MANIFESTE POUR UNE NOUVELLE EUROPE FEDERATIVE
par Valéry Giscard D'Estaing
SOMMAIRE: Selon l'ancien Président de la République française, L'Union monétaire européenne est l'instrument qui fournira aux dirigeants du continent l'occasion de montrer leur détermination
politique. (Le Figaro, 11-01-1995)
Les dirigeants européens ont choisi l'élargissement, "L'Europe-espace" au détriment de "l'Europe-puissance". Depuis le Conseil européen d'Essen, nous savons que cet élargissement est appelé à se poursuivre jusqu'aux limites de la Grande Europe pour aboutir, dans un délai plus ou moins long, à vingt-quatre ou vingt-sept Etats-membres.
Cet agrandissement est-il compatible avec l'objectif d'intégration politique, à vocation fédérative, initialement conçu pour les six États de l'Europe de l'Ouest ? Évidemment non.
Certains responsables politiques préfèrent se bercer encore de cette illusion et refusent de reconnaître qu'en changeant la dimension de l'Europe, ils ont, du même coup, changé fondamentalement la nature du projet d'Union de l'Europe. C'est l'ambiguïté qu'a entretenue François Mitterrand dans ses voeux du nouvel an lorsqu'il a indiqué que nous devions "élargir l'Europe sans l'affaiblir".
Ces dirigeants placent leur espoir ultime dans la négociation, annoncée pour 1996, destinée à "rénover les institutions européennes". C'est faire beaucoup d'honneur à l'article N du Traité de Maastricht qui prévoit seulement qu'une Conférence des représentants des gouvernements sera convoquée en 1996 pour "examiner les dispositions du présent Traité pour lesquelles une révision est prévue".
Ces dispositions concernent quelques articles de portée réduite. Il est illusoire d'en attendre une impulsion forte au processus d'intégration européenne, d'autant plus que cette Conférence a toutes les chances d'aboutir à des résultats très limités. Si elle voulait relancer effectivement l'intégration européenne, il lui faudrait remettre en question le nombre et la répartition des sièges des députés européens, la pondération des votes au sein du Conseil, le nombre des commissaires européens ramené à un chiffre inférieur à celui des États membres, et le mode de désignation et de rotation de la présidence.
Cette négociation sera importante pour la France, car elle déterminera le niveau de notre influence dans l'"Europe-espace". Lorsqu'on parle d'étendre le domaine des décisions soumises au vote du Conseil, ou d'accroître les pouvoirs du Parlement européen, les Français savent-ils que, lorsque nous faisions partie de l'Europe des Six, nous disposions d'une voix sur quatre dans les votes du Conseil, et de 25 % du nombre des députés au Parlement européen, alors que, dans l'Europe à quinze - celle d'aujourd'hui -, notre représentation est réduite à une voix sur neuf dans les votes du Conseil et à 14 % du nombre des députés ?
Lorsque l'élargissement sera achevé, la France disposera d'une voix sur treize dans les votes du Conseil et de 10 % du nombre des députés européens!
De même, les négociateurs devront remettre en question le nombre de langues utilisées dans les instances communautaires. A l'heure actuelle, on a recours à 44 systèmes de traduction bilatérale employant plusieurs centaines d'interprètes professionnels. Depuis le 1er janvier 1995, où il faut traduire le grec en finnois et le suédois en portugais, ce chiffre s'élève à 65 systèmes de traduction différents représentant une augmentation des dépenses de près de 50 % ! La capacité à réformer ce système, et à réduire à quatre ou cinq le nombre de langues de travail, constituera un premier test de la volonté de rénovation des pratiques communautaires.
Deux autres sujets brûlants viendront interférer, en arrière-plan, avec cette négociation : la politique agricole et l'aide aux régions en difficulté. L'extension de la politique agricole commune (PAC) aux pays d'Europe centrale et orientale ferait passer la facture annuelle de 38 milliards d'écus au-dessus de 50, ce qui offrira une occasion inespérée aux adversaires de cette politique - majoritaires au Conseil européen et au Parlement européen - de la remettre en question. Or l'adoption d'une politique agricole commune aux Etats-membres a été, dès l'origine, une condition déterminante pour obtenir la ratification par l'Assemblée nationale du Traité de Rome. Aucun gouvernement français ne sera en situation politique d'y renoncer. Quant aux "fonds structurels", auxquels viendront émarger les nouveaux États-membres, leurs ressources ne permettront pas de satisfaire à la fois les demandes supplémentaires et celles des pays européens qui en sont actuellement les bénéficiaires.
