par Paul Garde (*)
SOMMAIRE: La politique étrangère de la France est conduite comme si nous étions en 1894. Puisqu'en Europe il s'agit de contrecarrer l'Allemagne, on prend le parti des Serbes. Puisqu'en Afrique il s'agit de s'opposer aux Anglo-Saxons, on soutient le pouvoir hutu. Le problème, c'est que nous sommes à nouveau entrés dans l'ère des génocides. Et que leurs auteurs sont ceux-là mêmes que la France a protégés ... Le Monde, vendredi 30 décembre 1994.
Nous croyons être en 1994. Mais la politique extérieure française est conduite comme en 1894: un oeil sur la ligne bleue des Vosges, l'autre sur Fachoda. En Europe centrale, il faut soutenir ceux qui s'opposent à l'Allemagne. En Afrique centrale, il s'agit de réduire l'influence de la Belgique et celle de la perfide Albion. C'est ce qu'on appelle l'Union europèenne.
Donc, dans l'ex-Yougoslavie, on tiendra en suspicion la Croatie et la Bosnie, considérées comme pro-allemandes, et on soutiendra par tous les moyens les Serbes de Milosevic. Au Rwanda, on s'opposera aux Tutsis du FPR, soupçonnés de faire le jeu des Belges et même (quelle horreur!) d'être anglophones; on financera et on armera le pouvoir hutu, et plus particulièrement en son sein les ultras qui s'opposent à l'application des accords d'Arusha et qui finiront par abattre l'avion présidentiel avec l'aide de techniciens français (si l'on en croit les révélations de Colette Braeckman dans son livre 'Rwanda, histoire d'un génocide', Fayard).
Or, nous venons de rentrer, après une parenthèse de quarante-cinq ans, dans l'ère des génocides, et c'est justement dans ces deux régions du monde qu'ils se déchainent: 300.000 victimes et 3 millions de réfugiés en trois ans et demi dans l'ex-Yougoslavie, des chiffres encore plus élevés en dix fois moins de temps au Rwanda. Et leurs auteurs sont justement ceux que la France a protégés, les dirigeants serbes et hutus, leurs victimes ceux dont la France se défie: Croates, Bosniaques et Tutsis (sans compter les Serbes et les Hutus modérés, eux aussi victimes de violences).
Les conquêtes et le génocide
Devant ces faits, la France a-t-elle abandonné ses protégés ? Non. La parade de François Mitterrand à Sarajevo le 28 juin 1992 (au plus fort des massacres en Bosnie du Nord et de l'Est) a servi à canaliser l'émotion des opinions vers la seule action humanitaire et à enterrer les projets visant à mettre les tueurs hors d'état de nuire. La FORPRONU sous commandement français en Croatie sert à garantir le maintien de l'occupation serbe, à empêcher le retour des réfugiés chez eux et à couper les arrières des troupes serbes de Krajina qui opèrent à Bihac. La France a encouragé les capitulations successives de la communauté internationale devant l'agresseur: abandon du plan Vance-Owen en mai 1993, récompenses accordées aux Serbes depuis aout 1994 pour avoir refusé le plan du "groupe de contact". Le retrait des troupes françaises de l'enclave de Bihac dès que Fikret Abdic en a été chassé était le feu vert pour l'attaque serbe contre cette ville. La proposition française visant à permettre la confédération de la "Ré
publique Serbe" de Bosnie avec la Serbie représente la consécration officielle des conquêtes réalisées et la bénédiction accordée rétroactivement au génocide des Bosniaques musulmans.
Au Rwanda, l'opération "Turquoise", menée par la France seule, venait trop tard pour protéger les victimes des massacres, que les Hutus vaincus n'étaient plus en mesure de continuer. Elle a servi surtout à empêcher le chatiment des tueurs et à leur permettre de trouver un refuge: les plus haut placés en France même, les autres au Zaire où ils ont entrainé avec eux la majeure part de la population hutue. C'est sous la protection française que, dans les camps zairois, les responsables du génocide peuvent se réorganiser pour préparer la revanche. Et le gouvernement de Kigali, qui représente les victimes, est exclu du sommet de Biarritz.
Les Français ont le droit d'être fiers des trésors de dévouement et de courage dépensés, tant dans les Balkans qu'en Afrique, par les volontaires des ONG et par les "casques bleus". Mais ces derniers ne peuvent rien contre la perversité des missions qui leur ont été confiées. Le vrai patriotisme (je n'hésite pas à employer ce mot démodé) ne consiste pas à dire 'Right or wrong, my country'. Il n'implique pas l'adhésion à toutes les combinaisons géopolitiques, toujours discutables et souvent sanglantes, des chancelleries. Telle est la leçon que les Français ont apprise jadis de Jaurès, et que Soljenitsyne clame aujourd'hui aux Russes. Le plus grand patriote allemand est Willy Brandt qui, après avoir combattu les nazis les armes à la main, a demandé pardon à Varsovie pour les crimes commis par son propre pays.
Tous les citoyens français qui se font "une certaine idée" de leur patrie doivent déceler, derrière le brouillard de la propagande, quelle est la vraie politique de ceux qui parlent et agissent au nom de la France: soutenir les bourreaux, enfoncer un peu plus les victimes. Ils doivent exiger que cette politique change.
Sinon, le prochain président, quel qu'il soit, devra aller s'agenouiller sur la terre bosniaque et sur la terre rwandaise, et demander pardon pour le sang versé en Europe et en Afrique, avec la complicité de la France, sous le septennat de son prédécesseur.
(*) professeur à l'Université de Provence, Paul Garde est l'auteur de 'Vie et mort de la Yougoslavie' (Fayard) et des 'Balkans' (Flammarion):