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Quatremer Jean, Libération - 26 dicembre 1994
SCHENGEN, UNE REVOLUTION CULTURELLE

de Jean Quatremer

SOMMAIRE: Dix ans ont été nécessaires pour aboutir à l'accord qui, à partir du 26 mars, abolira les contrôles frontaliers entre sept Etats de l'Union européenne. Principaux perdants: les candidats à l'immigration. Car Schengen, c'est aussi un redoutable renforcement policier. Libération, lundi 26 décembre 1994.

Cette fois, c'est sûr, les gouvernements l'ont promis jeudi à Bonn, Schengen s'appliquera dès le 26 mars 1995. A cette date, sept pays de l'Union européenne ne formeront plus qu'un seul espace dans lequel les citoyens de ces Etats, mais aussi tous les étrangers admis à y pénétrer, pourront circuler sans montrer patte blanche à chaque fois qu'ils franchissent une frontière. Ainsi les hommes et les femmes auront enfin droit au même traitement que les marchandises, les capitaux ou les services qui circulent depuis longtemps sans contrainte au sein de l'Union européenne. Il aura fallu dix ans de négociations, de crise, de suspicion pour en arriver là, tant il est difficile pour un Etat d'abandonner ce signe extérieur de sa souveraineté que constitue la possibilité d'admettre qui bon lui semble sur son territoire. La France, notamment, perd dans cette affaire la maîtrise de ses frontière terrestres - en dehors de celle qui la sépare de la Suisse: désormais, il reviendra à l'Allemagne ou à l'Espagne, par exemple,

de décider qui pourra circuler dans l'espace Schengen et donc en France. La révolution culturelle est immense, et l'on comprend mieux les réticences - entre autres celles de la Grande-Bretagne, qui n'a toujours pas adhéré à Schengen - qui se sont manifestées depuis 1985.

C'est pour cela que le symbole que constituera le démantèlement des postes frontière communs sera, à n'en pas douter, l'un des grands moments de la construction européenne: il devenait difficile d'expliquer au citoyen que les quinze pays de l'Union ne constituent qu'une seule entité commerciale et politique tout en maintenant des contrôles policiers souvent ressentis comme humiliants et surtout inutiles. Il est clair que Schengen fera plus pour l'idée européenne que toutes les directives sur le bruit des tondeuses à gazon...

Pour autant, il faut se garder de sombrer dans l'"eurobéatitude". Car, en premier lieu, cette suppression des contrôles policiers sera loin d'être un "big-bang": en pratique, ils se sont déjà beaucoup allégés entre les pays du groupe Schengen dans la logique du marché unique. En second lieu, tous les contrôles ne disparaîtront pas comme par enchantement: chaque Etat garde la possibilité de procéder, non pas à la frontière, mais à quelques kilomètres derrière, à des contrôles d'identité quand il l'estime nécessaire. Comme le dit ironiquement un diplomate britannique, "Schengen, c'est le droit pour tout le monde d'être contrôlé partout" ... En troisième lieu, enfin, ne faut-il pas s'interroger sur le coût en terme de liberté publique de ce symbole ?

De fait, l'abandon de ce pan de souveraineté ne s'est pas fait à n'importe quelle condition. Il fallait "concilier l'exigence de liberté avec l'exigence de sécurité", comme l'a rappelé, jeudi à Bonn, Alain Lamassoure, le ministre délégué aux Affaires européennes. Ainsi, la convention de Schengen a prévu toute une série de conditions que les Etats candidats à la libre circulation des personnes devaient préalablement remplir, du contrôle de l'immigration à celle des demandeurs d'asile, en passant par la coopération judiciaire et policière. Or, Schengen n'étant pas un espace ouvert, ce sont surtout les candidats à l'immigration ou à l'asile qui seront les principaux perdants: des contrôles aux frontières extérieures de l'espace seront singulièrement renforcés, et les pays soumis à visa atteignent désormais le nombre respectable de 126. Or, comme l'espace est commun, il suffit qu'un seul pays, le Luxembourg par exemple, ne veuille pas d'un étranger pour lui interdire l'accès au territoire Schengen. En outre, si

un pays introduit un étranger qu'il juge indésirable dans le Système d'Information Schengen (SIS), le fichier informatique européen, cela lui interdira à jamais l'accès à l'espace commun. De même, le refus éventuel de l'asile sera valable pour l'ensemble des pays Schengen. Afin de verrouiller au maximum le système, la convention a obligé les Etats à prévoir des sanctions contre les compagnies aériennes qui transportent des étrangers démunis de visa. Une innovation qui revient à doubler le contrôle policier à l'entrée de l'espace Schengen d'un contrôle dans le pays d'origine effectué par des personnes privées.

Les citoyens européens ne sont pas non plus à l'abri de ce tout-sécuritaire: car l'abandon des contrôles frontaliers rend, de facto, obligatoire la carte d'identité, afin de permettre à la police d'effectuer des contrôles en cas de nécessité. Ainsi, les Pays-Bas ont dû l'introduire, et la Grande-Bretagne, qui redoute de rester à l'écart de ce mouvement unificateur, y songe. L'interconnexion des fichiers informatiques, que préfigure le SIS, n'est pas non plus sans danger, même si elle est entourée de nombreux farde-fous. A titre d'exemple, Europol, cet embryon de FBI européen, pourrait recevoir l'autorisation de constituer des fichiers où seraient recensés des individus "en contact" avec des personnes recherchées ...

Les dangers potentiels pour les libertés existent, le nier serait faire preuve d'angélisme. La construction européenne et la constitution d'un espace commun qui en découle aboutissent de facto à une perte de liberté ne serait-ce que par la réduction du nombre de pays auxquels, par exemple, un demandeur d'asile peut s'adresser. Mais les opinions publiques n'admettraient pas longtemps la suppression des contrôles aux frontières si cela devait se traduire par un déferlement d'étrangers ou celui de stupéfiants. Et même sans Schengen, on peut douter que les Etats européens auraient gardé leur porte grande ouverte. Enfin, même si la suppression des frontières internes est surtout symbolique, la construction européenne s'est toujours nourrie de tels symboles.

Repères

Les retards de l'accord

14 juin 1985: l'Allemagne, la France et le Benelux signent à Schengen (Luxembourg) un accord qui prévoit la suppression des frontières internes pour le 1· janvier 1990 "si possible".

19 juin 1990: la convention d'application est finalement signée à Schengen. Les contrôles aux frontières terrestres devront être levés dès 1992 et les contrôles dans les aéroports dès 1993.

27 novembre 1990: l'Italie signe à son tour la convention. Le 25 juin 1991, l'Espagne et le Portugal feront de même avant d'être rejoint par la Grèce en novembre 1992.

30 juin 1993: Réunis à Madrid, les Neuf annoncent que Schengen s'appliquera le 1· décembre de la même année. Mais le 8 octobre, ils décident d'un nouveau report au 1· février 1994.

Janvier 1994: Schengen est renvoyé sine die.

22 décembre 1994: les Neuf annoncent à Bonn que Schengen s'appliquera "irréversiblement à partir du 26 mars 1995".

 
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