Sur chacun de ces sujets, les contradictions sont nombreuses entre les États partisans d'une démarche fédérative et les tenants d'une coopération intergouvernementale, entre les "grands" États désireux d'accroître leur représentation pour la mettre en rapport avec leur poids démographique et économique, et les "petits" États attachés à ne pas se laisser dépouiller de leurs droits, entre les partisans d'un renforcement des moyens administratifs et les adversaires de la "bureaucratie" bruxelloise. Ces contradictions laissent présager un débat difficile, rendu plus compliqué encore par la suggestion d'y associer, à titre d'observateurs, les pays candidats à l'adhésion.
Le mieux qu'on puisse attendre de cette Conférence, c'est une amélioration limitée du fonctionnement actuel des institutions communautaires, ce qui n'est pas négligeable, mais certainement pas une impulsion vigoureuse pour remettre en mouvement la démarche vers l'intégration européenne.
Afin de dissiper toute équivoque sur ce point, je rappelle que cette Conférence n'aura aucune compétence pour remettre en cause le dispositif prévu par le Traité de Maastricht en vue d'aboutir, au plus tard en 1999, à l'Union monétaire, c'est-à-dire à la monnaie unique européenne. Aucune révision de ce dispositif n'est prévue par le Traité.
Mais l'essentiel n'est pas là. Le point central est le suivant: le changement de dimension de l'Europe change la nature du projet d'Union européenne. Le soubassement politique et culturel de la démarche vers l'intégration européenne n'existe plus au même degré au niveau de l'"Europe-espace", c'est-à-dire de la Grande Europe. Les motifs d'ordre politique, social, culturel ou spirituel qui peuvent justifier, aux yeux des peuples, que des compétences assumées jusqu'ici dans le cadre national soient déplacées à un niveau supérieur pour y être exercées en commun, ces motifs qui étaient puissants dans le cadre de la Petite Europe, perdent leur force de persuasion lorsqu'ils sont transposés dans le cadre de l'"Europe-espace", où la diversité des cultures, des modes de vie, des traditions politiques et des attitudes internationales rendent peu vraisemblable qu'une majorité faiblement représentative puisse imposer ses choix ou ses préférences à une minorité.
Bref, l'"Europe-espace" ne peut pas être le cadre approprié pour la pousuite, présente ou future, du projet d'intégration européenne.
Cette constatation entraîne deux conséquences fondamentales pour l'orientation de la politique européenne de la France.
1.- Dès lors que l'"Europe-espace", où nous sommes désormais engagés, ne peut plus être le cadre de l'intégration européenne, la France n'a plus de motif de maintenir le lien entre l'élargissement et approfondissement qu'elle avait tenté d'établir. La poursuite de ce combat aurait pour seul effet d'aigrir les relations entre la France et les pays candidats, dont certains sont nos amis traditionnels. Désormais, la France doit déclarer qu'elle est prête à examiner les candidatures sur la seule base des critères d'adhésion à l'Union européenne. Elle doit se montrer un partisan accueillant et dynamique de l'"Europe-espace", ce qui représente un renversement de sa position traditionnelle.
2.- Concernant l'organisation de cette "Europe-espace", la France ne doit pas chercher à en faire une zone d'intégration accrue, par un transfert de nouvelles compétences ou par une extension du champ d'application du vote à la majorité, dispositions qui se retourneraient contre elle, et risqueraient d'être rejetées, le moment de la ratification venu, par son opinion publique ou par ses élus.
Ainsi la France devrait-elle considérer, me semble-t-il, que l'organisation de l'"Europe-espace" doit se conformer désormais aux deux Traités fondamentaux, le Traité de Rome et l'Acte unique, sans chercher à aller au-delà des compétences qu'ils établissent et des mécanismes de décision qu'ils instituent.
