullition qui la secoue depuis plus d'une semaine, si ce n'est les soldats qui battent la semelle devant la façade craquelée du palais du Gouverneur. C'est pourtant de Dili, ancienne capitainerie de la colonie portugaise annexée par l'Indonésie en 1975, qu'est partie la vague de protestation qui a réussi à troubler le récent sommet de l'Apec, le Forum économique de l'Asie-Pacifique réunissant toutes les puissances de la région, obligeant le président américain Bill Clinton à s'engager pour la première fois en faveur des aspirations autonomistes de la population est-timoraise.

Des dizaines d'arrestations.

Quatre rassemblements pro-indépendantistes se sont succédé depuis le dimanche 13 novembre. A Dili, ces mouvements contestataires se sont soldés par des dizaines d'arrestations et, de source informée, par de nombreux tabassages imputés à l'armée indonésienne et aux agents en civil du SGI, les services secrets indonésiens. La présence à Djakarta et à Dili d'une poignée de journalistes invités par les autorités dans la foulée du prestigieux sommet de l'Apec a joué un rôle indéniable de catalyseur. Le territoire baillonné, dont l'annexion n'a jamais été reconnue par les Nations unies, n'a toutefois pas cessé, depuis la visite d'un ambassadeur américain en 1989, de saisir de semblables occasions pour exprimer son opposition à l'" intégration" de Timor-Est, devenue la "27e province de l'archipel indonésien".

Djakarta a toujours opté pour la répression brutale. La veille de la venue d'une délégation d'observateurs portugais, le 12 novembre 1991 une foule de plusieurs milliers d'habitants criant "Timor libre" s'étaient rendus au cimetière de Santa-Cruz, à Dili, pour célébrer les funérailles d'un militant abattu quelques jours plus tôt. L'armée avait ouvert le feu, laissant sur les Pierres tombales roses et bleues entre 50 et 270 cadavres, selon les décomptes, sans parler des dizaines de disparus sur lesquels les autorités restent toujours muettes. "Un immonde bain de sang... J'ai vu les camions de l'armée emporter des dizaines de cadavres je ne sais où" se souvient l'un des nombreux témoins. Trois ans plus tard, la situation n'a guère évolué, malgré les appels à la conciliation lancés par Washington.

Le ressentiment des Timorais à l'encontre des dizaines de milliers d'émigrés venus d'autres îles de l'archipel (Java, Sulawesi) dont l'installation est encouragée par Djakarta, s'est aggravé sérieusement, comme l'ont démontré les émeutes qui ont éclaté les 13 et 18 novembre à la suite du meurtre d'un habitant par un commerçant indonésien. Tenant son enfant dans ses bras, une javanaise contemple, hébétée, les décombres encore fumants de son échoppe réduite à un amas de tôles et de tissus calcinés. "Bien sûr que j'ai peur, dit un autre émigré qui émerge, une machette à la main, de l'une des 50 boutiques saccagées par un millier de Timorais.

Les Indonésiens pris pour cible.

"La violence est tout justifiée", explique l'un des leaders estudiantins sur le campus de Dili, où, mardi dernier, les jeunes manifestants exigeaient la libération de Timor-Est sur les banderoles de fortune brandies devant les caméras occidentales. Alors que les soldats et policiers indonésiens encerclaient l'université, 2.000 étudiants lapidaient au passage tout véhicule suspecté d'être conduit par un indonésien. Tout faciès non timorais ou étranger était copieusement insulté voire battu à coups de pied. Les autorités militaires, qui ne sont pas intervenues sur le moment, ont annoncé, le lendemain, l'arrestation d'environ 80 personnes, puis leur intention d'en traduire 22 en justice. Elles ont démenti les accusations de mauvais traitements émises par de nombreux résidents et, en privé, par certains responsables dignes de foi. "Ici, la torture à l'électricité est monnaie courante", affirme un jeune Timorais.

La presse étrangère accusée d'encourager les troubles.

Les rixes entre résidents indonésiens et timorais se sont poursuivies vendredi dernier devant la cathédrale de Dili, où manifestaient quelque 500 jeunes locaux. "Les Indonésiens sont nos ennemis criait l'un d'eux en assénant un coup de bâton à un Indonésien qui faisait apparemment partie d'un groupe d'agents provocateurs en civil, venus manifester pour l'"intégration" et "contre la présence de journalistes étrangers à Timor-Est". La manipulation orchestrée par les autorités est devenue évidente lorsqu'un agent en civil a tenté de dissimuler des banderoles anti-indonésiennes dans le sac d'un reporter de l'agence britannique Reuter, la presse étrangère étant alors accusée d'"encourager les troubles". Seule l'intervention de l'évêque de Dili, mgr Ximenes Belo, qui a obtenu des autorités qu'aucun protagoniste ne soit arrêté, a permis d'éviter le pire.

Les autorités semblent vouloir tirer parti d'une situation volatile, où l'exaspération des Timorais est à fleur de peau, pour discréditer les indépendantistes. "Il n'y a pas de prisonniers politiques, seulement des criminels" tonne un porte-parole militaire, le major Simbolom. Le gouverneur de Timor-Est, Abilio Soàres, affirmait mercredi que "ceux qui ont brûlé des boutiques, des voitures et jeté des prisoniers" seront "punis selon la loi".

