INTERVIEW D'ALAIN JUPPE
propos recueillis par Jacques Amalric et Patrick Sabatier
SOMMAIRE: Le ministre des Affaires étrangères s'exprime sur la politique européenne de la France depuis que celle-ci a succédé à l'Allemagne à la présidence de l'Union. La croissance et l'emploi, le renforcement de la sécurité collective et la préparation de la Conférence intergouvernementale de 1996 seront, selon lui, les grandes priorités. (Libération, 09-01-1995)
- La présidence de l'Union européenne qui vient de commencer ne risque-t-elle pas d'êtrehandicapée par le contexte politique intérieur français?
- Pas du tout. Les priorités que nous nous fixons ont fait l'objet d'un accord de toutes les autorités de l'Etat. Elles seront présentées par le président de la République au Parlement européen à Strasbourg le 17 janvier. Et son intervention aura été préparée en étroite liaison avec le cabinet du Premier ministre et le Quai d'Orsay...
- Quelles sont ces priorités?
- D'abord tout ce qui a trait à la croissance et à l'emploi. Nous avons la conviction que rapprocher les Européens de l'Europe, c'est d'abord les convaincre que l'Europe peut apporter une valeur ajoutée dans les questions qui les préoccupent quotidiennement, au premier chef celle de l'emploi. La deuxième grande priorité, c'est la sécurité, parce que, là encore, nous avons la conviction que l'Europe n'acquerra une identité que le jour où elle se sera dotée d'un véritable système de sécurité collective. La troisième priorité est le rééquilibrage des relations extérieures de l'Union européenne. On a fait beaucoup au fil des années, et c'était nécessaire en direction de l'Europe centrale. Il faut continuer, mais il faut en même temps développer nos efforts vis-à-vis de la Méditerranée. La quatrième priorité sera la culture et l'éducation, et la cinquième les questions sociales. Enfin, nous aurons à lancer le processus d'élaboration de la Conférence intergouvernementale de 1996 avec l'amorce de la réflexion sur l
a réforme institutionnelle.
- Dans le domaine de la sécurité, pouvez-vous être plus précis sur les projets que la présidence française veut faire avancer?
- Oui, il y a d'abord la conclusion de la Conférence sur la stabilité les 20 et 21 mars à Paris. A cette occasion, nous serons en mesure de disposer d'une "corbeille" d'accords bilatéraux entre un certain nombre de pays d'Europe centrale et orientale, accords qui traiteront des questions de minorités, de l'intangibilité des frontières et des relations de bon voisinage. Deuxième projet: le renforcement de l'Union de l'Europe occidentale (UEO) et de son contenu opérationnel. A ce titre, il faudra concrétiser le projet annoncé par la France et l'Allemagne d'un embryon d'agence d'armement ainsi que le projet de satellite d'observation européen. Nous espérons enfin que l'Union pourra défendre une position cohérente et solide sur la reconduction indéfinie et inconditionnelle du Traité de non-prolifération nucléaire (TNP). En matière de sécurité intérieure, c'est sous la présidence française que la convention Europol sera définitivement conclue.
- La Méditerranée fait partie du langage un peu rituel de la France depuis des années, mais on ne voit pas très bien concrètement ce que cela signifie...
- Je crois qu'on est sorti du rituel. Nous souhaitons mener à bien la négociation d'un certain nombre d'accords bilatéraux. Avec Israël et la Tunisie ils sont pratiquement bouclés. Avec le Maroc, le processus est moins avancé et va exiger une initiative forte de la part de la France. Nous souhaiterions aussi débloquer l'Union douanière avec la Turquie et comptons organiser un nouveau conseil d'association avec ce pays au mois de mars.
- Pourquoi avoir fait reportér après la présidence française toute discussion sur la réforme institutionnelle de l'Europe?