Un accord politique assez large, englobant les partis de l'actuelle majorité, le RPR et l'UDF, et aussi le Parti socialiste, pourrait être recherché sur cet objectif.
C'est à partir de ce point que les divergences commencent à apparaître.
Dès lors que l'"Europe-espace", n'apparaît plus comme un cadre adapté à l'intégration européenne, cette situation satisfait ceux des États-membres qui sont hostiles à une intégration plus poussée. Mais elle en déçoit profondément d'autres: si l'organisation de l'"Europe-espace" correspond bien aux changements des conditions politiques constatés sur notre continent, elle ne répond plus à l'aspiration initiale, celle qui visait à organiser une "Europe-puissance", dotée d'institutions fortes et représentatives, capables de décider et d'agir, permettant à l'Europe de devenir un partenaire et un interlocuteur pour les grandes puissances qui façonneront le monde du XXIe siècle.
Pour exister, cette "Europe-puissance" devrait être fortement intégrée, et fonctionner, selon la nature des compétences exercées, sur un mode fédéral ou sur une procédure intergouvernementale sanctionnée par des votes. Il lui faudrait se doter d'une structure institutionnelle directement branchée sur les structures nationales, à l'image des Etats fédéraux, et définie avec une précision et une rigueur suffisantes pour s'imposer avec une force constitutionnelle aux États qui souhaiteraient la rejoindre. Bref, le projet d'une "Europe-puissance" réellement intégrée, conformément au souhait de ses fondateurs, ne se confond pas avec celui parfaitement légitime de l'aménagement de l'"Europe-espace". C'est un autre projet, doté d'une autre ambition.
Cette "Europe-puissance", à l'intérieur de l'"Europe-espace", a-t-elle des chances raisonnables de se réaliser ?
La première condition, me semble-t-il, est d'introduire davantage de clarté en distinguant bien les deux projets. C'est ce qu'a tenté de faire le document des députés CDU-CSU du Bundestag, rendu public l'été dernier. Il faut séparer soigneusement les deux projets, celui de l'"Europe-espace" et celui de l'"Europe-puissance", pour rendre le débat compréhensible et pour éviter leurs interférences mutuellement destructrices.
Il est nécessaire à cette fin de préciser ce qu'on entend par "noyau dur", expression à laquelle le document de la CDU-CSU fait référence. Si l'on veut dire par là que certains États commenceront à faire ensemble ce que les autres ne seront appelés à faire que plus tard, autrement dit une Europe à deux vitesses, on s'engage dans une impasse, car cette démarche est considérée, avec plus ou moins de bonne foi, comme une provocation par tous les États qui se sentent exclus du "noyau dur". La véhémence de leurs réactions, fondée sur le refus de la discrimination, qui est une corde toujours sensible dans l'Union européenne, oblige les promoteurs du projet à battre aussitôt en retraite. C'est ce que nous avons constaté en septembre dernier, après la sortie du "papier" allemand. Et surtout, cette approche confond les deux projets, en présumant que tous les États membres de l'"Europe-espace" ont vocation à venir rejoindre un jour la structure fédérative de l'"Europe-puissance".
La démarche visant à constituer des cercles, concentriques ou non, associant certains États-membres en vue de politiques particulières est plus adroite, parce qu'elle paraît dans son principe ouverte à tous les candidats. Malheureusement, à partir du moment où cette démarche sortirait de la coopération gouvernementale sur des sujets précis, elle entrerait en conflit avec les institutions communautaires et déboucherait sur un système inextricable d'alliances multiples - monétaires, militaires ou diplomatiques - qui ferait perdre toute lisibilité, et aussi beaucoup de son efficacité, à l'Union européenne.
