SOMMAIRE: Dans son discours en hommage à Jacques DELORS, Président sortant de la Commission, Klaus HÄNSCH, Président du Parlement européen, souligne que "La puissance économique et commerciale dynamique que nous sommes d'ores et déjà doit engendrer une union politique". (Strasbourg, le 19 janvier 1995)
Mesdames et Messieurs,
Chers Collègues,
Monsieur le Président du Conseil,
Monsieur le Président de la Commission, cher Jacques Delors,
Permettez-moi, avant de prendre officiellement la parole à cette tribune, de saluer deux de mes prédécesseurs à la présidence du Parlement: MM.Pierre Pflimlin et Egon Klepsch.
Le 14 janvier 1985, vous avez prononcé devant le Parlement européen votre premier discours en qualité de Président de la Commission.
C'est au sein d'une assemblée plus nombreuse, qui a évolué et dont la disposition est différente que nous vous saluons aujourd'hui à la place que vous avez toujours occupée au cours des dix années de votre mandat.
Quel chemin accompli durant ce temps, sous votre présidence, par l'Union européenne! La question de l'union de l'Europe n'a pas manqué de donner lieu, hier comme aujourd'hui, à des déclarations pessimistes, irrésolues ou désespérées. Il n'est que de considérer les dix années de votre présidence pour les démentir toutes.
Lorsque vous avez pris vos fonctions, en 1985, la Communauté européenne ne semblait avoir guère d'avenir. L'heure était alors à l'"eurosclérose", ce slogan qui nous était renvoyé de l'autre côté de l'Atlantique, non sans certains sourires mi-ironiques, mi-compatissants. Et nous, les Européens, commencions nous-mêmes à y croire.
C'est à cette époque marquée par le pessimisme et l'euroscepticisme que votre détermination a commencé à porter ses fruits. Vous vous êtes employés à conférer une réalité à ce que les traités annonçaient depuis longtemps déjà, mais à quoi personne n'avait encore osé s'attaquer: l'achèvement du marché intérieur européen.
De nombreux citoyennes et citoyens des États membres de la Communauté européenne étaient alors loin d'y adhérer sans partage, et l'idée elle-même suscitait tout sauf l'enthousiasme. N'oublions pas les doutes, les préoccupations et les angoisses qui accompagnaient alors nombre de nos débats avec les électeurs.
Aujourd'hui, quasiment tous les règlements et directives visant à instaurer le marché intérieur ont été adoptés et sont, pour la plupart, d'ores et déjà entrés en vigueur.
Les doutes, les préoccupations et les angoisses d'alors sont oubliés, ce qui suffirait à témoigner du succès que constitue l'achèvement du marché unique, lequel vous est redevable plus qu'à tout autre.
Il y a tout juste dix ans la Grèce devenait à son tour membre de la Communauté européenne. Celle-ci devenait alor l'Europe des Dix. L'adhésion de l'Espagne et du Portugal était encore à venir. Et, une nouvelle fois, des doutes , des incertitudes et des méfiances se manifestèrent: L'élargissement serait-il viable? L'acquis communautaire n'était-il pas menacé ? L'élargissement et l'approfondissement iraient-ils de pair ou s'exclueraient-ils mutuellement?
Nous avons depuis lors, de l'Acte unique européen au traité de Maastricht en passant par l'achèvement du marché intérieur, accompli une partie du chemin qui sépare encore l'union économique de l'union politique européenne.
L'Union regroupe actuellement 15 États membres et nous savons désormais que l'élargissement et l'approfondissement ne sont pas antagonistes.
Les dix années qui ont suivi le dernier élargissement ont été marquées par des progrès considérables sur le plan institutionnel, par le renforcement du Parlement européen et par un accroissement de la cohésion et de la solidarité dans l'Union.
Ne soyons pas pusillanimes: l'approfondissement de l'Union et le renforcement de la démocratie ne sont pas seulement nécessaires au sein d'une Union désormais forte de 15 États membres. Ce sont également des objectifs réalisables, et nous les atteindrons.
Vous n'êtes toutefois pas sans savoir, Monsieur le Président, et mieux que nous encore, qu'il reste encore des progrès à faire. L'Union européenne n'est pas encore armée pour relever les défis de la grande Europe. La doter des atouts nécessaires à cette fin, telle sera notre tâche.
