LES SILENCES D'EDOUARD BALLADUR
par Michel Rocard *
SOMMAIRE: Michel Rocard répond à Edouard Balladur qui avait présenté, dans » le Monde du 30 novembre, ses idées sur l'Union européenne.
(Le Monde, 3-12-1994)
La France va prendre la présidence de l'Union européenne le 1er janvier 1995 pour six mois. Les évolutions engagées et les calendriers arrêtés sont ainsi faits qu'au-delà des tâches ordinaires d'impulsion et d'arbitrage cette présidence aura à traiter de problèmes considérables : accueil de trois nouveaux membres et garantie de bon fonctionnement des institutions; détermination des orientations et calendriers de négociations avec les douze premiers demandeurs d'adhésion: les trois pays baltes, six Républiques d'Europe centrale, la Slovénie, Malte et, même, Chypre en dépit du problème turc; préparation du passage à la troisième phase de l'Union économique et monétaire; mise en vigueur de l'accord de Schengen; lancement de la préparation de la conférence intergouvernementale de 1996.
Ces échéances, toutes importantes, surviennent dans un climat encore marqué d'un certain euroscepticisme. Certes, l'ambiance est un peu moins mauvaise qu'il y a deux ans, mais le »non des électeurs norvégiens comme la recrudescence de l'hostilité à l'Europe, en France, montrent bien que l'Union n'a pas retrouvé la cohérence ni le dynamisme dont elle a besoin. Et notre déshonorante impuissance en Bosnie souligne l'urgence qu'il y a à opérer un net redressement, faute de quoi l'Union résisterait fort mal à la réprobation de ses propres citoyens et de l'ensemble du monde...
Et puis, il faut aller jusqu'au bout du diagnostic. D'Europe, nous avons juste assez pour enraciner la paix au sein de l'Union, ce qui n'est déjà pas un mince résultat, et pour nous être rendus profondément interdépendants les uns des autres. Toute action isolée économique ou politique, interne ou internationale, est vouée a une quasi-impuissance; nous ne pouvons plus agir qu'ensemble. Mais nous n'avons pas assez d'Europe pour que l'action puisse être rapide et efficace. L'exemple-type est le chômage. Beaucoup de citoyens de l'Union imputent à celle-ci la responsabilité d'un niveau de chômage excessif, alors qu'elle n'y est pour rien, ne maîtrisant ni la conjoncture économique, ni le changement technologique.
La profondeur de notre interdépendance mutuelle rend vaine, même pour le pays le plus puissant, l'Allemagne, toute idée d'en terminer avec l'Union pour retrouver plus d'autonomie nationale. La seule réponse pertinente exige des politiques communes amples et vigoureuses en matière économique, industrielle, fiscale et sociale. Ce n'est pas par excès, mais par défaut que l'Europe pèche: c'est par insuffisance qu'elle se délite. La colère de nos concitoyens contre le chômage et l'exclusion est compréhensible, légitime. Elle exige une réponse forte. Si cette réponse est un repli national frileux, elle aggravera tout. C'est au niveau européen qu'il faut frapper.
Dans une telle situation, il faut saluer la décision du premier ministre de soumettre aux Français, par voie de presse, les orientations qu'il compte suivre et les propositions qu'il compte faire à nos partenaires à l'occasion de la présidence française.
Sur deux points, il a raison, et il était opportun qu'il parle. Le premier est le problème de l'équilibre géographique de l'Europe : son décentrage vers l'Est et le Nord appelle un effort de correction qu'il définit avec justesse; j'y ajouterai volontiers, pour ma part, la nécessité d'une action d'aide au développement beaucoup plus forte vers les pays du sud de la Méditerranée et, notamment, vers le Maghreb.
La Bosnie oubliée
L'autre point, c'est qu'il était bon que le premier ministre de la France récuse clairement l'idée d'un "noyau dur" européen, fermé et limité à quelques pays désignés par avance. Je discuterai cependant, plus loin, les solutions qu'il propose.