Pour sortir de cette confusion, je propose de nous appuyer sur deux notions :
- D'abord, accepter l'idée que les institutions communautaires existantes - le Conseil, le Parlement et la Commission, rénovées ou non - seront les seules institutions fonctionnant à l'échelle de l'"Europe-espace", c'est-à-dire de la Grande Europe. Elles prendront en charge, désormais, l'avenir de l'"Europe-espace". En revanche, elles cesseront d'être l'outil d'une intégration européenne supplémentaire. C'est un choix qu'elles ont fait en acceptant l'élargissement sans approfondissement préalable. Pour utiliser une analogie sans doute trop simplificatrice, elles ont décidé de créer l'Alena, qui réunit le Canada, les États-Unis et le Mexique, sans s'être mis d'accord sur la Constitution des États-Unis. Dès lors, elles peuvent gérer l'Alena, mais elles, ne peuvent pas gouverner les Etats-Unis !
- Ensuite, considérer que le "noyau dur" de l'Union européenne ne se définit pas par un élément de calendrier ceux qui veulent avancer plus vite que les autres - mais par un élément de volonté - ceux qui sont décidés à aller plus loin que les autres. Le "noyau dur" n'a vocation à s'étendre que dans la mesure où les pays qui n'y participent pas changeront leur conception de l'Union de l'Europe. Le fait de ne pas participer au "noyau dur" ne résulte pas d'une exclusion ou d'une incapacité, mais d'un choix, parfaitement légitime, concernant le degré de contrainte qu'on accepte de la part de la construction européenne. Il est évident que certains pays n'y participeront jamais, du moins à horizon prévisible. Ce n'est pas l'Europe à deux vitesses, mais
l'Europe à volontés politiques différenciées.
Naturellement, ceux des pays qui ne souhaitent pas voir les autres s'organiser davantage ont intérêt à entretenir la confusion. Ils y ont réussi jusqu'ici. Mais le calendrier politique nous fournit l'occasion de clarifier le débat.
Nous voyons en effet que la principale avancée possible de l'intégration européenne dans les cinq années a venir réside dans la mise en place de l'Union monétaire, c'est-à-dire l'adoption d'une monnaie unique par un groupe d'Etats européens.
Sans doute des progrès concrets pourront-ils aussi intervenir en matière de défense, dans le cadre de l'UEO, mais les contraintes internationales c'est-à-dire le maintien nécessaire des liens avec l'Otan - et la montée des périls à laquelle nous assistons rendront la démarche lente et prudente.
L'Union monétaire n'est pas un objectif secondaire. Elle est de nature fédérative, en induisant des effets pratiques considérables et en entraînant un besoin accru de politiques communes au niveau essentiel des finances publiques, du crédit et des changes.
Un objectif s'impose à tous ceux qui ambitionnent, comme moi, de mettre en place l'"Europe-puissance": celui de réussir l'Union monétaire dans les cinq années qui viennent, et de concentrer tous leurs efforts sur cet objectif.
Le calendrier de sa mise en place a été fixé. Il ne peut pas être remis en cause par ceux qui ont ratifié, par la voie législative ou référendaire, le Traité de Maastricht. Aucune de ses dispositions ne pourra être soumise à réexamen dans le cadre de la négociation de 1996.
Ce choix va éclairer l'itinéraire économique et financier que la France devra suivre. Il ne s'agit pas, comme on le dit souvent, de choisir entre une politique monétaire restrictive et une politique plus expansionniste favorisant la croissance et l'emploi. Il s'agit uniquement de réduire les déficits excessifs qui handicapent de façon permanente l'avenir de l'économie française. L'appel net au marché financier par le Trésor public, de l'ordre de 270 milliards de francs par an, auquel s'ajoute le déficit des régimes sociaux, constituent une charge insupportable pour la collectivité nationale, qu'on s'achemine ou non vers l'Union monétaire. L'Union monétaire ne nous impose pas le choix d'une monnaie forte, mais elle nous confirme dans notre option de monnaie stable, nécessaire au développement de l'investissement et de l'épargne, dans une économie ouverte sur l'extérieur.
L'Union monétaire ne pourra être réalisée que sur la base d'une entente intime entre la France et l'Allemagne. Il faudra donner à l'Union monétaire un prolongement politique, en en faisant l'acte fondateur d'une union politique, à vocation fédérative.
Chacun répète à l'envi la nécessité d'une bonne entente entre la France et l'Allemagne. Cette entente ne peut se fortifier qu'autour d'un projet commun. Autrement, elle reste au niveau des lieux communs, répétés avec une conviction faiblissante.