Vous, qui vous êtes vous-même, en 1985, défini comme l'"ingénieur du chantier européen", vous, l'artisan du marché intérieur et de l'Union économique et monétaire et le pionnier de la libre circulation des capitaux, des marchandises, des travailleurs et des services, vous vous êtes plus d'une fois plaint que l'Europe de la justice sociale soit encore si en retard sur l'Europe du marché. Nous le déplorons comme vous.
Par-delà les clivages des groupes politiques, la grande majorité de ce Parlement est convaincue que, sans justice sociale, l'Europe ne saurait être véritablement unifiée.
L'Union européenne doit revendiquer sa place dans le monde. C'est ce que vous n'avez cessé d'affirmer, sans toutefois penser que l'Europe doit se retranche des autres peuples et continents, mais qu'elle doit au contraire être ouverte et réceptive aux problèmes mondiaux.
"L'Europe sera ouverte - mais pas offerte". Ce principe, qui était le vôtre, devra continuer à inspirer notre action.
L'Union européenne peut affermir sa place dans le monde. Elle est en mesure de le faire grâce à son poids économique, aux qualifications de ses travailleuses et travailleurs, à l'inventivité de ses ingénieurs et scientifiques, à l'esprit d'entreprise de ses hommes d'affaires et à la créativité de ses artistes. Elle le peut, à condition que nous le voulions. Nous avons été impressionnés et émus d'entendre le Président Mitterrand nous le rappeler il y a deux jours. Vous l'avez voulu vous-même, et nous vous en sommes gré.
Le Livre blanc sur la croissance, la compétitivité et l'emploi est jusqu'ici le point d'orgue de vos efforts constants en vue de combiner les performances économiques et la justice sociale pour faire prévaloir votre volonté de rendre l'Union concurrentielle sur le marché mondial et acceptable par les citoyens. En effet, une Europe qui ne crée pas de nouveaux emplois, une Europe qui exclut les pauvres et qui ne protège pas les faibles, une telle Europe n'a aucun avenir et ne vaut pas la peine d'être construite.
Vous avez la faculté de ficeler habilement les objectifs politiques dans des paquets politiques. Sans cette qualité, l'Union serait retombée, plus encore que par le passé, dans les chaussetrapes du mercantilisme et de la protection à courte vue des intérêts nationaux. Ces paquets ont été associés à votre nom et numérotés en ordre croissant par des chiffres romains: Delors I, II comme pour les rois de l'Histoire européenne. Ce n'est pas un hasard. Cela révèle le rang qui revient à vos initiatives politiques.
Certes, vous n'étiez pas seul. Votre Commission fut un collège, comme le sera la nouvelle. C'est pourquoi je voudrais de cette tribune remercier également vos collègues qui nous quittent:
Henning Christophersen
Bruce Millan
Ioannis Paleokrassas
Antonio Ruberti
Peter Schmidhuber
Christiane Scrivener
René Steichen
Raniero Vanni d'Archirafi
Le Président de la Commission, Jacques Santer, s'est excusé de son absence auprès de M.Delors et de moi-même. Il ne pouvait reporter un rendez-vous avec le Premier ministre français.
Monsieur le Président de la Commission, au milieu de votre mandat, un empire s'est effondré, une idéologie politique s'est sabordée, de vieux États européens ont entamé, forts de leur liberté retrouvée, un puissant processus de réforme, les Allemands ont réalisé leur réunification.
Plus rapidement et plus courageusement que d'autres dirigeants politiques de l'Union européenne, vous avez compris ce qui se passait, à l'automne 1989, en Allemagne et en Europe. Vous n'avez pas seulement admis que cette réunification était "inévitable", mais vous l'avez saluée et encouragée.
A l'évidence, le mérite que l'Allemagne réunifiée soit parvenue à affermir sa place au sein de l'Union ne vous revient pas exclusivement. Mais que les événements soient allés si vite, sans rencontrer de problèmes politiques majeurs, c'est à vous dans une large mesure que nous vous le devons.
Ce faisant, vous avez montré que vous ne vous préoccupiez pas seulement de calculs politiques justifiés en vue de l'équilibre de l'Europe, mais que votre vision englobait également la solidarité des peuples, dont le peuple allemand doté des mêmes droits et des mêmes devoirs, au sein d'une Europe unie. Tout le monde comprendra dans cette assemblée qu'en tant qu'Allemand je vous adresse des remerciements particulièrement cordiaux à l'heure de votre départ.
