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Matvejevitch Predrag, Liberation - 3 gennaio 1995
Le conflit ex-yougoslave.

SARAJEVO, AU-DELA DE STALINGRAD

par Predrag Matvejevitch *

SOMMAIRE: On a perdu de vue la véritable nature des évènements de cette guerre. Les citoyens de Sarajevo sont désormais résignés à l'ambivalence qui prévaut chez de nombreux observateurs, qui confondent assiégeants et assiégés, bourreaux et victimes.

(Libération, 3-1-1995)

Sarajevo a battu le triste record de Stalingrad, ces neuf cents jours tragiques et glorieux, le plus long siège de la Seconde Guerre mondiale. Elle a atteint le millième jour dans l'épuisement total et l'abandon. Les images, cruelles et insupportables, se déroulent devant nos yeux qui s'y habituent: plus de deux cent mille morts, plus de deux millions de déplacés et d'exilés, villes et villages en ruines, ponts et édifices, écoles et hôpitaux pilonnés et détruits à coups de canons, temples et monuments rasés et profanés, violences et tortures de toutes sortes, stupres et humiliations, camps de concentration et épuration ethnique, » urbicide et » mémoricide , innombrables existences mutilées et déchirées. La souffrance humaine ne peut être résumée.

Le troisième hiver s'annonce dans la ville assiégée. Le froid est rude à Sarajevo. Il n'y a plus d'arbres à couper dans les jardins publics, transformés en cimetières. Aliments, eau, électricité, gaz, tout y manque. Les habitants sont physiquement ruinés, moralement abattus. Je les ai observés, à plus d'une reprise, pendant ces années de guerre. Au début, ils croyaient fermement que l'Europe allait leur venir en aide. Il y a un an encore, ils se révoltaient contre l'inertie et l'indifférence du monde. ils deviennent eux-mêmes indifférents, résignés devant le présent et l'avenir. C'est le pire des états. Je ne parle pas des guerriers sur le front mais des citoyens de Sarajevo.

On ne peut qualifier de la même manière chaque phase d'une guerre ni ceux qui y ont pris part. Au début, lorsque furent attaquées la Slovénie et la Croatie, il s'agissait d'un conflit entre nations ou Etats, de diverses conceptions de la Yougoslavie ou de sa constitution: fédéralisme, autonomie, sécession. L'agression de la Bosnie par les Serbes et les Monténégrins, puis celle de l'Herzégovine par les Croates, a pris les traits d'une guerre civile et ethnique. Dans cet espace marqué par le schisme chrétien et les conflits entre christianisme et islam, les oppositions religieuses ont engendré dans le passé une haine latente: il s'agit, là aussi, d'une guerre de religion que l'on voudrait dissimuler.

Ces règlements de compte, nationaux, ethniques, civils, religieux et autres, qui avaient déjà ensanglanté le pays durant la seconde Guerre mondiale, ont laissé leurs traces. La guerre présente est, pour une part, le prolongement de la précédente. Tchetniks et Oustachis ont à nouveau surgi sur le devant de la scène avec leurs idéologies fanatiques et leurs pratiques meurtrières. L'histoire et la vie en commun n'ont pas effacé des souvenirs impitoyables. Ils perduraient en sourdine avant d'être soudain ravivés: il y a là des, éléments d'une guerre de mémoire, difficile à circonscrire, peut-être la plus pernicieuse.

Dans les guerres précédentes sur tout notre continent et peut-être ailleurs, la grande majorité des victimes trouvait la mort sur le champ de bataille. même au cours de la dernière guerre mondiale, où tant de villes furent cruellement bombardées, il en était encore ainsi. La proportion semble être retournée. En Bosnie, les civils sont devenus des cibles principales, le nombre de victimes de leur côté est dix fois plus élevé que celui dans les rangs des militaires. Le banditisme, la mafia et le racket sont en train de devenir des caractéristiques prédominantes.

Les moyens de communication, si aptes soient-ils à saisir l'information, parviennent difficilement à circonscrire ou à délimiter l'événement dans toutes ses dimensions. D'où l'ambiguïté du discours sur l'ex-Yougoslavie, à l'étranger comme dans le pays même. Clausewitz a apporté sur ce point une mise en garde qui n'a rien perdu de son actualité: » Un événement qui n'est pas soigneusement reconstitué dans toutes ses parties est comme un objet vu de trop loin: il se présente sous toutes ses faces de la même manière, et l'on ne distingue pas la disposition de ses parties. Il est difficile de reconstituer et d'évoquer les événements historiques de manière à les utiliser comme des preuves. on perd aisément de vue cette difficulté lorsqu'on tente de définir la véritable nature des événements qui se déroulent en ex-Yougoslavie, et plus particulièrement en Bosnie-Herzégovine. La propagande dans le pays, coulée dans une langue de bois communiste et nationaliste à la fois, » utilise comme preuve les événements à de

ssein mal »reconstitués . Un langage ambivalent, celui dont nombreux observateurs étrangers font usage, confond aisément agresseurs et agressés, assiégeants et assiégés, bourreaux et victimes de même que sanction et intervention, négociation et dialogue, crime et châtiment.

