par Jean-François Deniau (*)
SOMMAIRE: Selon l'ancien ministre "dès que les combats auront cessé, juristes et politiques pourront trouver à Moscou une solution raisonnable". "Il y en a tant, qui vont de l'accord entre la Fédération (de Russie) et le Tatarstan jusqu'au statut de Porto Rico!". (Le Monde, samedi 21 janvier 1995)
L'ancien premier ministre Egor Gaidar, président du parti Choix de la Russie, commente: "Avant cette intervention catastrophique en Tchéchénie, nous avions le choix entre les solutions bonnes et moins bonnes. Maintenant nous avons le choix entre les mauvaises et les pires". Incompréhensible, inadmissible, insensé, voilà les adjectifs que l'on entend pour caractériser l'opération militaire contre Grozny dans les milieux les plus divers de l'opposition à Boris Eltsine. Certains affirment que l'avenir des réformes est en jeu et qu'il faut veiller à sauver le calendrier des élections et la liberté de la presse. Les plus modérés parlent d'échec pitoyable alors qu'il y avait sûrement d'autres moyens d'en finir avec le général Doudaev.
A la Douma, le président de la Commission de la défense dénonce le complot qu'on appelle ici les "structures de force", c'est-à-dire l'alliance entre le noyau dur de militaires autour de Pavel Gratchev, ministre de la défense, du ministère de l'intérieur, de l'ancien KGB devenu SFK et de son patron Serguei Stopachine, du chef de la garde personnelle de M.Eltsine, Alexandre Korjakov, devenue un Etat dans l'Etat. A moins que ce ne soit M.Eltsine lui-même qui ait monté toute l'opération, y compris ses ratés, pour faire reporter les élections et perpétuer sa propre dictature ... Qui trompe qui, personne ne sait. L'un de mes interlocuteurs me dit: la technique du pouvoir est "le mensonge mystérieux".
Ne cédons ni au simplisme ni au romanesque. Ecartons les mensonges. Le mystère reste. Trois offensives coûteuses contre un si petit pays, des bombardements répétés, des images d'horreur, un nombre de tués qui ne cesse de s'alourdir dans les rangs de l'armée russe, des divisions étalées en public dans l'armée elle-même, un climat généralisé de méfiance, qui a voulu quoi, et pourquoi ? Derrière les alliances qui se font et se défont au sommet du pouvoir, les nostalgiques d'un régime autoritaire ont-ils gagné ? Les questions d'intérêt touchant des trafics énormes sur le pétrole ou les armes dont tout le monde parle, mais dont il n'y a pas de preuve, jouent dans quel camp ?
Depuis trois ans, l'indépendance de fait de la Tchétchénie ne paraissait gêner personne... Pourquoi attaquer maintenant, et de cette façon, alors que chacun sait que le combat de rue dans une ville est ce qu'il y a de plus difficile dans toute guerre et qu'il nécessite des unités extrêmement professionnelles ? S'agissait-il de masquer un échec de politique intérieure ? Ou, au contraire de créer une crise ? Nikolai Egorov, vice-premier ministre et conseiller personnel d'Eltsine, se serait vanté au début de l'opération d'avoir convaincu le président de redorer son blason à peu de frais, en quatre jours, "en faisant comme Clinton à Haiti". Mais qui a pu croire qu'attaquer Doudaev ne provoquerait pas une solidarité des Tchétchènes, même de ceux qui lui étaient tout à fait hostiles ?
Les amis de Eltsine mettent en avant la nécessité de sauver l'unité de la Russie et de lutter contre le banditisme. "il fallait bien envoyer l'armée parce que les bandes illégales tchéchènes ont un armement trop puissant." Mais d'autres disent que cet armement lourd a été vendu, je dis bien vendu, il y a trois ans au général Doudaev par le général Gratchev lui-même, actuel ministre des armées et responsable de l'attaque. Le partage de la rente pétrolière n'est pas non plus un sujet simple, et il a peu à voir avec le souci d'union nationale. Le territoire tchétchène était une sorte d'institution "off shore" en termes bancaires. Le règlement de comptes, s'il y a, laisse loin derrière les méthodes de Chicago.
