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Delors Jacques, Parlement européen - 19 gennaio 1995
Adieux de Jacques Delors au PE

INTERVENTION DE JACQUES DELORS, PRESIDENT DE LA COMMISSION EUROPEENNE DEVANT LE PARLEMENT EUROPEEN

SOMMAIRE: Dans ce discours, son dernier en tant que président de la Commission européenne, Jacques Delors, dans un hommage et une reconnaissance un peu tardive du rôle et de l'importance du Parlement européen, reparcourt dix années de politique européenne. Pour le futur, la question centrale est de réfléchir "dès maintenant au cadre de la grande Europe et à sa compatibilité avec la poursuite de notre idéal qui n'a pas changé: l'Union politique des pays européens qui le veulent vraiment". Un défi qui aura besoin selon lui de "beaucoup d'imagination, de capacité technique, de force de conviction, de courage et de fidélité (...) pour répondre aux défis de l'avenir." "En d'autres termes, le respect de la diversité, qui est notre richesse, et l'augmentation du nombre des pays membres ne doivent pas conduire à faire de l'Union une sorte de Gulliver enchaîné, faute d'institutions valables et efficaces (...)".

Et critiquant "La fuite en avant qui a quand même caractérisé ces deux, trois dernières années, depuis le Conseil de Lisbonne, (qui) ne constitue en aucun cas la voie qui permettrait à l'Europe, à toute l'Europe, de s'organiser en un espace de paix, d'échange et de coopération." il rappelle que "l'histoire n'a (...) pas cessé de nous dispenser leçons et avertissements." et que "Face à cet avenir plein de périls, seule l'union politique des nations européennes peut leur permettre, non seulement de défendre leurs intérêts légitimes, mais aussi de rayonner dans le monde, au service des idéaux qui ont marqué le meilleur de l'histoire de l'Europe."

Pour lui, c'est "la monnaie unique et la défense commune (qui) devraient traduire cette volonté de l'Europe d'exister et d'agir." et c'est "l'approche fédérale en matière institutionnelle" qui "au-delà des incompréhensions et des passions" constitue la seule méthodologie possible. (Strasbourg, le 19 janvier 1995).

Monsieur le Président, cher Klaus Hänsch,

Mesdames et Messieurs les Députés,

Chers collègues de la Commission,

c'est avec beaucoup d'émotion, comme vous pouvez l'imaginer, que je m'adresse à vous aujourd'hui. Tout d'abord, pour vous remercier, en mon nom personnel, mais aussi pour le compte de tous mes collègues et amis qui ont travaillé au sein de la Commission depuis 1985. Ensuite, pour vous exprimer ma reconnaissance et celle, je pense, de tous les militants européens, pour l'action que le Parlement a menée, je peux le dire, en compagnonnage parfois frictionnel, mais pas souvent, avec la Commission. Aussi pour vous redire ma foi intacte dans les idéaux qui ont inspiré les pères de l'Europe, même dans le contexte radicalement nouveau qui est le nôtre pour le temps présent et pour demain. Et enfin, pour souhaiter pleine réussite à votre Parlement et à la nouvelle Commission, présidée par mon ami Jacques Santer.

Il y a dix ans, presque jour pour jour, lors de ma première intervention devant vous en tant que président de la Commission, j'avais affirmé que ce Parlement deviendrait un lieu d'initiatives. Il est vrai que je n'avais pas trop de mérites à m'engager en ce sens en janvier 1985, alors que j'avais sous les yeux le projet de traité de notre ami Altiero Spinelli, qui avait été publié peu de temps auparavant. En tout cas, les dix années écoulées depuis lors n'ont fait que confirmer chaque année davantage ce rôle pionnier que je prêtais au Parlement européen.

Votre institution a eu bien d'autres apports. Mais je voudrais concentrer mon intervention sur cette capacité qu'elle a démontrée pour anticiper les réformes, pour pressentir certains mouvements de fond. Là aussi, pas de longue liste. Peut-être mon choix est-il arbitraire, mais trois exemples m'ont particulièrement marqué.

D'abord, le caractère précurseur de l'inspiration du Parlement européen sur la construction de l'Europe. Le nom de Spinelli est, bien sûr, attaché à son projet de traité sur l'Union européenne, que je conseille aujourd'hui de relire à tous ceux qui s'engageront dans les difficiles réflexions de 1996. Il y eut aussi un rapport Spinelli, rappelez-vous, en novembre 1986, sur l'Acte unique, qui nous encourageait dans le nouvel élan suscité par la création d'un espace sans frontières et qui en approuvait la méthode. Mais notre rapporteur, notre cher Altiero Spinelli, nous mettait en garde contre les risques, et finalement l'impasse, qui résulteraient d'une conception de l'Europe seulement mercantile et libre-échangiste.