- Nous n'avons rien fait reporter. Le calendrier a été fixé à Corfou en juin 1994. La chose est tellement compliquée que tous les Etats membres souhaitent se donner un peu de temps. Il y a débat en Allemagne, en Grande-Bretagne, et ailleurs... Mais, dès le premier semestre 1995, nous aurons à mener à bien la rédaction du rapport du Conseil des ministres sur le fonctionnement du Traité de l'Union. Le Premier ministre a en outre avancé à Essen l'idée d'un mémorandum fixant la liste des questions à aborder dans la perspective de la conférence de 1996. Une liste de questions oriente déjà le débat. Dès juin, le groupe de travail dit "de Ioannina , qui doit préparer la conférence de 1996 de manière plus opérationnelle, sera formé pour commencer ses travaux en juillet.
- Ce débat sur la vision future de l'Europe n'est-il pas compliqué en France du fait qu'au sein même de la majorité et
peut-être du gouvernement, il n'y a pas la même vision?
- Au sein du gouvernement, il n'y a aucun problème. Au sein de la majorité, qu'il puisse y avoir ici ou là des divergences ou des différences d'approche, c'est certain. Mais je vois qu'un certain nombre de points de consensus sont d'ores et déjà acquis. Le premier est qu'il faut élargir l'Europe. C'est une nécessité historique, et il y va de l'intérêt de la France et l'Europe. De là découle le besoin d'une réforme institutionnelle profonde, tout simplement parce qu'une Europe à 25 ou 30 ne peut fonctionner comme à 6 ou 12. Deuxième point de consensus: cette Europe élargie ne doit pas devenir une zone de libre-échange. Elle doit accepter l'acquis communautaire, c'est-à-dire le Grand marché, le tarif extérieur commun, un certain nombre de politiques communes. Troisième point de consensus: dans cette nouvelle Europe, tout le monde n'ira pas à la même vitesse, tout le monde rie fera pas tout en même temps. Il y aura ce que j'appelle des solidarités renforcées. Cette idée est déjà inscrite dans le traité de Maast
richt dans le domaine monétaire. La sécurité et la coopération militaire peuvent être un deuxième domaine de solidarité renforcée
- Les solidarités renforcées dont vous parlez recoupent-elles
les cercles concentriques de M. Balladur?
- C'est la même idée. Il y aura en réalité plusieurs cercles de solidarité renforcée: l'Angleterre, par exemple, est forcément impliquée dans les questions de sécurité, mais elle ne souhaite pas être dans le cercle monétaire. Ce qui est indispensable c'est que la France et l'Allemagne soient présentes ensemble dans tous ces cercles de solidarité renforcée.
- Ces idées n'impliquent-elles pas que l'Europe du futur fonctionnera sur le mode intergouvernemental?
- La réponse est dans le traité de Maastricht, qui a déjà instauré trois piliers. Le pilier communautaire repose sur des transferts de souveraineté et des mécanismes qui ne sont pas intergouvernementaux. Mais le pilier de la politique étrangère et de la sécurité communes, celui des affaires intérieures et de la justice sont des piliers intergouvernementaux. Pendant de très longues années encore, pour ne pas dire plusieurs décennies, la politique de sécurité européenne et la politique extérieure
seront des politiques intergouvernementales.
- Certains soupçonnent la France de vouloir rééquilibrer le
poids de l'Allemagne par rapport avec la Grande-Bretagne.
- Il y a en France une unanimité pour reconnaître que si la France et l'Allemagne ne sont pas d'accord, il ne se passe rien en Europe. Le rapport franco-allemand est absolument fondamental, au sens étymologique du terme. Est-ce que cela exclut toute relation privilégiée avec d'autres nations? Non. Il est vrai que, depuis deux ans, nous avons avec la Grande-Bretagne des relations peut-être plus étroites que par le passé. Un facteur conjoncturel a joué en ce sens, la situation en Bosnie, où nous avons agi depuis deux ans en symbiose totale. Il est vrai aussi qu'en matière de sécurité le sommet de Chartres a permis d'ouvrir un certain nombre de perspectives communes.
- Le but du processus de 1996 doit-il être, selon vous, une refonte radicale de l'Union, ou bien simplement un développement de Rome et Maastricht ?