L'opinion russe, dans la mesure où elle existe, n'a pas réagi dans le sens de la propagande officielle contre l'ennemi héréditaire, les peuples minoritaires et les mercenaires de l'étranger, mais plutôt par une hostilité à la guerre elle-même. Le président de l'Ingouchie, le général Aouchev, aussi courageux que sérieux, m'a dit: on ne construit pas l'union sur le mépris. Et planter un drapeau sur les ruines fumantes d'un ex-palais présidentiel ne donnera pas une image de force et de victoire.
1. Cessez-le-feu d'abord. Les partisans du général Doudaev ont souhaité le lier à un repli des troupes russes hors du territoire tchéchène. Les partisans à Moscou "des structures de force" mettent en préalable absolu la reconnaissance par la Tchétchénie de l'appartenance à la fédération de Russie. Le premier ministre, après avoir reçu à Moscou une délégation tchétchène il y a quelques jours, laissait la porte ouverte à un cessez-le-feu sur place et employait le mot "négociations". Le président Eltsine vient de le démentir. Espérons un démenti au démenti.
2. La Croix-Rouge internationale a proposé son intervention dans le cadre de l'addendum numéro deux à la convention de Genève qui prévoit l'aide aux victimes des conflits non internationaux, texte signé par la Russie en 1989. Les juristes de la ligne dure, qui s'opposent à la présence d'observateurs étrangers, devraient au moins reconnaître l'application de ce texte qui leur donne satisfaction sur un principe pour eux fondamental.
3. La Tchétchénie est officiellement un "sujet de la Fédération de Russie". Des Tchétchènes n'oublient pas que leur pays a été conquis au milieu du dix-neuvième siècle par l'empire tsariste dans des conditions tout à fait comparables, Méditerranée en moins, à celles de notre conquête de l'Algérie. D'autres Tchétchènes de la diaspora trouvent déraisonnable de couper tout lien avec un vaste espace économique dans lequel ils vivent. Je suis convaincu que dès que les combats auront cessé et une fois les morts enterrés, juristes et politiques pourront trouver à Moscou une solution raisonnable. Il y en a tant, qui vont de l'accord entre la Fédération et le Tatarstan jusqu'au Statut de Porto Rico!
4. Affaire interne russe, certes, mais qui n'empêche pas "les amis" de donner un avis. La Russie fera ce qu'elle veut. Mais il faut qu'elle sache que le choix d'une vocation européenne résolue comme celui d'un rôle actif de très grande puissance, que nous souhaitons tous, exclut le bombardement de sa propre population. C'est clair ? Le précédent de Saddam Hussein en Irak n'est pas flatteur. Il est permis et même nécessaire de le rappeler.
5. L'argument utilisé par tous les partisans du silence, en Europe comme aux Etats-Unis, est de ne pas encourager un risque de division de la Russie qui conduirait au chaos. Je ne suis aucunement partisan du chaos. Mais, précisément, le danger de méfiance, de désunion et d'instabilité est encore plus grand, si c'est seulement la force brutale qui tente de régler les problèmes. Le président de la commission des affaires étrangères de la Douma m'a dit, citant Talleyrand: "C'est plus qu'un crime, c'est une faute". Je me suis permis d'ajouter une autre citation d'un contemporain "On peut tout faire avec des baionnettes sauf s'asseoir dessus."
6. Les Américains ont une tentation permanente du Yalta rampant: tu ne cries pas trop quand j'interviens au Panama, et je mets un bémol quand tu interviens en Tchétchénie. Affaires d'arrière-cour, pensent-ils. La position de l'Europe ne doit pas être celle-là. Elle doit être de rappeler les principes d'une civilisation et les limites humaines à la raison d'Etat. Ce n'est en rien une ingérence coupable. Ce n'est en rien vouloir nuire à autrui. C'est seulement essayer de définir ce que nous sommes. Vive l'Europe des convictions!
(*) Jean-François Deniau est membre de l'Académie française, ancien ministre.