(Applaudissements)

Une Europe, pour reprendre les termes de Klaus Hänsch, dépourvue de cet esprit de solidarité, qui seul peut rapprocher les peuples et les amener à travailler ensemble. Comment ne pas voir le lien de filiation entre cette oeuvre et vos travaux ultérieurs, lors de la préparation du traité sur l'Union européenne? Sans le rapport Martin, de novembre 1990, sur l'union politique, qui était lui-même fondé sur un travail collectif, dont le rapport de M. Giscard d'Estaing sur la subsidiarité, sans le rapport Herman sur l'union économique et monétaire, le Parlement européen n'aurait pas reçu cette consécration légitime, que le traité sur l'Union européenne a d'ailleurs confirmée. Bien plus, un stimulant essentiel aurait manqué lors des travaux des deux conférences intergouvernementales, un appui vital pour le travail de la Commission.

Je sais que votre Parlement se prépare actuellement à la future conférence intergouvernementale et je n'ai aucun doute que ce sera une contribution essentielle, faite à la fois de vision, d'expériences multiples et de fidélité - je l'espère - aux principes fondateurs. Ces principes qui, contrairement à ce que proclament certains, n'ont perdu ni de leur pertinence, ni de leur valeur porteuse d'espoir pour les peuples.

Comment ne pas se souvenir aussi de l'action du Parlement dans les orientations, puis l'adoption - oh, je n'aime pas beaucoup les mots, mais ils font partie du volapuk communautaire - l'adoption des paquets I et II. Ce sont les travaux de la commission temporaire, présidée par Lord Plumb, qui ont conduit à l'accord sur le paquet I; puis à celui sur la discipline budgétaire de juillet 1988, et ce sont les travaux de la commission temporaire, présidée par M. von der Vring, qui ont conduit à l'accord sur les perspectives, de février 1993.

Le Parlement, me semble-t-il, avait depuis longtemps compris que la solidarité ne pouvait être un voeu pieux seulement, qu'il fallait passer à l'acte, et que rien ne se ferait sans ce pacte de famille.

Je sais que cette idée, avec l'imagination et la flexibilité nécessaires, demeurera au coeur de vos aspirations, car la cohésion économique et sociale, pour ne parler que d'elle - elle n'est qu'un des éléments de ces paquets - est devenue l'un des fondements du contrat de mariage entre les États membres, un pilier du Traité.

Enfin, comment ne pas se souvenir de ces moments historiques qui ont marqué la réunification allemande et, là encore, de votre rôle décisif. Je pense notamment aux travaux de votre commission temporaire, dont le rapporteur était M. Donnelly, à partir de février 1990; à la rencontre, ici même, de M. Kohl et de M. Demaizière en mai 1990, sous les auspices de ce Parlement multinational; à votre décision très rapide d'inclure en votre sein des observateurs de l'ex-RDA; et, finalement, à l'intense activité de l'été 1990, lorsque nous avons réglé ensemble, dans la hâte, mais dans la diligence, toutes les conséquences juridiques et législatives de l'unification.

J'ai choisi ces trois exemples, vous ai-je dit, parce qu'ils m'ont particulièrement impressionné. Mais je pourrais aussi parler de l'environnement, pour lequel on peut dire que tout ce qui a été fait prend sa source ici, à la charte sociale, qui trouve son fondement dans votre résolution de mars 1989, en passant par le combat pour les droits de l'homme, la promotion de la femme, la lutte contre le racisme. Dans tous ces domaines, l'impulsion donnée par votre Assemblée - et ce ne sont pas simplement des paroles de courtoisie - l'impulsion donnée par votre Assemblée a été déterminante.

Plus généralement, quand on regarde les choses de loin, vous êtes le seul véritable parlement multinational au monde. Ce Parlement doit savoir que, pour peu qu'il trouve les formes adéquates et la persévérance dans l'action, sa parole est entendue partout. Je peux en témoigner. Ainsi, ce Parlement rend-il compte, pour sa part, du combat jamais terminé en faveur de la liberté, des droits de l'homme et du pluralisme spirituel, idéologique et politique.

(Applaudissements)

Ce n'est pas un hasard si le traité sur l'Union européenne en a tiré des enseignements, même si vous vous battez et continuerez à vous battre, comme c'est normal, pour une pleine extension de vos pouvoirs. Le nouveau Traité vous reconnaît désormais ce rôle d'inspirateur, dont je voulais simplement rappeler qu'il s'était incarné dès avant Maastricht, et que ses résultats n'ont pu que favoriser le renforcement récent des attributions de votre institution.

