par Jacques Chirac (*)
SOMMAIRE: Dans cet article qui s'inscrit dans le débat ouvert par le document de la CDU-CSU sur la relance de la construction européenne, Jacques Chirac récuse les arguments de ceux qui mettent en garde contre les risques d'une domination allemande et rappelle son engagement en faveur du couple franco-allemand, "irremplaçable" et appellé à "bâtir (...) un projet commun pour l'Europe." (Le Monde, le 16 décembre 1994)
»Certes, des divergences apparaîtront à mesure des circonstances. Mais elles seront toujours surmontées. A travers nous, les rapports de la France et de l'Allemagne s'établiront sur des bases et dans une atmosphère que leur histoire n'avait jamais connues. Ainsi s'exprimait le général de Gaulle dans ses Mémoires d'espoir, alors que, en étroite collaboration avec le chancelier Adenauer, il jetait les bases d'un pacte sans précédent entre la France et l'Allemagne.
Car ce sont bien le courage, la lucidité et le volontarisme des deux hommes d'Etat qui ont permis, bien au-delà de la simple réconciliation, d'établir un lien historique entre deux nations qui, trois fois en soixante-dix ans, s'étaient combattues. Et la relation exceptionnelle ainsi fondée a été maintenue et développée, en dépit des bouleversements qu'a connus l'Europe.
Et pourtant, lorsqu'on évoque, aujourd'hui, les relations franco-allemandes, une analyse contrastée vient à l'esprit. D'un côté, il est indéniable que la coopération entre les deux pays n'a aucun équivalent dans les relations bilatérales entre Etats: en témoignent un dialogue politique intense au plus haut niveau, une coopération militaire allant jusqu'à la participation commune à l'Eurocorps, des échanges culturels en expansion constante, un partenariat économique très développé.
D'un autre côté, certains soulignent les insuffisances de la coopération franco-allemande. Nos deux pays s'attacheraient plus aux symboles qu'au dialogue en profondeur; ils seraient incapables de surmonter leurs divergences sur de nombreux sujets; leurs désaccords sur la construction européenne empêcherait celle-ci de progresser.
L'entente franco-allemande est un élément central de la politique étrangère de la France. Selon nos institutions, c'est le chef de l'Etat qui doit, dans ce domaine, imprimer sa marque. C'est pourquoi tout candidat à l'élection présidentielle doit faire connaître sa conception et sa vision des relations franco-allemandes au cours des années à venir. Pour ma part, je le ferai en exprimant une double conviction: la coopération franco-allemande est irremplaçable; nos deux pays doivent approfondir leur entente et bâtir ensemble un projet commun pour l'Europe.
Des voix s'élèvent aujourd'hui pour nous mettre en garde contre les risques d'une nouvelle domination allemande. Forte de ses atouts économiques et de sa puissance politique recouvrée, l'Allemagne n'aurait plus besoin de la France. Elle compterait désormais en effet sur ses propres ressources pour assurer l'équilibre européen en fonction de ses intérêts. Il faudrait donc que la France aussi reprenne sa liberté et diversifie ses coopérations.
Je le dis d'emblée: je ne partage pas cette analyse, pour trois raisons.
D'abord, parce que nul n'est en droit de faire un tel procès d'intention à l'Allemagne. Je me suis pour ma part vivement réjoui de sa réunification, qui correspondait à une légitime aspiration du peuple allemand. Je crois pouvoir dire que je suis l'un des rares hommes politiques français à s'être exprimés sans réserve et très tôt sur cet événement majeur. La division de l'Allemagne était une conséquence particulièrement tragique de l'Europe de Yalta et de Potsdam, que le général de Gaulle avait vigoureusement dénoncée alors que d'autres semblaient s'en accommoder.
Aujourd'hui, il est tout à fait naturel que l'Allemagne ait une politique à l'Est. Et je suis encouragé par l'attitude des dirigeants allemands qui souhaitent une concertation et une coopération avec la France, également sur ce sujet. Ainsi, la coordination entre les présidences allemande et française de l'Union européenne a-telle permis de définir une stratégie commune de pré-adhésion des pays d'Europe centrale et orientale à l'Union européenne.
En second lieu, il n'existe pas d'option de rechange au couple. franco-allemand. Cela ne signifie pas, bien entendu, que l'Allemagne soit notre seul partenaire en Europe: nos relations avec l'Angleterre, l'Espagne ou l'Italie sont marquées par de nombreuses convergences et doivent être développées. Mais si l'on parle d'»axe franco-allemand, ce que l'on ne fait pour aucune autre relation bilatérale, c'est que Paris et Bonn ont un rôle conjoint, d'ailleurs reconnu par nos partenaires, à jouer en Europe. Il est, ainsi, frappant que ceux qui s'élèvent contre le ce »directoire franco-allemand soient les premiers à émettre des critiques lorsque l'entente entre les deux pays ne joue pas son rôle dynamique en Europe.
Enfin, je crois à la solidité des liens qui, à force de volonté politique, ont été patiemment tissés entre Paris et Bonn depuis la signature du traité de l'Elysée. En particulier, la concertation permanente à tous les niveaux permet d'amortir les chocs et de désamorcer les divergences. Encore faut-il que ce précieux outil soit judicieusement utilisé. Ainsi, en 1993, l'action du ministre des affaires étrangères a-t-elle permis de surmonter en quelques semaines les divergences franco-allemandes sur le GATT et l'ex-Yougoslavie que le gouvernement socialiste n'avait rien fait, bien au contraire, pour aplanir.
Un nouveau traité: pourquoi pas ?