Mais pour le reste, quel article insatisfaisant et quelle tristesse de voir la France prendre la présidence sur des bases aussi incertaines. Notons, d'abord, trois silences : ne sont cités ni le nom de Schengen, ni le nom de Bosnie, ni l'expression » monnaie unique . Or, il s'agit de trois problèmes majeurs, qui appellent tous des décisions rapides.
Je rappelle que, pour son indignité, c'est la France seule qui bloque la mise en oeuvre de l'accord signé à Schengen entre neuf pays membres de l'Union et organisant entre eux la libre circulation des personnes. Tous nos partenaires sont prêts et n'attendent plus que nous. Une date est bien fixée, pour janvier, mais comme la France est responsable des trois reports précédents, un engagement ferme du premier ministre eût été le bienvenu. Quant aux deux autres omissions, leur gravité est suffisamment évidente pour ne pas appeler de commentaires supplémentaires.
Autosatisfaction et blocage
J'ai été importuné, ensuite, par l'excès d'autosatisfaction par lequel s'ouvre cet article. L'augmentation substantielle des fonds structurels, qui profite bien sûr à la France, mais pas seulement à elle, est due pour l'essentiel à la Commission et, subsidiairement, aux premiers gouvernements qui ont appuyé la décision en train de se faire. C'étaient les gouvernements socialistes. M. Balladur s'est borné à encaisser. Quant à savoir si la négociation du GATT a été un succès, je n'ai pas la place de le discuter ici, mais je désapprouve formellement cette appréciation. Enfin, sur la PAC, heureusement que la Commission partageait, sur le fond, nos analyses face au Conseil des ministres, car je ne crois pas que nous l'aurions emporté par notre seule irréductibilité nationale. Il faut dire aux agriculteurs français que si la Commission porte la lourde responsabilité de faire disparaître des surplus de production, il lui arrive plus souvent qu'ils ne le croient de comprendre les paysans français et, même, de les dé
fendre.
Cet étonnant discours, sous la plume de M. Balladur, a surtout pour objet de cacher le fond de l'affaire, à savoir que c'est aujourd'hui la France qui bloque les avancées nécessaires pour que l'Union sorte de la situation incertaine et instable où elle est aujourd'hui. Que l'on se souvienne : pour préparer le traité d'union européenne, dit de Maastricht, il fut débattu à un conseil informel des affaires étrangères, à Dresde, du point de savoir si les trois champs politiques majeurs que sont, pour l'Union, la politique économique et monétaire, la politique étrangère et de sécurité, la politique de la citoyenneté et de l'espace judiciaire, devaient être régis par les mêmes institutions et les mêmes procédures de décision, associant le Conseil, la Commission et le Parlement au sein de l'Union; ou si chacun d'eux relevait d'un équilibre institutionnel propre, le premier comportant un niveau élevé de partage de la souveraineté et les deux autres relevant de procédures beaucoup plus proches de la coopération inter
gouvernementale.
Neuf Etats, alors, avaient clairement opté pour la première solution; la Grande-Bretagne et le Danemark, pour la seconde; la France s'était abstenue, demandant le temps de réfléchir. Ainsi s'expliquent le caractère bancal et les insuffisances du traité de Maastricht. Ce qui était, en 1991, une hésitation dejà lourde de conséquences, mais admissible, à condition d'être brève, est devenu en 1993, avec la victoire d'une droite aux conceptions incertaines et changeantes en matière européenne, une donnée permanente. Du coup, personne ne sait où l'on va; les corrections nécessaires aux dysfonctionnements institutionnels issus de Maastricht ne sont ni discutées, ni entreprises. Tout le monde attend le choix de la France, et le temps qui passe et l'inertie jouent dans le sens de l'affaiblissement et de la paralysie de l'Union.
Les décisions à prendre pour sortir de cette situation sont très nombreuses. M. Balladur en aborde beaucoup et, parfois, de manière heureuse. Il faudra, en effet, réviser la pondération des votes. Définir et approfondir l'identité culturelle européenne sera une bonne chose. Quant à la nécessité de promouvoir la croissance et l'emploi, ainsi que la sécurité en Europe, on ne peut qu'approuver, mais en exigeant que les procédures pour ce faire soient considérablement renforcées. Or, sur ce point, M. Balledur est muet.