Au long de ces dix années, d'aucuns ont noté une certaine connivence entre la Commission, d'un côté, et l'institution que M. Hänsch préside, à la suite de M. Pflimlin, Lord Plumb, MM. Baron Crespo et Klepsch, que je voudrais saluer aujourd'hui pour la dernière fois.

(Applaudissements)

La Commission, pour sa part, consciente du soutien critique du Parlement, a voulu être présente, répondre aux appels, aux espoirs de tous ceux qui, dans ce Parlement, d'où qu'ils viennent, entretiennent la flamme de l'idéal européen et, par leur diversité même, enrichissent sa force de proposition.

Grâce à votre force d'initiative et à votre appui jamais démenti, Mesdames et Messieurs, l'intégration européenne a beaucoup progressé au cours de ces dix dernières années. Alors que le climat du début des années 1980 était encore, comme l'a rappelé votre président, à l'eurosclérose, le ciel s'était déjà éclairci à mon arrivée à Bruxelles, notamment depuis le Conseil européen de Fontainebleau, où, grâce à l'action personnelle du président Mitterrand, avaient été réglées les querelles qui encombraient, depuis 1980, la marche des États membres.

Lancé en janvier 1985 par priorité dans cet hémicycle, l'objectif 1992 a permis de relancer la construction européenne, en recentrant le débat sur des réalisations économiques concrètes, aisément compréhensibles des opinions publiques et mobilisatrices pour les entrepreneurs. Le calendrier a été tenu, le marché unique est en place. En dépit de la récession économique récente, qui a quand même fait suite à sept brillantes années de croissance et de création d'emplois, en dépit de la récession économique, disais-je, les États membres sont aujourd'hui plus forts qu'il y a dix ans pour affronter la compétition internationale.

Le lien avait été fait d'emblée entre le grand marché et la question institutionnelle. En un temps record, l'Acte unique, trop souvent oublié aujourd'hui, était préparé et adopté. Il a été le véritable accélérateur de l'intégration, non seulement parce qu'il a levé le blocage de l'unanimité, mais aussi parce qu'il a mis en forme les politiques communes, contrepartie indispensable du grand marché. Il est notamment le fondateur de la cohésion économique et sociale qui a donné chair au tryptique qui, pour moi - car aujourd'hui je parle à titre personnel - illustre le modèle européen, fait de compétition, qui stimule, de coopération, qui nous renforce, de solidarité, qui nous unit.

Expression de la solidarité entre États et régions qui n'ont pas le même niveau de développement, moyen de donner à chacun sa chance et de renforcer la compétitivité de l'ensemble, la politique de cohésion est devenue en termes budgétaires la deuxième politique de l'Union. Rappelez-vous; les moyens affectés aux politiques structurelles ont été doublés, avec votre appui, à deux reprises: en 1988, puis en 1992. Ces politiques représentent aujourd'hui 26 milliards d'écus en moyenne annuelle, contre 5 milliards en 1984. Leur impact est tangible, même s'il dépend au premier chef de la politique économique menée par chaque État membre. On peut dire que les politiques structurelles ont aussi permis la convergence et le retour à la confiance dans chacun des pays concernés. Cette politique a aussi permis - pas assez encore, je le reconnais - l'enracinement de la construction européenne, du fait même qu'elle entraîne des actions très visibles pour les citoyens.

A partir de l'Acte unique, et a fortiori depuis Maastricht, la Communauté a également affirmé son rôle dans deux domaines particuliers: celui de la politique de compétitivité tout d'abord, avec notamment la politique de la concurrence, et un effort de recherche accru et davantage concentré sur les priorités dont la réalisation conditionne aujourd'hui notre prospérité économique. Le Parlement y a veillé. Cette nouvelle étape est marquée aussi par l'aboutissement partiel de mes efforts pour que soient menées des actions de coopération industrielle au niveau communautaire. Mais, je dois le reconnaître, dans ce domaine, il y a encore beaucoup de chemin à parcourir. Et le monde va vite.

La politique de l'environnement ensuite, avec l'accent mis sur les politiques préventives, la définition de programmes pluriannuels, la reconnaissance du principe pollueur-payeur. C'est sur cette base et sous votre regard vigilant qu'une stratégie d'amélioration de l'efficacité énergétique a pu être élaborée; que sur la scène internationale, l'Union européenne a pu s'engager dans les conventions sur le climat ou sur la biodiversité. Toutes ces actions ne pouvaient voir le jour que si la Communauté se dotait d'un instrument de gestion efficace. C'est pour cette raison que j'avais évoqué devant votre Assemblée, en 1989, la création d'une Agence européenne de l'environnement qui a pu, enfin, se concrétiser en octobre 1994. J'en attends, pour ma part, beaucoup.