Dans les années à venir, cette entente se concrétisera sur deux objectifs :
Au sein de l'"Europe-espace", nous verrons inévitablement se produire des rapprochements entre des États présentant des affinités économiques, géographiques et culturelles. C'est ainsi qu'apparaîtront d'un côté un pôle germanique et nordique, et de l'autre un pôle latin et méditerranéen. Le rôle de l'entente franco-allemande sera d'offrir un point de contact permanent entre ces deux ensembles. Il ne s'agira pas, bien entendu, de prétendre s'arroger le droit de les diriger, mais d'assurer un équilibre mutuellement satisfaisant entre leurs intérêts, et une compréhension de leurs priorités respectives, qui ne seront pas nécessairement identiques.
Quant à la partie de l'Europe qui désire poursuivre son processus d'intégration politique, le projet commun franco-allemand sera d'abord celui de la réalisation effective de l'Union monétaire, et de son prolongement politique.
L'opinion publique allemande, attachée à la réussite éclatante du deutschemark, dans lequel elle voit le symbole de la renaissance et de la puissance allemandes, ainsi que celui de l'exploit de sa réunification réussie, restera réticente jusqu'au dernier moment vis-à-vis d'un changement de signe monétaire. Le passage à la monnaie unique ne pourra résulter que d'une décision politique prise au plus haut niveau. Le chancelier Kohl y est décidé. Il reste à se mettre d'accord sur deux points : quels seront les participants au système et quels compléments politiques sera-t-il nécessaire de lui apporter ?
La réponse à la première question est simple: les participants à l'Union monétaire seront les pays en état d'y participer et ayant la volonté d'en accepter les prolongements politiques.
Par rapport à l'objectif de l'Union monétaire, les États européens se classent en trois groupes : ceux qui le veulent et le peuvent; ceux qui le veulent mais ne le peuvent pas - je pense en particulier à l'Italie et à l'Espagne - ; et ceux qui ne le veulent pas. Le "noyau dur", fondé sur la volonté de poursuivre l'intégration européenne, réunira les États qui font partie des deux premiers groupes. Pour ceux du premier groupe, les dispositions pratiques sont celles que décrit le traité de Maastricht. Mais des relations particulières devront être établies avec les États du second groupe, en contrepartie de leur volonté clairement affirmée de participer à l'Union monétaire aussitôt que les circonstances le leur permettront.
A l'égard de ceux qui ne peuvent pas, nous devrons être solidaires. A l'égard de ceux qui ne veulent pas, nous devons être fermes.
Il ne s'agit donc de prononcer l'exclusion de personne, mais de rassembler ceux qui le veulent et qui le peuvent. La liste en sera sans doute réduite : elle formera l'Union politique au soin de la Grande Europe.
Nous devons être conscients de ce que les pays participants à l'Union monétaire devront prendre ensemble une Initiative politique. Le Traité de Maastricht leur ouvre la voie, puisque seuls les représentants des États-membres de l'Union monétaire siégeront dans la Banque centrale. Mais cette Union monétaire ne peut pas rester suspendue dans le vide: elle a besoin d'interlocuteurs démocratiques, devant lesquels elle viendra exposer les choix de sa politique monétaire, et qui veilleront à assurer sa cohérence avec la conduite des finances publiques. Bref, l'Union monétaire devra s'accompagner inévitablement d'un progrès Institutionnel et démocratique, c'est-à-dire d'un progrès politique.
L'élément nouveau, sur lequel j'insiste, c'est que ce progrès politique devra être recherché, non au niveau de l'»Europe-espace , de la Grande Europe, mais au niveau du groupe des États participant à l'Union monétaire.
C'est ici que je rejoins la préoccupation exprimée par le document du CDU-CSU élaboré Par MM. Schaüble et Lamers, et que, sortant de l'ambiguïté, je recommande que nous lui apportions une réponse de principe positive.
Il est sage, je crois, d'écarter le concept négatif d'un "noyau dur", provisoirement interdit à certains de nos partenaires, pour le remplacer par un concept Positif: la réunion de seuls Etats voulant et pouvant participer à l'Union monétaire, et acceptant son prolongement politique.