- L'objectif que nous devrions nous fixer c'est qu'il n'y ait pas un simple replâtrage, une simple correction de tel ou tel système de pondération. Alain Lamassoure (le ministre délégué aux Affaires européennes, ndlr) et moi-même avons appelé de nos voeux un véritable "acte refondateur". Est-ce qu'on y parviendra? L'expérience des deux prochaines années le dira. Qui dit acte refondateur dit remise en cause d'un certain nombre d'idées reçues, de situations acquises. Et comme cela se décidera à l'unanimité, vous voyez la difficulté d'exercice. A nos yeux, le Conseil des ministres doit rester le moteur de l'action et le détenteur de la légitimité politique. Ce qui implique une réflexion sur la représentativité de ce Conseil et les pondérations des votes en son sein. Il faudra sans doute accorder plus d'importance à l'élément démographique. Je ne crois pas qu'il faille réduire la Commission au rôle de simple secrétariat, mais il faut sans doute rationaliser ses méthodes de travail, s'interroger sur ses effectifs
, surtout si on va vers 25 Etats, et lui rappeler qu'elle exécute dans un grand nombre de cas des mandats du Conseil. Enfin, il y a le problème du Parlement, plus exactement du contrôle démocratique du fonctionnement des institutions européennes. Là aussi, il y aura peut-être débat. Certains de nos partenaires ont tendance à penser que le renforcement de la transparence et de la démocratie passe forcément par le renforcement du Parlement européen. Je pense que la démocratie c'est le Parlement européen, mais les parlements nationaux aussi. Il faut donc donner à ceux-ci un rôle accru dans le dispositif décisionnel.
- Ce que vous exposez est assez différent du modèle proposé par le document de la CDU-CSU, qui prône un noyau dur européen...
- Le chancelier Kohl a dit explicitement que ce document n'engageait pas l'Allemagne. Nous n'avons pas à nous positionner par rapport à un document qui n'exprime que les vues d'un groupe de parlementaires.
- Etes-vous certain que la France et l'Allemagne pourront trouver un terrain d'entente?
- Il ne faut pas se cacher derrière son petit doigt. Il y aura des divergences, et en particulier sur le fonctionnement des institutions. Mais on trouvera des terrains d'entente. Je crois que la difficulté viendra des petits pays, relativement moins importants sur le plan démographique. La France et l'Allemagne seront-elles capables de créer une dynamique et de faire des propositions suffisamment équilibrées pour vaincre ces résistances? C'est là-dessus que se jouera le succès de la conférence de 1996.
- La première crise de la présidence française, c'est la Tchétchénie. Que peut faire l'Europe?
- La Tchétchénie fait partie de la Fédération de Russie. Le respect du principe de souveraineté et d'intégrité territoriale est une des règles de base de la vie internationale. Mais les Etats membres de l'OSCE (1) ont pris des engagements et se sont reconnu un droit de regard mutuel sur ce qui se passe à l'intérieur de leurs propres territoires nationaux. Nous avons donc demandé sur cette base dès le 2 janvier à la présidence de l'OSCE de faire une démarche auprès de Moscou. La troïka de l'Union européenne a également demandé à Moscou d'accepter une mission d'information et de conseil de l'OSCE. La Russie a accepté. Ce que nous demandons c'est qu'on mette un terme aux affrontements violents et aux effusions de sang, pour qu'on puisse trouver une solution de caractère politique avec le concours de l'OSCE.
- Faudrait-il aller plus loin au cas où Moscou ne réagirait pas, envisager des pressions d'ordre économique?
- Si la situation continuait à se dégrader, si la répression se poursuivait et si les droits de l'homme étaient à nouveau bafoués, nous aurons d'autres moyens d'agir. La Russie est candidate au Conseil de l'Europe. Il y a aussi un accord de partenariat entre la Russie et lUnion européenne. Qui comporte une clause sur les droits de l'homme...
(1) Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, ex-CSCE.