Il n'est plus nécessaire de répéter ce qui est déjà bien connu, à savoir qui a commis le plus de crimes, ouvert les premiers camps de concentration ou pratiqué » l'épuration ethnique . il reste certain que c'est la Bosnie-Herzégovine qui a le plus souffert. Elle a versé plus de sang que quiconque dans l'histoire des Slaves du Sud: plus que les Croates pendant ce dernier conflit, plus que les Serbes dans la Seconde Guerre mondiale. Une propagande tendancieuse, venant massivement de la Serbie, de la Croatie aussi pendant une phase de la guerre a présenté tous les Musulmans de la Bosnie comme » fondamentalistes ou

» intégristes , » menace islamique au coeur de l'Europe chrétienne . La première centaine de milliers de victimes ni une bonne partie de la deuxième n'ont pas suffi à démentir ces mensonges. Ce n'était pas assez d'un million de réfugiés qui avaient quitté leurs foyers, un autre million devait être atteint. Nul Santic (1) n'a élevé la voix devant l'exode des Musulmans pour clamer: "Restez ici!"

Son cri, d'ailleurs, aurait été bien vain: les imprudents qui décidaient de rester devenaient aussi victimes. Le monument érigé à la mémoire de ce barde a été détruit la ra e a fané jusqu'à sa tombe. Au sein de l'intelligentsia, si souvent traditionaliste ou frustrée dans les Balkans et l'Europe centrale, rares sont ceux qui placent les valeurs de l'humanité au-dessus de la nationalité. Pour d'aucuns, c'est un acte de trahison.

il a été difficile pour celui qui est né dans ce pays, naguère serein, de ne prendre que le parti des victimes, indépendamment de leur origine: que ce soit à Vukovar ou à Dubrovnik, à Sarajevo ou à Mostar. J'ai perdu d'abord la plupart de mes amis serbes, ceux qui ne voulaient pas » abandonner leurs frères ou qui trouvaient d'autres alibis pour ne pas se désolidariser de la politique imposée par leur chef d'Etat et ses séides aux mains ensanglantées. Lorsque je me suis rangé du côté de la Bosnie, bien des compatriotes croates m'ont tourné le dos, une émigration volontaire ou bien une position » entre asile et exil que j'ai souvent évoquée, m'a paru, moralement, la moins compromettante. C'est peut-être également l'une des dérobades, mais plus justifiable que les autres. En » Herceg-Bosna , où je suis né et que j'ai toujours considérée comme partie intégrante de la Bosnie-Herzégovine, une et indivisible, le sang a également coulé. Rien ne m'empêchera de crier contre les "compatriotes" croates qui nous y d

éshonorent, même si leurs crimes sont moins nombreux que ceux qu'ont commis les Tchetniks serbes.

Que dire face à une telle tragédie, d'une ONU inadaptée aux changements de notre monde, avec un Président incapable et plus d'un fonctionnaire incompétent, d'une Otan restée prisonnière de la guerre froide, d'une Union européenne qui se soucie si peu du reste de lEurope, d'une Russie qui tente de reprendre le rôle de l'ex-Union soviétique au risque de ressembler à l'ours des cirques, d'une Forpronu chargée d'un rôle à la fois paradoxal et absurde - celui de "maintenir la paix" là où il n'y a que la guerre -, de tous ces jeux, à peine masqués, des grandes puissances et de leurs intérêts, cessez-le-feu mille et une fois violés, accords constamment trahis, négociations tournées en dérision et négociateurs rendus tant de fois risibles. Résolutions internationales ignorées ou contournées, convois humanitaires devenus eux-mêmes cibles d'une délectation vengeresse et meurtrière. Les haltes de ce chemin de croix se nomment Vukovar, Srebrenica, Goradze, Mostar, Bihac, avec le Golgotha de Sarajevo. Cela, messieurs, ne

vous suffit-il pas ?

La Bosnie-Herzégovine, multinationale et multiculturelle, est mortellement blessée et, avec elle, notre foi en un monde où le pluralisme national et culturel serait possible et assuré. La brutalité et la barbarie sont encouragées par l'inertie et l'indifférence. Le glas sonne depuis plus de trois ans déjà sans émouvoir les consciences de ceux qui devraient décider pour nous ou en notre nom.

L'Europe a démissionné en Bosnie. Ses gouvernements renient leur responsabilité ou la rejettent les uns sur les autres. Maastricht a moralement capitulé devant Sarajevo. Nos valeurs et nos principes les plus élémentaires sont bafoués, notre dignité est avilie. Devant une telle humiliation, il ne nous reste qu'à clamer notre colère ne serait-ce que dans le désert, comme cela est arrivé si souvent dans le passé.

Predrag MATVEJEVITCH

* écrivain ex-yougoslave et croate. Auteur de "Epistolaire de l'autre Europe" et le "Bréviaire méditerranéen" (prix du meilleur livre étranger en 1993) chez Fayard. Il vit actuellement à Paris.

(1) Aleksa Santic poète serbe, mort à Mostar en 1924, il suppliait les Musulmans de la Bosnie-Herzégovine de ne pas émigrer en Turquie après la chute de l'empire ottoman et la création de la première Yougoslavie.

 
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