S'il est une réforme menée au cours de ces dix années que je revendique personnellement, avec toute la Commission, c'est bien celle de la politique agricole commune, achevée en 1992. Cette réforme était devenue indispensable. Le Parlement nous avait mis en garde plusieurs fois, car la production agricole augmentait à un rythme très supérieur à l'évolution des débouchés internes et externes. Les stocks accumulés atteignaient des niveaux sans précédent. La réforme décidée en 1992 est la plus importante jamais intervenue depuis que cette politique fut mise en place, il y a trente ans. Elle soutient le revenu des agriculteurs dans un cadre stable et prévisible tout en maîtrisant la production et en assurant un revenu décent aux agriculteurs les moins favorisés. Surtout, elle assure le maintien d'un nombre suffisant d'agriculteurs et préserve l'équilibre du monde rural tout en respectant l'environnement. Elle encourage et stimule la compétitivité de l'agriculture européenne, dans le respect des règles de l'organi

sation mondiale du commerce.

On peut dire que les deux premières années de la réforme se sont déroulées dans des conditions satisfaisantes. Les stocks se sont réduits, les marchés ont été assainis à un point tel que les taux de la jachère ont pu être abaissés de trois points. Enfin, le revenu des agriculteurs concernés par la réforme a, en moyenne, évolué favorablement depuis 1993.

Tous ces résultats sont tels que j'en arrive presque à oublier le flot de démagogie qui avait déferlé dans certains pays, à commencer par le mien. De même qu'ont été créées les conditions d'une organisation économique plus efficace, l'Acte unique, puis Maastricht, ont affirmé la dimension sociale de la Communauté et permis des avancées qui ont fait vivre, au long de ces dernières années, le modèle social européen.

C'est sur la base de ces dispositions qu'ont pris corps les principes contenus dans la Charte sociale des droits fondamentaux des travailleurs, adoptée par onze États membres en décembre 1989. N'en déplaise aux esprits chagrins ou aux subtils tacticiens, l'Europe sociale n'est ni un slogan creux, ni une illusion. C'est déjà une réalité. Certes, beaucoup reste à faire, mais l'Union européenne se dote progressivement d'un socle de dispositions qui assure une protection minimale des travailleurs et prévient les abus de dumping social. Promouvoir la libre circulation des travailleurs, garantir l'égalité de traitement entre les hommes et les femmes, améliorer les conditions d'hygiène et de sécurité sur le lieu de travail, renforcer le droit du travail, fixer, enfin, après quinze ans d'atermoiements, les conditions pour faciliter l'information et la consultation des salariés dans les sociétés multinationales, voilà, Mesdames et Messieurs, des résultats qui n'auraient pu être atteints sans l'approfondissement de l'

intégration européenne. Ces résultats ont été aussi facilités par la relance du dialogue social, que j'ai tentée dès 1985, et qui fait qu'aujourd'hui, les partenaires sociaux ont même contribué à l'aspect social du traité sur l'Union européenne.

Toutes ces politiques communes - adaptées ou nouvelles - ont été entreprises depuis 1988 et seront poursuivies jusqu'en 1999, dans un cadre financier stable, grâce à l'adoption des paquets I et II et à la conclusion d'accords interinstitutionnels. Ce nouveau cadre interinstitutionnel dans le domaine financier représente un acquis considérable si l'on se souvient des crises budgétaires qui ont jalonné l'histoire de la Communauté au cours de ces dernières décennies. Dans ce domaine - il faut lui rendre hommage -, le Parlement a su faire preuve d'audace, et il a pris ses responsabilités pour consolider l'Union européenne. Renonçant aux guérillas, il a pris pleinement ses responsabilités, et, vis-à-vis de l'opinion publique, nous pouvons chaque année adopter, dans les délais nécessaires, un budget. Cette coopération financière, l'équilibre ainsi dégagé, la coopération entre institutions, ce sont des données de fait, ce sont des données pragmatiques, mais c'est aussi un acquis qui doit être absolument préservé et

enrichi pour l'avenir. Les citoyens s'intéresseront mieux à l'Europe si nous ne nous enfonçons pas dans des querelles subalternes.

En bref, les politiques communes de la Communauté hier, de l'Union aujourd'hui, se sont développées considérablement ces dernières années. Bien sûr, pas autant que je l'aurais voulu. Bien sûr, pas autant que nos deux institutions l'auraient souhaité, mais suffisamment en tout cas pour construire et structurer une Europe qui est, d'ores et déjà, plus qu'une zone de libre échange. Les fondations de la maison Europe sont là, me semble-t-il, bien solides. Prenons garde de ne pas les laisser entamées.