Lorsque vous êtes devenu Président de la Commission, vous étiez un homme politique connu et reconnu. Nous savions en effet qui était le ministre de l'économie et des finances, l'éminent ministre qui faisait partie du gouvernement français. Mais nous connaissions d'autant mieux le nouveau Président de la Commission qu'il avait autrefois été notre collègue. Vous aviez été - comme certains d'entre nous présents aujourd'hui dans cet hémicycle, et comme moi-même - élu pour la première fois au Parlement européen en 1979. Nous vous avions alors immédiatement confié la présidence de la Commission économique et monétaire. Au cours des deux années où vous en avez eu la responsabilité, il nous a déjà été donné d'apprécier la clarté de vos analyses, la rigueur de votre argumentation et votre détermination.
Au surplus, vous êtes pour les jeunes et les nouveaux collègues qui siègent dans cette assemblée un exemple remarquable de ce qu'un député européen peut devenir. Nous sommes fiers que vous ayez commencé votre carrière européenne au Parlement européen.
Les rapports entre votre Commission et notre Parlement n'ont pas toujours été sereins. Bien évidemment, cela tenait à la différence existant entre le rôle de la Commission et celui du Parlement au sein de l'Union européenne.
Je dois ajouter que si, au cours de ces dix années, aucun conflit ne nous avait opposés, vous n'auriez pas été alors le catalyseur, le tacticien et le stratège politique que vous êtes... et nous n'aurions pas été un Parlement conscient de ses prérogatives.
Et parlant de nos différends, pourquoi devrais-je, un jour comme aujourd'hui, passer sous silence votre tempérament, Monsieur le Président, qui n'a pas toujours exercé dans toutes les situations un effet particulièrement apaisant.
Or, dans tous les antagonismes survenus entre le Parlement et la Commission, le Parlement européen n'a jamais eu la moindre raison de douter de la puissance de votre vision et de la fermeté de votre volonté de faire avancer les États et les peuples européens, ainsi que leurs gouvernements, sur la voie de la cohésion, et de faire émerger une Union qui ne soit pas seulement un grand marché. Aussi avez-vous toujours trouvé dans cette assemblée un soutien qui transcendait les clivages entre les partis et les groupes politiques.
Vous avez en effet trouvé ce soutien parce que le Parlement européen - comme vous-même - est convaincu qu'une Europe égoïste, qu'une Europe sans convergence entre le Nord et le Sud, entre les pauvres et les riches, ne serait pas à la hauteur de l'engagement avec lequel vous - et beaucoup d'entre nous à vos côtés - vous investissez dans la construction européenne.
Nous étions à vos côtés parce que, tout comme vous, nous tenons à ce que la solidarité demeure un élément essentiel de la politique européenne, aux racines à la fois démocratiques, sociales et chrétiennes.
Vous savez, Monsieur le Présidentet nous devrions le savoir - qu'il ne suffit pas de gérer l'Europe. La puissance économique et commerciale dynamique que nous sommes d'ores et déjà doit engendrer une union politique, c'est-à-dire - comme vous l'avez déclaré à maintes reprises - une grande puissance dont vous souhaitez, comme nous, qu'elle se découvre aussi une âme européenne.
Seule une union politique forte est en mesure d'imprimer à la dynamique du marché une orientation sociale, écologique et politique.
C'est là - selon vos propres paroles - la caractéristique européenne qui nous distingue d'autres sociétés et régions de la planète. C'est précisément sur ce lien unique entre la liberté individuelle et la responsabilité collective que se fonde l'identité européenne.
Vous êtes devenu un grand Européen non pas malgré, mais parce que vous êtes un bon Français. Vous savez en effet - comme vous l'avez souvent répété - que la France ne peut conserver son importance et son rayonnement qu'avec et dans l'Europe. N'oublions pas que cela vaut pour chacun d'entre nous et pour chacun de nos peuples.
Il y a deux mille ans, les citoyens de Rome n'honoraient pas les mérites particuliers d'un concitoyen par des dignités et des décorations mais par la simple phrase suivante: "Bene meritus es de re publica" (tu as bien mérité du bien public). Aujourd'hui encore il n'y a pas, dans notre Union, de meilleure formule.
Monsieur le Président, il y a dix ans, vous vous êtes levé pour prononcer votre premier discours devant le Parlement européen.
Aujourd'hui c'est le Parlement européen qui se lève devant vous.
Pour vous déclarer: Jacques Delors a bien mérité de l'Europe.
Aujourd'hui un grand Président de la Commission quitte son banc au Parlement européen pour occuper une place définitive dans l'histoire de l'Union européenne.