La discussion avec nos interlocuteurs allemands, et aussi avec nos autres partenaires désireux de nous rejoindre, portera sur le prolongement politique de l'Union monétaire. Quel doit être son contenu et sa forme institutionnelle ?
On peut apercevoir certaines avancées possibles :
- La création d'une Commission parlementaire de l'Union monétaire, composée de membres des Parlements nationaux, désignés sur la base d'une représentation démographique, et qui constituera l'orgarnisme devant lequel les dirigeants de la Banque centrale européenne viendront exposer les objectifs de leur politique monétaire;
- Un Conseil des ministres de l'Union monétaire, chargé de définir les lignes de la politique économique compatibles avec les choix de la politique monétaire;
- Celle d'un Conseil politique de l'Union monétaire rassemblant, chaque trimestre, les chefs de gouvernement de l'Union, et remplaçant les trop nombreuses réunions bilatérales, devenues inutiles.
Bref, une approche Institutionnelle pragmatique à vocation fédérative, fondée sur une volonté politique commune.
Il n'est pas souhaitable, à ce point du débat, de vouloir aller plus loin, car, avant d'aboutir à des formulations précises, nous devons rester à l'écoute de nos partenaires.
Une dernière remarque avant de quitter ce sujet. L'intimité entre la France et l'Allemagne ne pourra pas être maintenue facilement s'il existe un déséquilibre de puissance trop marqué entre elles. A l'heure actuelle, le rapport de puissance est approximativement de 3 à 2 en faveur de l'Allemagne. Nous devons impérativement nous rapprocher, dans les prochaines années, d'un rapport de puissance de 4 à 3, plus le pour nous et reflétant le rapport des populations. C'est dire que la France doit tout faire pour connaître d'ici l'an 2000 un taux de croissance économique régulièrement supérieur à celui de l'Allemagne.
Nous pouvons, je crois, retenir de cette analyse deux propositions concrètes concernant l'action future de la France sur le continent européen.
L'une est de participer activement, chaleureusement, à l'organisation de l'ensemble de continent européen, puisqu'il est libéré de la coupure de la guerre froide, pour en faire une zone de libre circulation des personnes, des biens et des services, capable de régler pacifiquement les problèmes hérités de l'histoire, et qui fasse appel à l'expression démocratique dans toutes les matières où il y a lieu de décider. Cette "Europe-espace" n'a pas et ne peut pas avoir de vocation fédérative. Elle constitue une Communauté de nations gérant en commun certaines compétences précises, définies par les traités, et limitées par l'application rigoureuse du principe de subsidiarité. Cette attitude positive de la France, répondra à l'attente de ceux qui frappent à la porte de l'union européenne, qui souhaitent faire partie du grand ensemble européen, et qu'habite la crainte d'être les "exclus de l'Europe".
L'autre action consiste à reprendre, entre ceux qui le souhaitent, le projet d'une Union politique, à vocation fédérative. L'Union monétaire nous en fournit l'occasion et l'instrument. Ce projet a sous-tendu depuis 45 ans les efforts de ceux qui voulaient assurer la survie, et le rôle dans le monde, d'une Europe déchirée et humiliée par la dernière guerre. Il ne s'appuie pas sur une base géographique, mais sur un fondement politique: la communauté de volonté qui existe dans un certain nombre d'États européens. Cet idéal n'est pas mort. Sa flamme brille toujours pour ceux qui pensent que les valeurs politiques, culturelles, et spirituelles de l'Europe ont leur rôle à jouer pour façonner le monde du XXIe siècle, à condition que ces valeurs s'appuient sur un ensemble politique puissant, cohérent et structuré. L'Union monétaire européenne est l'instrument qui leur fournit l'occasion de manifester leur détermination.
Avec ceux qui partagent cette volonté, sans arrière-pensée ni recherche de faux-fuyants, faisons de l'Union monétaire, d'ici l'an 2000, l'acte fondateur de l'Union politique, à vocation fédérative, de l'Europe!
Valéry GISCARD D'ESTAING