Il reste que si l'objectif 1992 a suscité une dynamique nouvelle, c'est 1989 qui a constitué - eh oui, cher président - pour tous les Européens en tout cas, la date historique de la décennie passée. Je dirais même, sans grand risque d'être démenti, la date historique du demi-siècle écoulé. Avec l'effondrement de l'empire soviétique, le rapport de la Communauté au reste du monde a été remis en cause. La chute du mur de Berlin, en novembre 1989, a provoqué, me semble-t-il, le véritable aggiornamento de la Communauté. Elle a modifié en profondeur les données politiques et psychologiques de la construction européenne.

La question qui se posait était simple: la Communauté, fille de la guerre froide, devait-elle prendre fin avec la disparition de cette guerre froide? Nous avons tranché: non, avons-nous dit, et nous avons décidé d'aller de l'avant, d'agir sur l'événement, de doter la Communauté d'une véritable personnalité politique. L'Europe est alors devenue un pôle d'attraction. Elle devait être aussi le moteur d'une stabilisation politique au niveau de l'ensemble du continent européen.

Ce rôle stabilisateur, coordonnateur de l'Europe, lui a été reconnu dès le sommet de l'Arche en juillet 1989 pour l'aide aux pays de l'Est. La mise en place des programmes PHARE et TACIS, la signature des accords européens, la préparation de l'adhésion des pays d'Europe centrale et orientale, ont jalonné l'histoire du retour à l'Europe de nos frères de l'Est. Oh, je connais comme vous les critiques portées à cette politique. Nous aurions manqué d'imagination et d'ambition politique. Nous aurions, pour tout dire, manqué d'audace, au moment où, pour la première fois, depuis un demi-siècle, les pays d'Europe centrale et orientale aspiraient à réconcilier leur géographie et leur histoire, leur culture et leur appartenance politique et spirituelle.

Je pourrais argumenter par des chiffres et des faits qui montreraient que l'Union a répondu rapidement et généreusement, malgré le handicap de la récession économique. Mais l'important est que le cadre soit désormais clairement fixé, que la perspective soit affichée, sans ambiguïté, qu'une stratégie d'intégration, appuyée par notre Parlement, se substitue à la stratégie des premières années, celle de l'appui tous azimuts à la transition.

Ainsi, une nouvelle Union se dessine-t-elle. Une Union élargie à quinze membres, pour l'instant, depuis qu'au terme de négociations conduites avec célérité, elle a accueilli en son sein trois nouveaux États membres, porteur, pour moi, d'une longue tradition démocratique et susceptibles d'enrichir le modèle social que l'Union veut défendre, rénover et promouvoir. Une Union qui a pris le chemin - que je crois à la fois vital et irréversible - de la monnaie unique. Une Union qui s'est affirmée depuis longtemps comme la première puissance commerciale et a su regrouper ses forces pour mener à bien les négociations de l'Uruguay Round et mettre sur pied la nouvelle organisation mondiale du commerce. L'Europe, comme l'a dit le président Hänsch, se veut puissante pour être généreuse et ouverte. Son engagement en faveur des pays en développement a été accru ces dix dernières années: naissance depuis 1988 d'une véritable politique à l'égard de l'Amérique latine, renouvellement de la convention de Lomé en 1989, politiqu

e méditerranéenne rénovée en 1991 - mais avec de plus grandes ambitions pour l'année 1996, mise en place d'ECHO en 1992 qui rend plus visible et cohérente, je crois, l'action humanitaire de l'Union, premier contributeur de l'aide humanitaire au monde. Tout ceci n'aurait pas été possible sans un renouvellement des concepts et des stratégies menées et le Parlement européen y a contribué par ses analyses, ses initiatives, ses propositions.

L'influence internationale de l'Europe s'est donc accrue au rythme des progrès économiques accomplis. Ne masquons pas ces avancées, mais ne cachons pas non plus leurs limites sur lesquelles je reviendrai. Ainsi, la liberté de circulation des personnes, signe le plus tangible du grand marché pour le citoyen, tarde à être effective; l'Europe des affaires intérieures et de la justice est encore très embryonnaire; d'autre part, les avancées de Maastricht en matière de politique étrangère et de sécurité sont restées dans les faits très limitées. Et puis, il faut regarder la dure réalité: je voudrais, bien sûr, insister sur ce chômage qui mine l'Europe plus que nos grands partenaires; ce chômage qui sape la confiance des peuples, sans laquelle aucun projet collectif, nationale ou européen, n'est possible; ce chômage dont nous savons qu'il ne pourra être endigué seulement par les fruits mieux partagés de la croissance retrouvée, mais aussi par une autre conception du développement économique et de l'organisation so

ciale.