Passer à la monnaie unique
Dans cet ensemble compliqué, deux décisions majeures et deux seulement suffisent à clarifier la position de la France, à relancer la machine européenne et à redonner confiance et dynamisme à l'Union. La première est le passage à la monnaie
unique; la seconde, la refonte institutionnelle. S'agissant du passage à la monnaie unique, c'est-à-dire de l'application intégrale de la troisième phase de l'Union économique et monétaire, la situation est aujourd'hui la suivante. Après les hésitations liées aux difficultés de ratification du traité d'union, la crise du Système monétaire européen, en 1993, et la crise économique des années 1992 et 1993, l'impression s'était répandue que ce passage était hors de portée.
Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Le reprise est en vue, les principales monnaies du SME, le franc compris, manifestent une excellente stabilité de leurs parités. Et, surtout, l'ensemble des opérateurs financiers non gouvernementaux ont inclu cette perspective dans leurs décisions : la plupart des contrats de prêts obligataires à plus de dix ans, notamment ceux qui émanent d'intervenants américains, comportent des clauses prévoyant l'adaptation du contrat au cas où une monnaie européenne se substituerait à la monnaie nationale en cause. L'affaire est donc en route, et il n'y a plus de raison forte de ne pas respecter le traité ni les délais qu'il prévoit.
Techniquement, il suffit, pour que nous soyons en situation de monnaie unique entre quelques pays d'Europe, de décider la rigidité absolue des taux de change entre les monnaies nationales concernées et l'absence de toute limitation en volume aux opérations de change entre ces monnaies. Mais chacun sent bien qu'aussi longtemps que les signes monétaires nationaux - billets et pièces - subsisteront, que les déficits budgétaires varieront, les intérêts nationaux pourront rester antagoniques.
Ce qu'un accord politique aurait fait, un autre pourrait le défaire. C'est donc seulement la mise en circulation de billets et de pièces spécifiques qui créera vraiment l'irréversibilité. Le gain, en termes de simplification des opérations, de diminution des coûts et de croissance, sera considérable, mais cette mise en oeuvre est difficile. Les études faites montrent qu'elle ne saurait guère être préparée ni conduite en moins de quatre ans. Respecter le traité pour le passsage à la monnaie unique en 1999 suppose, donc, que la décision, de principe mais ferme, en soit prise en 1995.
La refonte des Institutions
Si ce n'est pas le cas, on sort du traité, avec l'océan d'incertitudes que cela suppose; mais si c'est le cas, quels que soient par ailleurs les difficultés, les incohérences et dysfonctionnements de l'Union, l'effet d'entraînement d'une telle décision sera considérable, et la dynamique qu'elle créera contribuera puissamment à trouver des solutions aux autres problèmes. Positivement ou négativement, la présidence française sera décisive. On aimerait savoir comment Monsieur le premier ministre voit les choses.
La deuxième décision nécessaire concerne la refonte des institutions. Elle se simplifie, aussi, en une question principale et une question subsidiaire. La question principale est celle de savoir comment on peut sortir de la paralysie à laquelle nous voue trop souvent la règle de l'unanimité. Elle ne comporte que deux réponses, cumulables: l'extension du vote à la majorité et la création de mécanismes juridiques tels que l'empêchement de décider faute d'unanimité ne puisse empêcher les Etats qui le souhaitent d'avancer ensemble et de décider entre eux, en n'engageant qu'eux.
M. Balladur aborde, en incidente, la question du vote à la majorité, en la faisant découler d'une vision fédérale qu'il récuse. De ce fait, il défend le statu quo et compromet, par la paralysie qu'il pérennise, la bonne application des éléments positifs de son programme. Or, cette vision est fausse. Chacune des fédérations qui nous servent de référence - Etats-Unis, Allemagne, Suisse - est, en elle-même, une nation. » The Nation , en Amérique, ce sont les Etats-Unis. La fédération est, dans ces pays, un système particulier d'organisation et de distribution du pouvoir politique et administratif interne. Le cas de l'Europe est différent. On peut plaider que c'est une fédération de nations - et, d'ailleurs, le concept aiderait puissamment à clarifier les niveaux de compétences (la subsidiarité) et les processus de décision -, mais la réalité, c'est que l'objet européen est sui generis. C'est un » OCNI , objet constitutionnel non identifié. N'engageons pas des débats sémantiques, symboliques, aux conséquences
dramatisantes, et faisons ce qu'il faut pour que ça marche ! En serions-nous là où nous en sommes en Bosnie si l'on avait pu décider à la majorité ? Et l'immense champ de la politique sociale européenne peut-il être couvert sans cela ?
