de Daniel Vernet
SOMMAIRE: l'Union passe de douze à quinze membres et s'interroge sur les institutions capables d'accueillir - à terme - les pays de l'Est. Le Monde, samedi 31 décembre 1994.
Le 1· janvier prochain, l'Europe des Douze devient l'Europe des Quinze, au terme d'un élargissement - le premier depuis plus de dix ans - qui, pour n'avoir pas été sans difficultés, en annonce de nouveaux. 1994 avait commencé sur une boutade: "Qu'attendez-vous de la présidence grecque ?", demande-t-on à Helmut Kohl. "Qu'elle finisse!", répond le chancelier. La remarque est peut-être apocryphe, mais elle en dit long sur la confiance accordée au gouvernement d'Athènes et sur les tensions entre les deux présidences qui se sont succédé pendant l'année.
Il est vrai que le ministre grec des affaires européennes, Théodore Pangalos, a ouvert les hostilités en affirmant que les Allemands ont "une force de géant, mais une cervelle d'enfant" ... Il a ainsi donné le mauvais exemple, car quelques semaines plus tard, s'adressant cette fois aux espagnols, le chef de la diplomatie de Bonn menace de "leur briser l'arrête centrale", traduction littérale et imagée d'une forte expression souabe, signifiant simplement qu'il veut leur tordre le cou. Et ce parce qu'ils risquent, par leur intransigeance sur la taille des filets de pêche, de bloquer l'entrée dans l'Union européenne des pays nordiques et de l'Autriche. Or l'Allemagne tient par-dessus tout à cet élargissement qui doit être le prélude à l'extension de l'UE vers les pays d'Europe centrale et orientale. Elle s'est employée à le mener à bien même si ses efforts n'ont pas été totalement payants, les Norvégiens - à l'inverse de leurs voisins finlandais et suédois - refusant pour la deuxième fois de rejoindre un club q
u'ils ne sont pas loin de juger décadent.
L'arrivée des trois nouveaux donne un avant-gout des difficultés institutionnelles qui s'annoncent quand l'Union comptera vingt, vingt-cinq, voire trente membres. Sur l'institance de la France, la réforme des institutions a été ajournée au lendemain de l'élargissement, mais il faut quand même revoir les modalités de la majorité qualifiée. Les Britanniques s'opposent à ce que le seuil soit relevé, et, comme toujours en pareil cas, la dispute se termine par un compromis boiteux et provisoire, dit "compromis de Ionnina", parce que les ministres des Affaires étrangères sont réunis dans cette ville de l'Epire.
Le conseil européen a lieu, lui, fin juin, à Corfou. La présidence grecque, handicapée par la maladie du premier ministre Andreas Papandreou, l'a mal préparé; les Français et les Allemands, trop bien. Ils se sont mis d'accord, en la personne du chef du gouvernement belge Jean-Luc Dehaene, sur le successeur de Jacques Delors, qui finit son second mandat à la présidence de la Commission. C'est compter une fois encore sans John Major, qui, avec ce Belge fédéraliste convaincu et produit de l'axe Paris-Bonn, s'imagine devoir revivre des années de centralisme bruxellois. Son veto a raison du 'forcing' franco-allemand et donne sa chance à Jacques Santer, premier ministre plus transparent d'un Luxembourg plus modeste.
Corfou offre cependant deux nouveautés. D'une part, la présence, le dernier jour, de Boris Eltsine venu signer un vaste accord de partenariat entre la Russie et l'Union européenne.
D'autre part l'adoption d'un plan de grands travaux, issu du Livre blanc cher à Jacques Delors, pour remettre l'Europe sur les rails de la croissance et lutter contre un chômage qui touche 10,7% de la population active (plus de 17 millions de sans-emploi dans l'UE). Six mois plus tard au sommet de Essen, les Douze décident que les autoroutes de l'information, les réseaux de trains à grande vitesse et autres infrastructures de transport pourraient bénéficier de 3 milliards d'écus au cours des cinq prochaines années.
Une démarche progressive
Mais la grande affaire d'Essen, les 9 et 10 décembre, outre les supputations sur l'éventuelle candidature de Jacques Delors à la présidence de la République, c'est l'élargissement de l'Union vers l'Europe de l'Est. Le chancelier Kohl veut en faire le couronnement de sa présidence, mais les élections au Bundestag (16 octobre) n'ont pas favorisé le déploiement d'une grande activité diplomatique pendant l'automne. A tel point que début décembre encore, il n'était pas sur que les chefs de gouvernement des Etats d'Europe centrale et orientale, candidats à l'adhésion eussent pu être invités à la dernière séance du sommet. Les Douze sont d'accord sur le principe de cette adhésion, mais en désaccord sur les conditions et le calendrier. Ils choisissent une démarche progressive; la Commission est chargée de préparer un Livre blanc sur les conséquences de l'élargissement vers l'Est et sur les adaptations nécessaires aussi bien du côté des candidats que des Etats-membres, pour le prochain Conseil européen qui se tiendra
à Cannes, fin juin 1995, sous présidence française.