(Applaudissements)

Si je reste sur ce terrain de l'emploi, permettez-moi une allusion, une allusion seulement, au Livre blanc que j'ai présenté au Conseil européen de Bruxelles en décembre 1993. Son objectif est double: affronter la mondialisation sans frilosité, remédier à la faiblesse spécifique de l'Europe par rapport aux États-Unis et au Japon - elle crée moins d'emplois à croissance égale. Vous avez partagé notre diagnostic, soutenu l'action entreprise, souhaité à plusieurs reprises plus d'audace et de rythme dans la mise en oeuvre des réformes telles que les grands programmes d'infrastructure, les projets relatifs à la société de l'information ou aux biotechnologies, les nouvelles initiatives en matière de l'emploi. Je vous comprends et j'ai toujours alerté en ce sens les chefs d'État et de gouvernement et, objectif incontournable, leurs ministres des finances. Conserver des économies saines, certes, mais aller vers davantage de compétitivité, vers davantage d'emplois, anticiper les bouleversements de l'organisation du t

ravail, de l'organisation des sociétés, tout cela ne peut pas être l'affaire d'un seul pays tant les ressources à mobiliser sont considérables. Nous avons besoin de coopération et nous avons besoin d'intégration économique. Tout cela n'est pas aussi rapide que vous le souhaitiez, tout cela n'est pas aussi rapide que la Commission le souhaitait, mais il me semble que le cap est désormais bien fixé. Les décisions arrêtées à Corfou et à Essen le confirment. Il reste à les mettre en oeuvre pleinement et rapidement.

Le Livre blanc est donc bien vivant. Il est le cadre pour la réflexion, le dialogue social et l'action tant au niveau national qu'au niveau européen. Sa présentation a réveillé les énergies à un moment où la crédibilité de la construction européenne diminuait, rappelez-vous, sous les coups conjugués de la récession économique, des attaques de 1992 et 1993 contre le système monétaire européen, de la tragédie yougoslave... mais aussi - et on en parle moins - des désaccords clairement apparus entre les États membres lors de la préparation du traité sur l'Union européenne, car ces désaccords subsistent.

C'est dire, Mesdames et Messieurs, que l'avenir s'annonce incertain malgré les progrès réalisés. Le préalable c'est, bien entendu, de mettre en oeuvre ce qui a déjà été décidé dans le traité sur l'Union européenne. Mais, tout en réfléchissant dès maintenant au cadre de la grande Europe et à sa compatibilité avec la poursuite de notre idéal qui n'a pas changé: l'Union politique des pays européens qui le veulent vraiment. Et là commence le débat. Il nous faudra, il vous faudra beaucoup d'imagination, de capacité technique, de force de conviction, de courage et de fidélité à vous-mêmes pour répondre aux défis de l'avenir.

Car, vous le savez, on a prédit maintes fois la fin ou le déclin de l'aventure européenne. Or, celle-ci a résisté, comme l'indiquait votre président, surmonté les crises, trouvé le ressort nécessaire pour sortir des périodes de stagnation. Aujourd'hui, le discours contestataire est différent. On veut opposer les partisans de l'Europe traditionnelle aux prophètes de la radicale nouveauté. Il est vrai que certains d'entre nous considèrent que l'héritage des pères de l'Europe conserve toute sa force et toute son actualité, alors que d'autres, après un éloge funèbre de cet héritage, veulent nous entraîner sur des voies soi-disant nouvelles, au nom des transformations que le monde a subies, notamment depuis ces vingt dernières années.

(Applaudissements)

Tel sera le sens de la confrontation inévitable lors de la conférence intergouvernementale de 1996.

En quelques mots, je voudrais vous livrer mon sentiment sur ce point. Qu'en est-il exactement? Je prendrai pour cela trois références essentielles: la demande de paix et de sécurité, l'exigence de puissance, l'impératif démocratique.

La demande de paix et de sécurité, tout d'abord. La demande de paix et de sécurité est toujours là, impérieuse, comme en 1945-1950, au lendemain d'un terrible conflit mondial. Certes, elle se présente de manière différente en cette période post-guerre froide. On assiste à la tentation de remettre en cause les positions acquises et les frontières, à la montée des intégrismes, à la résurgence des nationalismes. Comment ne pas évoquer à ce sujet le message que nous a transmis hier le président de la République française. Il a dit: "Les nationalismes, c'est la guerre." Au total, nous devons affronter des risques qui pèsent sur le monde et qui affectent de manière directe ou indirecte nos propres acquis en matière de paix et de compréhension mutuelle.

L'Union européenne ne peut pas se dérober face à ces réalités, d'ailleurs difficiles à analyser, à cerner et à maîtriser. Sur son flanc est, sur son flanc sud, en Afrique, au Moyen-Orient, on attendait des positions franches et nettes, une prise de responsabilités sans équivoques, des actions conformes aux idéaux qu'elle affirme, et pas simplement des discours ou des résolutions.

