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Vernet Daniel, Le Monde - 17 dicembre 1994
Le couple franco-allemand.

CHERS ALLEMANDS

par Daniel Vernet

SOMMAIRE: Après le retrait de M. Delors de la campagne pour les élections présidentielles, MM. Balladur et Chirac courtisent M. Kohl, qui s'interroge sur leurs intentions.

(Le Monde, 17-12-1994)

Le renoncement de Jacques Delors a eu l'effet d'une douche froide à Bonn, où la candidature du président de la Commission de Bruxelles paraissait la meilleure garantie pour une poursuite de l'intégration européenne. Avec la retraite dans quelques mois de François Mitterrand, Helmut Kohl, privé de deux de ses compagnons d'armes communautaires, va se sentir un peu seul. Mais le

»travail de deuil a été de courte durée; la politique n'est pas affaire de sentiments. La nouvelle de la non-candidature de Jacques Delors n'était pas encore officielle que déjà des rendez-vous étaient pris entre le chancelier et les deux candidats (déclaré et potentiel) de droite à l'élection présidentielle française dont les chances de l'emporter ont brusquement cru dimanche soir 11 décembre.

Les dirigeants allemands sont mal à l'aise et avec Jacques Chirac et avec Edouard Balladur. Le premier les déconcerte par ses changements brusques d'opinion qui ne leur paraissent pas témoigner d'une foi européenne très ferme; ils ne comprennent pas que l'ancien président du RPR, qui a appelé à voter »oui au traité de Maastricht, propose un nouveau référendum sur la monnaie unique avant de faire machine arrière quelques jours plus tard; ils craignent de le voir succomber aux pressions des eurosceptiques si sa victoire en dépend.

En Edouard Balladur, ils voient l'héritier d'un Georges Pompidou méfiant à l'égard des Allemands et sensible aux charmes britanniques; ses idées sur l'Europe ont paru suffisamment floues pour plaire à tout le monde et la proposition d'un nouveau traité de l'Elysée a été perçue comme une arme à double tranchant.

Pourtant le candidat et le premier ministre ont fait assaut de bonne volonté pour souligner le rôle essentiel de l'entente franco-allemande. Chacun, le jour même d'un déplacement à Bonn, a publié un article dans le Monde pour appeler au renforcement de cette coopération. Encore Jacques Chirac a-t-il eu le bon goût - qui avait échappé à Edouard Balladur - de donner aux Allemands communication de son texte avant qu'il soit dans les kiosques.

Quoi qu'il en soit, les milieux dirigeants de Bonn ont besoin d'être rassurés. Au-delà des plus ou moins grandes sympathies personnelles, les relations franco-allemandes traversent une période de doute liée à des facteurs conjoncturels (l'élection présidentielle), mais aussi à des interrogations plus profondes sur l'engagement européen des deux partenaires. Avec le texte Schäuble-Lamers - sur le »noyau dur -, les Allemands ont lancé un appel à la France en faveur d'une Europe plus intégrée, d'une union politique allant au-delà de quelques aménagements institutionnels. Ils ont mis les pieds dans le plat en parlant d'Europe fédérale, d'abandons de souveraineté, de supranationalité accrue. La réponse française, qui s'est fait attendre, a été tiède, cacophonique.

Ces divergences ne sont pas nouvelles. Le mot »fédération interprété différemment des deux côtés du Rhin est un chiffon rouge agité sous le nez des gaullistes. Quand les Allemands veulent une extension des pouvoirs du Parlement européen, les Français proposent un renforcement des contrôles par les parlements nationaux; quand les premiers veulent transformer la Commission en véritable gouvernement de l'Union, les seconds mettent l'accent sur le rôle du Conseil européen et de la coopération intergouvernementale.

Les Allemands veulent jeter les bases d'une véritable Union politique à l'occasion de la conférence de 1996; les Français souhaitent une simple adaptation des institutions existantes aux contraintes d'un nouvel élargissement.