Est-ce à dire que nous devons nous borner dans nos relations avec l'Allemagne, à une gestion prudente de l'acquis ? Je ne le crois pas. D'abord, notre relation bilatérale peut et doit être encore approfondie. Au niveau des gouvernements, il est encore possible de faire davantage. Pourquoi ne pas imaginer d'aller plus loin dans une meilleure coordination de nos relations ? Par exemple, en instituant un secrétaire général de la relation franco-allemande ? Je crois, aussi, qu'il faut développer encore les relations entre entreprises. Ainsi, les opérateurs français sont trop souvent absents dans les Länder de l'Est. Il conviendrait également de trouver un modus vivendi lorsque nos entreprises sont concurrentes sur les marchés extérieurs, qu'il s'agisse de pays de l'Union européenne ou d'Etats tiers.
Il faut, aussi, donner une impulsion nouvelle aux contacts entre les deux peuples, en fournissant un effort particulier en matière d'éducation et de culture. L'accord signé au sommet de Mulhouse (mai 1994) va dans le bon sens, en prévoyant une reconnaissance mutuelle du baccalauréat et de l'Abitur. Mais il faut aller plus loin et développer la connaissance réciproque des deux langues. Lorsque j'étais premier ministre, un sommet franco-allemand spécialement consacré aux questions d'éducation et de culture s'est réuni à Francfort les 27 et 28 octobre 1986. Des décisions ont alors été prises en matière d'enseignement des langues, mais depuis lors sont restées largement lettre morte. Il s'agit là d'une question essentielle car la connaissance de la langue du partenaire demeure la condition d'une entente en profondeur.
Il serait également souhaitable de développer la coopération transfrontalière, en créant une instance permettant le suivi et la gestion en commun des problèmes de voisinage, qui concernent en particulier la situation des travailleurs transfrontaliers.
Il faut, enfin, développer notre concertation au sein de l'organisation des Nations unies. J'estime que l'entrée de l'Allemagne au Conseil de sécurité comme membre permanent est doublement souhaitable: elle constituerait, à la fois, une reconnaissance du rôle nouveau de l'Allemagne sur la scène internationale et un encouragement à ceux qui, outre-Rhin, souhaitent que leur pays exerce davantage ses responsabilités, notamment dans le domaine de la sécurité et de la défense. Dans cet esprit, la participation commune de forces franco-allemandes déjà associées dans l'Eurocorps à des opérations de maintien de la paix, notamment pour remplir des missions humanitaires, mérite d'être développée.
Doit-on, pour consacrer les réalisations de trente années de coopération franco-allemande, rédiger, comme l'a proposé le premier ministre (1), un nouveau traité de l'Elysée ? J'y suis personnellement favorable, à condition que ce texte ne se borne pas à entériner l'acquis mais ouvre aussi de nouvelles perspectives. L'ensemble des orientations que je viens d'exposer pourraient constituer une base de réflexion pour la rédaction de ce traité, dont l'objectif profond devrait être d'éviter le déclin de l'Europe face à l'émergence des nouveaux mondes sur notre planète.
Une réforme institutionnelle profonde
En second lieu, il est impératif que nos deux pays se concertent sur l'avenir de l'Europe et mettent au point un projet commun en vue de la conférence de 1996. On a beaucoup insisté sur les divergences qui existent en la matière, au vu notamment du document publié par le groupe parlementaire CDU-CSU le 1er septembre.
En réalité, nous sommes d'accord sur bien des points: d'abord, le devoir d'accueillir les pays d'Europe centrale et orientale dans l'Union européenne; ensuite, l'impératif absolu d'éviter que l'Europe, en passant de quinze à vingt-cinq ou trente membres, ne se transforme en simple zone de libre-échange et la nécessité, pour cela, de procéder, à l'occasion de la conférence intergouvernementale de 1996, à une réforme institutionnelle profonde; le souhait commun qu'au sein de l'Europe élargie, certains Etats membres puissent aller plus loin et développer des solidarités renforcées; la nécessité d'accentuer les applications du principe de subsidiarité.
Nous avons, également, des divergences de caractère institutionnel. Certains en Allemagne pensent que des solutions de type fédéraliste sont susceptibles de renforcer la construction européenne et préconisent un rôle accru de la Commission et du Parlement européen. Je pense pour ma part qu'un tel schéma serait inadapté et qu'il faut développer les pouvoirs du Conseil de l'Union européenne et l'association des Parlements nationaux aux décisions de l'Union. Compte tenu des positions réalistes et raisonnables exprimées à maintes reprises par le chancelier Kohl, nous pourrons trouver un terrain d'entente.
J'en suis certain, au-delà de ces aspects institutionnels, nous pouvons apporter des réponses communes aux questions qui intéressent avant tout les Européens: l'Union européenne peut-elle favoriser la croissance et l'emploi ? Peut-elle consolider la paix et la sécurité d'un continent qui a enfin retrouvé son unité ? J'aurai l'occasion, dans les prochaines semaines, de revenir sur tous ces points, mais je ne pressens, sur ces questions, aucun désaccord substantiel qui conduirait à une rupture franco-allemande.
Le plus important, c'est que la France et l'Allemagne jouent pleinement le rôle moteur qui est le leur dans l'édification de l'Europe. Elles ont non seulement la possibilité mais le devoir de s'entendre, comme garantes de la stabilité et de la paix sur notre continent, en suivant la vole qui leur a été tracée par le général de Gaulle et le chancelier Adenauer.
(1) Le Monde du 30 novembre.
(*) Jacques Chirac, maire de Paris, ancien premier ministre, est candidat à l'élection présidentielle.