(Applaudissements)

La demande d'Europe, pour reprendre une expression simple, est donc là. Comment y répondre sans une vision claire de ce que nous voulons pour nous-mêmes: une simple zone de libre-échange ou un espace politiquement organisé? Comment être à la hauteur des défis si, par exemple, les États membres se révèlent, comme c'est le cas actuellement, trop souvent incapables de mettre en place un dispositif efficace pour décider et mener des actions communes de politique extérieure? Que leur manque-t-il? On dit toujours: la volonté politique. Certes, mais c'est trop commode de tout en attendre. Il manque aussi, chers amis, un processus de délibération et de décision aussi opérationnel que celui qui existe dans la Communauté, surtout depuis la mise en oeuvre de l'Acte unique.

(Applaudissements)

Il suffit pour cela de se rappeler le Conseil européen de Milan. Vous aviez adopté l'objectif 1992. Il fallait prendre 280 à 300 décisions. La plupart d'entre elles exigeaient l'unanimité. Il y avait trois solutions. La première, ne rien faire. Le marché intérieur n'existerait pas aujourd'hui. La seconde, demander à un pays de s'abstenir, surtout pour les articles stratégiques. La troisième, changer le Traité. Eh bien, ô miracle! à Milan - "Miracle à Milan", cela vous rappelle quelque chose! - ils ont décidé de faire un nouveau traité, et c'est ce nouveau traité, me semble-t-il, qui a vraiment été, non pas une impasse, comme le disent certains, non pas un prétexte, mais le véritable moteur qui nous a permis de reprendre confiance dans nos capacités de décider et d'agir.

En d'autres termes, le respect de la diversité, qui est notre richesse, et l'augmentation du nombre des pays membres ne doivent pas conduire à faire de l'Union une sorte de Gulliver enchaîné, faute d'institutions valables et efficaces, puisant leur sagesse dans la mémoire et l'expérience des quarante dernières années, faute aussi d'illustrer et de développer nos identités culturelles. La fuite en avant qui a quand même caractérisé ces deux, trois dernières années, depuis le Conseil de Lisbonne, ne constitue en aucun cas la voie qui permettrait à l'Europe, à toute l'Europe, de s'organiser en un espace de paix, d'échange et de coopération. La fuite en avant n'aboutira qu'à la dillution de l'acquis communautaire et au déclin de l'Europe comme acteur de l'histoire. C'est pour cela que j'ai comme deuxième référence l'exigence de puissance.

Car l'histoire n'a en effet pas cessé de nous dispenser leçons et avertissements. Malheur à ceux qui ne savent pas se faire respecter. Malheur aux peuples qui s'abandonnent aux délices de la société de consommation, à la nostalgie d'un passé pourtant révolu ou à un mondialisme sans conscience. Face à cet avenir plein de périls, seule l'union politique des nations européennes peut leur permettre, non seulement de défendre leurs intérêts légitimes, mais aussi de rayonner dans le monde, au service des idéaux qui ont marqué le meilleur de l'histoire de l'Europe. Notre crédibilité ne dépend pas uniquement de nos grandes déclarations de principes. Elle sera fonction de notre capacité à traduire les objectifs affichés en actes concrets pour la paix, pour la solidarité entre les peuples, pour le respect des droits de l'homme. Nous n'y parviendrons que par un pacte sans équivoque entre ceux des pays européens qui sont prêts à s'engager et à en tirer toutes les conséquences sur les plans politique, économique, social

et institutionnel. Ce pacte, il appartiendra à la prochaine conférence intergouvernementale de le définir avec clarté. Clarté dans les objectifs politiques ambitieux, mais réalistes, que peut s'assigner l'Union européenne; clarté dans les engagements économiques et sociaux des nations décidées à renforcer la cohésion, la cohérence de l'ensemble européen; clarté dans un schéma institutionnel accessible aux citoyens et capable de conduire en temps utile aux décisions et aux actions nécessaires.

Pour aller à l'essentiel, je dirais volontiers que la monnaie unique et la défense commune devraient traduire cette volonté de l'Europe d'exister et d'agir. La monnaie unique, pour ses vertus propres, certes, mais aussi - et c'est ma conviction profonde - parce qu'elle ne pourra exister sans la contrepartie d'un gouvernement économique de l'Europe, ayant la responsabilité de traduire les finalités du développement économique et social telles que nos peuples et leurs représentants les voudront. La défense commune, parce qu'elle forcera l'Europe à préciser sa stratégie, ainsi que la manière dont elle entend contribuer au renforcement des institutions internationales. A cet égard, j'ai un espoir, c'est qu'à l'occasion du cinquantième anniversaire des Nations-unies, l'Union européenne présente ses conceptions allant dans le sens d'un ordre économique mondial plus pacifique, plus juste, plus respectueux des droits de l'homme et de la planète terre.

