"L'ADHESION DES AUTRES PAYS NEUTRES FERA CERTAINEMENT REFLECHIR LE PEUPLE SUISSE"
INTERVIEW DE FLAVIO COTTI *
par Jean-Claude Buhrer
SOMMAIRE: Après le » oui de la Suède à l'Union européenne, la Suisse se retrouve au pied du mur de l'Europe. Sans doute peut-elle trouver une consolation dans le récent » non de la Norvège. Toujours est-il que l'AELE ne cesse de se rétrécir, ne comprenant désormais plus que la Suisse, la Norvège, l'Islande et le Liechtenstein. Et encore, ces trois derniers pays appartiennent, avec les Douze devenus Quinze, à l'EEE que les Suisses avaient rejeté par référendum il y a deux ans.
Le gouvernement helvétique n'entend pas modifier sa ligne de conduite, du moins à court terme. Tout en répétant, à l'envi, que l'adhésion à l'UE demeure son » objectif stratégique , priorité est donnée aux négociations bilatérales "afin de limiter les éventuels désavantages économiques résultant du refus de l'EEE".
Le gouvernement espère atténuer l'isolement de la Suisse par les négociations qui s'ouvriront le 12 décembre à Bruxelles. Pris entre deux feux, sa marge de manoeuvre est limitée et il se montre circonspect, voire hésitant, dans sa politique de rapprochement avec l'Europe, comme en témoigne l'entretien que nous a accordé Flavio Cotti, chef du département des affaires étrangères et l'un des deux représentants du Parti démocrate-chrétien au Conseil fédéral.
Se référant au » rapport sur la politique extérieure de la Suisse dans les années 90 , devenu le credo de la diplomatie helvétique depuis son adoption par le gouvernement il y a juste une année, M. Cotti tient d'abord à rappeler » que la participation pleine et entière à l'UE sera aussi pour la Suisse une voie nécessaire. Il n'y a aucun doute que si l'Union européenne garde des finalités essentielles qui sont la promotion de la paix dans un continent longtemps secoué par des conflits armés, une participation de la Suisse deviendra une voie historique fondamentale. Donc il ne s'agit plus seulement de l'Europe en termes économiques, mais aussi dans sa dimension politique. En engageant des négociations bilatérales et en renforçant ainsi ses liens avec l'UE, la Suisse s'en rapproche graduellement et diminue du même coup le saut qualitatif que représentera l'adhésion.
(Le Monde, 3-12-1994)
- Quel enseignement tirez-vous pour la Suisse de l'adhésion de la Suède à l'UE après l'Autriche et la Finlande ?
- Que ces pays, qui avaient eu avec nous une autre vision de l'Europe, aient maintenant décidé d'adhérer à l'UE fera certainement réfléchir le peuple suisse auquel reviennent les décisions ultimes de politique étrangère.
- On a pu avoir l'impression que la gouvernement fédéral a enregistré le vote suédois comme si de rien n'était..
- Les effets de ce vote, comme des précédents, ne seront pas immédiats, de même que le » non plus récent de la Norvège ne pourra pas avoir des conséquences à brève échéance. Après le refus de l'EEE par référendum, le Conseil fédéral a été amené à accorder la priorité à l'approche bilatérale et nous nous apprêtons maintenant à entamer des négociations en vue d'aboutir à des accords sectoriels.
- A mesure que vos partenaires de l'AELE rejoignent l'UE, ne craignez-vous pas un certain isolement en Europe ?
- La question se pose sous deux aspects spécifiques. Du point de vue économique nous ne sommes pas isolés du tout. La Suisse entretient d'étroites relations avec l'UE, dont elle est l'un des partenaires commerciaux les plus importants. On a tendance à ignorer qu'après les Etats-Unis et le Japon un petit pays comme le nôtre est le troisième client de l'ensemble des pays de l'Union. Par leurs investissements directs à l'étranger les entreprises helvétiques arrivent au troisième rang européen derrière la Grande-Bretagne et l'Allemagne. Pour le Produit national brut, nous occupons la huitième place en Europe et le seizième dans le monde. Le problème se pose sur le plan politique. L'importance de la position économique de la Suisse contraste avec son absence des grandes instances de décisions telles que l'UE et l'ONU. C'est pourquoi, en participant de plein droit aux décisions, la Suisse défendra le mieux et le plus complètement l'ensemble de ses intérêts. En attendant que les conditions intérieures soient réunie
s, nous comptons sur les négociations bilatérales qui doivent bientôt commencer pour développer nos rapports avec l'UE.
- Alors que trois de ses membres s'apprêtent à entrer dans l'UE, l'AELE a-t-elle encore sa raison d'être ?
- Il ne fait pas de doute qu'elle a perdu de son importance.
- Dans ces conditions, l'adhésion de la Suisse à l'EEE est-elle encore envisageable ?
- En principe oui. Mais il nous appartiendra de faire une nouvelle évaluation et il faudra voir comment l'UE envisagera maintenant le futur de l'EEE.