Où est la France ?
C'est ce point qui a fait basculer les travaillistes anglais vers une option clairement européenne. Une forte extension du vote à la majorité et une homogénéisation, si possible avec simplification des procédures de décision, sont absolument nécessaires. Voilà ce qu'on attend du premier ministre de la France. Et qu'on ne nous parle pas de renonciation, ni de délégation de souveraineté ! La France n'a pas fini de se faire entendre en Europe. Il s'agit de partager la souveraineté avec d'autres partout où cela est nécessaire à l'efficacité, partout où l'évolution du monde entraîne ce résultat qu'isolée, notre souveraineté nationale est impuissante.
La question subsidiaire est celle dite du » noyau dur . Deux choses sont claires. Il y a, d'abord, des géométries différentes des accords qui lient entre eux différents pays d'Europe : la CSCE, cinquante-deux nations; le Conseil de l'Europe, trente-trois aujourd'hui; l'Union européenne, quinze. Et, dans l'Union, l'UEO, Schengen et le Système monétaire rassemblent chacun huit ou neuf Etats, mais pas les mêmes. En outre, même les pays qui participent à tout ont des volontés d'intensité différente de partager davantage encore la souveraineté, et des capacités différentes d'entrer avec le premier groupe dans la monnaie unique.
Il y a donc, nécessairement, un noyau actif de pays qui entraînent les autres, mais à deux conditions : que ce noyau reste toujours ouvert à ceux qui le souhaitent et, donc, ne soit pas défini à l'avance; et que ses décisions ne soient jamais de nature à interdire aux autres de rejoindre les premiers partenaires. Il était bon que le premier ministre réponde, sur ce point, au document allemand, mais cela laisse la question principale en l'état: où est la France ? Sans elle, le noyau actif est déséquilibré, perd en créativité - si l'on songe à l'important effort historique consenti par la France pour la construction européenne depuis quarante ans - et perd, surtout, en puissance d'entraînement.
De quoi ce noyau actif ou dur est-il fait, sinon des pays les plus désireux d'aller plus loin dans le partage des souverainetés ? Or, la France actuelle ne surmonte pas la contradiction absolue qu'il y a à vouloir être membre du noyau, tout en entendant préserver absolument le caractère exclusivement national de sa souveraineté. Désembourber la construction européenne exige que la France fasse clairement son choix et qu'elle le fasse maintenant. Il s'agit, tout simplement, de l'extension du vote à la majorité. Si elle ne le fait pas, sa présidence sera paralysante, et la conférence intergouvernementale de 1996, bien mal partie. La France, comme l'Europe, méritent mieux.
Après plus d'un millénaire de guerres internes, l'ouverture de la construction européenne est la plus belle aventure humaine de l'Histoire. Bien sûr, elle est imparfaite, mais elle est perfectible. En tous cas, elle est seule porteuse de notre destin et de celui de nos enfants. Il serait dramatique qu'après y avoir tant contribué, la France cesse d'être l'un des moteurs de l'Europe. C'est toute l'Europe qui en serait endommagée.
M. Balladur devait aux Français plus de clarté. Sa faute est de ne pas vouloir choisir entre M. Séguin ou M. de Villiers et le destin de la France, qui, aujourd'hui, est en Europe. Obsédé par sa candidature, contraint de ne pas trancher entre les différentes composantes de son hypothétique électorat, il inflige à la France et à l'Europe l'immobilisme de son indécision.
Michel ROCARD
* Ancien premier ministre, ancien premier secrétaire du Parti socialiste, Michel Rocard siège au groupe socialiste du Parlement européen.