Pour terminer, l'impératif démocratique. J'ai mentionné la volonté des peuples et de leurs représentants pour une raison simple. Il ne peut y avoir d'aventure collective réussie sans promotion de la citoyenneté, c'est-à-dire sans renouveau de la vitalité démocratique. Le temps est révolu où la construction européenne pouvait progresser en parallèle avec les vies politiques nationales. Le temps est révolu du, comme disent nos amis anglais, 'through the backdoor'. L'Europe est désormais entrée dans la vie de chaque citoyen européen. En d'autres termes, c'est une démarche avant tout politique dont nous avons besoin. Certes, l'Union européenne est loin des citoyens. Certes, nous pouvons faire mieux en termes de transparence, de subsidiarité. Mais franchement, de là à faire de la construction européenne le bouc émissaire de notre mélancolie démocratique, il y a une marge que je ne peux pas franchir.

(Applaudissements)

Car, Mesdames et Messieurs, le mal est en nous, dans nos sociétés, dans les travers de nos vies politiques nationales. La distance qui s'accroît partout entre gouvernants et gouvernés, la consommation frénétique des faits et l'oubli qui intervient vite aux dépens d'une approche culturelle, l'épidémie galopante des sondages, voilà les mots pernicieux qui handicapent, il faut bien le dire, nos vieux pays.

(Applaudissements)

De même que le Livre blanc se voulait un appel au sursaut en faveur de la puissance économique et contre le déclin qui nous menace, le réveil politique de l'Europe se voudra une incitation à l'approfondissement démocratique, contre l'abandon, contre l'atonie. C'est là, une fois de plus, au-delà des incompréhensions et des passions, qu'il faut rappeler les mérites de l'approche fédérale en matière institutionnelle.

(Applaudissements)

Je dis bien "fédérale", et je n'oppose pas fédération à confédération. Je parle de l'approche fédérale comme un grand comique aurait parlé du "Mécano de la Générale", - je dirais du "Mécano de la Fédérale" -, car seule l'approche fédérale permet de préciser qui fait quoi, et qui est responsable devant qui.

(Applaudissements)

Elle seule peut décrire clairement les transferts de souveraineté et leurs limites et, donc, bien indiquer ce qui reste exclusivement de la compétence nationale. Elle seule autorise des procédures de contrôle démocratiques et de sanction des abus de pouvoir, et enfin - ses adversaires devraient quand même y réfléchir de bonne foi -, seule l'approche fédérale garantit le respect des personnalités nationales et des diversités régionales.

(Applaudissements)

C'est pourquoi il ne faut pas fuir les mots, il ne faut pas en inventer de nouveaux, il ne faut pas les déformer. Et pourtant, je suis tombé dans ce travers, puisque, dans une formule contradictoire... en apparence, j'ai pris comme slogan: "la fédération des États nationaux", afin de concilier la mise en oeuvre d'ambitions communes avec l'épanouissement de nos nations, de forger dans l'Histoire le sang et le contrat qui unit chacun de nos peuples et qui conforte le sentiment d'appartenance de nos citoyens.

J'insiste sur ce point. Dans mon esprit, aucun pays européen n'est, a priori, exclu de cette aventure collective. La maison est ouverte à tous, mais encore faut-il que ne soit pas ralentie la marche de ceux qui veulent partager leur destin pour être à la fois plus forts et plus fraternels.

(Applaudissements)

C'est dans cet esprit, Mesdames et Messieurs les Députés, qu'après vous avoir remerciés à nouveau, et après avoir remercié le Président Hänsch de son discours, que j'entends, comme chacun d'entre vous, contribuer à cette formidable et unique aventure collective qu'est la construction d'une Europe politiquement unie. Là où nos ancêtres ont échoué en voulant faire des unions monétaires ou des unions politiques, nous résistons depuis quarante ans. Elle existe, cette Union européenne! Nous sommes fidèles en cela à ceux qui nous ont permis d'être là, ensemble, et de continuer à espérer, et dont je ne chanterai jamais assez les louanges, que je relis constamment pour me nourrir de leurs réflexions, de leur sagesse et de leurs visions.

Mais je suis conscient aussi des adaptations que nous devons consentir pour perpétuer la vocation historique et humaniste de l'Europe. Pour cela, il nous faut délimiter et organiser notre espace politique, bâtir sur le terrain solide de la solidarité entre nos nations et nos peuples, rechercher la puissance - oui, la puissance -, non pas pour elle-même, mais pour nous donner les moyens de servir nos idéaux communs. La vraie générosité dépend des moyens de la puissance.

Allons, Mesdames et Messieurs, chers amis, courage, le printemps de l'Europe est toujours devant nous!

(Applaudissements vifs et prolongés)

 
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