- Dans la première phase des accords sectoriels que vous allez négocier avec Bruxelles, l'un des sujets les plus épineux est celui de la libre circulation des personnes. Comment éviter l'obstacle de la menace d'un référendum que brandissent déjà certains adversaires ?
- Le référendum est un élément institutionnel essentiel en Suisse. Le peuple tranche en dernière instance. Sans pouvoir exclure cette éventualité, nous nous efforcerons de conclure des accords dans l'intérêt des deux parties. Chaque pays a ses problèmes. Sans faire partie de l'UE, la Suisse est déjà le pays qui par habitant offre le plus grand nombre d'emplois aux ressortissants de la Communauté après le Luxembourg. Or dans un pays qui compte déjà quelque 18 % d'immigrés, notre population se fait naturellement du souci à ce propos. Mais dans le cadre de ces négociations, nous sommes déterminés à parvenir à un accord dans ce secteur également.
» La neutralité n'est pas un dogme
- Comme certains dirigeants politiques l'ont souhaité, croyez-vous possible de geler la débat de fond sur l'Europe jusqu'aux élections fédérales d'octobre 1995 ?
- L'Europe représente quelque chose d'essentiel pour la Suisse aussi, d'autant que notre pays appartient à trois des principales cultures du continent. Le débat européen continuera qu'on le veuille ou non. Pour ma part, j'y participe activement. Le débat européen polarise et divise la Suisse ; mais, des deux côtés, on sait qu'il est non seulement inévitable mais nécessaire.
- A vous entendre, la Suisse adhérera tôt ou tard à l'UE. Avant l'an 2000 ?
- Je ne suis pas prophète. Je pense que la Suisse est un pays tout à fait différent des autres. A commencer par son histoire. Grâce à sa neutralité et un certain isolement, elle a échappé aux deux dernières guerres. Je comprends que pour franchir ce pas il faille davantage de temps à sa population qui a toujours le dernier mot.
- Que peut faire le gouvernement pour mieux faire passer le message ?
- Je me suis toujours refusé à penser qu'on fait passer un message politique comme on vend un produit laitier ou un savon. Il n'y a chez nous qu'une voie, le dialogue permanent. Je participe à de nombreux débats, non pas pour imposer mais pour discuter. C'est la culture politique de ce pays.
- Seriez-vous favorable à l'organisation en 1996, comme le président de votre parti l'a proposé, d'un référendum pour savoir si le peuple est prêt à donner mandat au Conseil fédéral d'ouvrir des négociations d'adhésion ?
- C'est une hypothèse tout à fait intéressante.
- Mais ce n'est qu'une hypothèse ?
- Oui, il y a différentes voies pour passer de la phase bilatérale qui commence maintenant à la phase multilatérale.
- Quant à la neutralité de la Suisse, quelle est son actualité dans une Europe et un monde en mutation ?
- Nous maintenons clairement et sans équivoque notre neutralité et lui restons attachés. Nous savons, en même temps, que les conditions internationales ont énormément évolué depuis la débâcle du communisme. La neutralité d'ailleurs n'est pas un dogme. Elle évolue constamment. Elle n'est pas incompatible avec une adhésion à l'UE ni avec l'ONU. La Suisse s'associe déjà aux sanctions économiques décrétées par l'ONU. Pendant la guerre du Golfe, nous avons autorisé le survol de notre territoire aux avions humanitaires. Il y a dix ans, cela n'aurait pas été compris. Jusqu'en 1962 la Suisse était restée en dehors du Conseil de l'Europe en prétextant la neutralité. En acceptant dans quelques jours la présidence de la CSCE, nous espérons témoigner qu'un pays neutre peut rendre d'excellents services. Mais il n'est pas question de participer à l'OTAN, car un des éléments essentiels demeure de ne pas faire partie d'une alliance militaire:
- Après le refus des » casques bleus , la question d'un rapprochement avec l'ONU se pose-t-elle en d'autres termes ?
- Dans la crise diffuse actuelle, je me demande quel aurait été le résultat d'un vote populaire dans d'autres pays en ce qui concerne l'engagement de » casques bleus . Le vote négatif du peuple suisse de juin dernier imposera maintenant un certain temps avant de soumettre à nouveau la question de l'ONU au peuple qui a tranché. Néanmoins, il ne faut pas oublier que la Suisse participe très activement à des organisations spécialisées des Nations unies et que, tout en étant observateur, elle est par habitant au cinquième rang des pays qui financent l'ONU. Personne en Suisse ne s'oppose à ces engagements réels et importants.
- Quelles sont vos relations avec la France ?
- La Suisse a toujours entretenu des relations particulières et spécifiques avec la France. Je ne dis pas cela seulement parce que je suis un ami sincère de la France. C'est la réalité concrète de tous les jours qui le démontre. Nous avons toute une série de contacts systématiques et si de petits problèmes peuvent parfois surgir entre voisins, ils sont secondaires par rapport à des relations objectivement excellentes.
Propos recueillis par
Jean-Claude BUHRER