Cette politique des petits pas est diverseement appréciée par les Européens de l'Est. Ils considèrent leur admission dans la "famille occidentale", non seulement comme une sécurité contre la renaissance d'une menace russe, mais aussi comme une garantie, à l'intérieur, contre une rechute dans des régimes autoritaires. Cette préoccupation est d'autant plus présente que dans de nombreux pays les communistes plus ou moins repeints aux couleurs de la social-démocratie font un retour en force dans les gouvernements. Mais les Européens de l'Ouest veulent avancer lentement, par étapes, comme ils l'ont fait dans le domaine de la défense. En mai, les pays de Visegrad (République tchèque, Hongrie, Slovaquie, Pologne) ainsi que la Roumanie et la Bulgarie sont devenus membres associés de l'UEO, organisation destinée à être le "bras armé" de l'Union européenne si la politique extérieure et de sécurité commune se développe. Les Européens de l'Ouest estiment que cet élargissement "en douceur" à des institutions occidentales
est beaucoup plus acceptable pour les Russes que l'extension rapide de l'OTAN vers l'Est qui apparait à ces derniers comme une véritable provocation. Bien qu'empêtré dans la crise tchétchène, Boris Eltsine le signifie sans détour à l'occasion du sommet de la CSCE à Budapest, début décembre.
Les cercles d'Edouard Balladur
Quoi qu'il en soit, les rapports avec Moscou restent un casse-tête pour les diplomates occidentaux qui s'interrogent sur la Russie, son régime, son avenir, sa politique. Bill Clinton, comme son prédécesseur, semblait avoir misé sur des bonnes relations personnelles avec Eltsine pour développer un "partenariat stratégique", alors que de toute évidence, les intérêts de la Russie - fut-ce d'une Russie démocratique, et de ce point de vue elle est encore loin du compte - sont différents de ceux des Etats-Unis. Grande puissance blessée, la Russie est à la recherche de son statut perdu et ne laisse pas passer une occasion de montrer qu'il faut compter avec elle, de la Bosnie à son "étranger proche", voire dans l'ancien glacis européen de l'URSS.
La géographie future de l'Europe déchaine les imaginations graphiques. Edouard Balladur la ramène à trois cercles concentriques: le cercle central réunissant les quinze pays membres de l'Union, la couronne du milieu rassemblant les Etats ayant vocation à y adhérer, et la couronne extérieure composée des Républiques issues de l'URSS (y compris la Russie, mais pas les pays baltes qui sont dans le groupe précédant), avec qui des accords de coopération peuvent être conclus sans qu'elles espèrent faire un jour partie de l'Union.
Le ballon d'essai d'Helmut Kohl
Les cercles concentriques, ainsi présentés, ne résolvent pas la contradiction, souvent évoquée au cours de cette année 1994, entre l'élargissement et l'approfondissement de l'intégration européenne. Comment des institutions conçues à l'origine pour six peuvent-elles fonctionner avec une vingtaine de membres ? L'Union ne risque-t-elle pas de se diluer dans une vaste zone de libre-échange répondant aux voeux secrets des Britanniques ?
Les démocrates chrétiens-allemands croient trouver une solution en proposant dans un texte stimulant qui, après un temps d'hésitation, provoque un débat nourri en France, la constitution d'un "noyau dur". Ce petit groupe d'Etats qui voudraient et pourraient aller plus loin dans une coopération tous azimuths (monnaie, économie, défense, immigration, etc.) montrerait la voie à l'ensemble de l'Union, sans attendre que tous ses membres aient la volonté ou la possibilité de construire une Europe fédérale. Et la CDU-CSU de citer les cinq pays - France, Allemagne et les trois du Benelux - qui lui paraissent dès maintenant aptes à faire partie de ce groupe.
Dans quelle mesure ce texte représente-t-il la position officielle du gouvernement fédéral ? Difficile à dire. Son statut est ambigu; il a été rédigé par le porte-parole du groupe parlementaire pour la politique extérieure Karl Lammers, connu pour son engagement fédéraliste, mais il a été cosigné par Wolfgang Schauble, président du groupe, qui passe pour un candidat sérieux à la succession d'Helmut Kohl. Sans le reprendre à son compte, le chancelier ne désavoue pas non plus le texte, l'utilisant plutôt comme un ballon d'essai, qui lui a permis de tester les réactions de ses partenaires. Réactions de rejet chez les "exclus" (Italie, Espagne, ...); réactions quelque peu incrédules chez les Français qui ne voient pas l'intérêt de relancer la querelle sur le fédéralisme pendant la campagne présidentielle et qui craignent, dans un "noyau dur" à la Lamers, le face-à-face avec les Allemands. Edouard Balladur, dans ses réflexions sur l'architecture européenne, semble privilégier des "noyaux durs" à géométrie variabl
e, autorisant des constellations changeantes selon les domaines de coopération.
Ces querelles ne seront certainement pas tranchées par la conférence intergouvernementale de 1996. La France a demandé que le groupe de travail chargé de la préparer ne se réunisse pas avant l'été 1995, après l'élection présidentielle. Dans le peu de temps qu'il restera avant la réunion de la conférence, il est peu probable qu'un vaste bouleversement des institutions européennes puisse être envisagé. Ce serait déjà bien si des réformes ponctuelles conciliant la recherche de l'efficacité et une plus grande transparence démocratique étaient proposées aux pays membres.
Il est temps en tous cas que le souci d'efficacité guide les réflexions sur la politique extérieure et de sécurité commune qui, trois ans après Maastricht, reste dans les limbes. Le fiasco dans la guerre en Yougoslavie a suffisamment souligné que l'Europe ne disposait ni des méthodes d'analyse ni des moyens d'action indispensables pour parler d'une seule voix dans les affaires du monde, au moment précis où les Etats-Unis s'interrogent sur la nature et l'ampleur de leur engagement. Même les plus atlantistes des Etats européens doivent admettre que les Américains, s'ils constituent un dernier recours, répugneront de plus en plus à se mêler de conflits qu'ils considèrent comme de simples crises régionales. De Sarajevo à Bihac, l'année 1994 a montré que les Américains ne voulaient pas faire grand-chose en Europe et que sans eux les Européens ne pouvaient encore rien faire. La leçon de ce triste constat ne devrait pas être très difficile à tirer.