Un double risque

On pourrait citer d'autres exemples de conceptions divergentes avec lesquelles Paris et Bonn vivent depuis des décennies et qui n'ont pas empêché leur coopération de s'approfondir et l'intégration européenne d'avancer. La question est de savoir si l'heure de vérité n'approche pas; si ces divergences, acceptables aussi longtemps que la construction européenne était adolescente et la menace soviétique contraignante, ne doivent pas être résolues pour que l'Union européenne devienne une véritable puissance parlant d'une même voix sur les affaires du monde.

La réponse ne va pas de soi. En voulant »remettre à plat les relations franco-allemandes comme l'avait déjà proposé Alain Juppé avant même le retour de la droite au pouvoir en 1993, on risque de gratter des plaies mal fermées et d'insister sur des malentendus tacitement acceptés. En faisant comme si de rien n'était, comme si les bases du »contrat de mariage de 1963 n'avaient pas fondamentalement changé depuis 1989, comme si l'Allemagne réunifiée était encore à la recherche d'une caution française, on risque de s'enfoncer dans une impasse, de mener l'UE à l'échec et de laisser croire aux uns et aux autres qu'il existe une solution de rechange à l'intégration européenne.

Dans son texte sur l'Europe, le groupe parlementaire CDU-CSU a évoqué, sous forme d'avertissement, l'existence de cette alternative : si la France ne répondait pas aux attentes de l'Allemagne, celle-ci n'aurait d'autre recours que de revenir à sa politique traditionelle à l'Est qui a contribué à deux catastrophes européennes en un siècle. » Le danger, précise Karl Lamers, porte-parole du groupe pour la politique étrangère et coauteur du document, ce n'est pas l'alternative, c'est l'illusion qu'il en y a une .

Illusion, car l'Allemagne n'aurait rien à gagner d'une réorientation de sa politique et de son économie vers l'Est, de la recherche d'une alliance avec une Russie affaiblie et imprévisible. C'est pourquoi certains observateurs pensent que la véritable politique de rechange à l'entente avec la France et à l'intégration européenne ne réside pas seulement dans l'orientation vers l'Est, mais dans le couplage de ce redéploiement et d'un resserrement des liens avec les Etats-Unis.

Partenariat privilégié avec Washington?

Ce partenariat privilégié, qui a été offert à plusieurs reprises aux Allemands par les présidents Bush et Clinton et auquel le chancelier Kohl a répondu avec une réserve digne d'être notée, permettrait à la RFA - selon cette analyse - de distendre ses liens avec l'UE, regarder à nouveau vers la Mitteleuropa, sans abandonner »l'ancrage à l'Ouest dont les Américains seraient alors les garants. Si tant est que cette politique de rechange ait eu jamais une réalité; les initiatives américaines changeantes à propos de la Bosnie ou de l'élargissement de l'OTAN vers l'Est qui a conduit au fiasco de la CSCE à Budapest ne l'ont pas rendue très attrayante. Le grand partenariat avec les Russes souhaité par Bonn a été mis à mal par les propositions irréfléchies de Washington tandis que le refus d'être présent sur le terrain dans l'ex-Yougoslavie jetait un doute sur la crédibilité de l'engagement américain dans la sécurité de l'Europe. Sans doute les Allemands représentent-ils un enjeu autre que les Bosniaques, mais les

tentations isolationnistes amériCaines rendent une défense européenne autonome d'autant plus impérative.

En proposant un nouveau contrat entre la France et l'Allemagne, M. Balladur a montré en tout cas qu'il n'était pas insensible à ces arguments; en soutenant l'idée et en avançant des mesures concrètes, M. Chirac n'a pas voulu être en reste, ce qui témoigne au moins de l'importance symbolique de »l'axe franco-allemand . Du côté français, il serait souhaitable que la pression des eurosceptiques présents dans la majorité ne renforce pas l'impression que Paris » veut une Europe forte avec des institutions faibles .

Les Allemands de leur côté doivent démontrer par des gestes pratiques dans des domaines de coopération concrets que leur engagement européen ne s'arrête pas au seuil de leurs intérêts industriels. Sans doute n'en faudrait-il pas beaucoup pour que les doutes apparus récemment se dissipent. Le ballet Paris-Bonn de ces derniers jours est la preuve que les responsables deux des pays, malgré les excès inévitables d'une campagne électorale, sont au moins conscients des enjeux.

Daniel VERNET

 
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