Confortablement assis dans l'imposant fauteuil pourpre qui fut peut-être celui de son prédécesseur portugais, le gouverneur timorais arbore sur sa vareuse le bouton doré du Pancasila, l'emblème de l'idéologie officielle, dont l'un des principes est l'unité nationale."L'Indonésie a fait beaucoup pour le Timor-Est, mais qu'a fait le Timor-Est pour l'Indonésie... ? Rien!", tranche-t-il. "C'est vrai que Djakarta dépense beaucoup pour le Timor-Oriental, explique pour sa part Manuel Carrascalao, le propriétaire d'une plantation de café et l'un des 27 députés timorais (sur 45 sièges, dont 9 réservés à l'armée) du Parlement local. "Mais la plupart de cet argent va dans les poches du gouverneur, du vice-gouverneur (un militaire), du secrétaire de la région (un javanais) et de leurs familles qui monopolisent tous les projets de développement du gouvernement." "L'argent de Djakarta sert à construire les maisons des émigrés et les routes destinées aux militaires", affirme pour sa part Gilmen Exposto, un Timorais animant

une ONG (organisation non gouvernementale). Alors que les autorités indonésiennes commencent à peine à envisager l'octroi au Timor-oriental d'un statut de "territoire spécial", sorte d'autonomie très réduite dont bénéficient déjà, en Indonésie, les régions d'Aceh et Yogyakarta, les Timorais ne paraissent prêts qu'à un référendum sur l'indépendance de leur territoire. Pour Djakarta, une telle consultation serait encore "difficile à admettre, mais le gouvernement doit ouvrir le dialogue avec le peuple de Timor-Est" juge Mgr Belo en mettant en garde le gouvernement du président Suharto contre l'établissement de pourparlers factices, ce qui, inévitablement, enflammerait encore davantage la situation, selon l'évêque.

L'Eglise fait de la résistance.

L'Eglise joue un rôle ambigu sur ce territoire où 900% des habitants sont de fervents catholiques. La 'Théologie de la libération' de Leonardo Boff semble être le livre de chevet de la majorité des quelque 30 prêtres du territoire. "L'Eglise a toujours été clandestinement impliquée dans les activités de la résistance, explique l'un d'eux. L'armée le sait mais n'ose s'attaquer à nous par crainte d'une explosion sociale et de la réaction internationale." Certains n'hésitent pas à parler d'"une sorte de guerre sainte" contre l'islamisation du territoire par l'Indonésie, le premier pays musulman du monde, qui a fait construire des mosquées dans chaque district. Djakarta a également financé la construction d'églises.

Sûrs de leur immunité, les ecclésiastiques sont seuls à parler sans crainte. C'est l'église qui a dénoncé le "génocide de 200.000 Timorais" entre 1975 et 1981, soit un tiers de la population, dans un rapport publié en 1980. "La plupart sont morts de faim ou dans les bombardements et les combats" explique un prêtre qui fut témoin de l'exode massif des populations rejoignant la résistance dans la jungle pendant les trois ans qui suivirent l'invasion. La guérilla ne compte plus aujourd'hui que quelques centaines de combattants. Son dirigeant, Konis Santana, a décrété cette année un cessez-le-feu rejeté par Djakarta. "Il faut que le gouvernement indonésien négocie avec Xanana Gusmao ou Ramos Horta (le représentant en exil du CNRM) -,affirme un militant. Dans l'immédiat pourtant, les Timorais s'inquiètent de l'attitude de l'armée lorsque, dans quelques semaines, les regards se seront à nouveau détournés de leur petit bout d'île oublié. Lundi, le commandement militaire indonésien a fait expulser deux journalistes

étrangers accusés de "fomenter les troubles" à Timor. "Dès que la presse internationale sera repartie, les autorités régleront leurs comptes (avec leurs opposants)", prédit un haut responsable de l'université de Dili.

Romain FRANKLIN

REPERES:

Le Timor-Oriental

1914. Le Portugal et la Hollande se partagent l'île, la partie orientale revenant à Lisbonne, l'occidentale à La Haye.

1945. Le Timor occidental est intégré à l'Indonésie devenue indépendante.

1974. Emergence de trois mouvements politiques: l'Union démocratique timoraise (UDT), indépendantiste; l'Association populaire démocratique (Apodeti), favorable au rattachement avec l'Indonésie; le Front révolutionnaire indépendant (Fretilin), d'obédience communiste et proindépendantiste.

1975. Les Portugais abandonnent le Timor-est dont le Fretilin prend le contrôle en septembre.

7 décembre 1975. Invasion du Timor-Est par l'Indonésie.

17 juillet 1976. Le territoire devient la 27e province de l'Indonésie.

6 mai 1994. L'Indonésie s'engage à rencontrer l'opposition timoraise.

7 octobre 1994. Premier contact entre le ministre des Affaires étrangères indonésien et d'un représentant du CNRM, à New York.

 
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