LES CONTRADICTIONS DU NATIONALISME
par Daniel Vernet
SOMMAIRE: Dans une présentation du livre "Le Déchirement des nations" (*) Daniel Vernet met en évidence quelques idées-force développées par les différents auteurs de cet ouvrage: "Le nationalisme n'est pas spontanément populaire. C'est une invention d'intellectuels." "Plus on se ressemble, plus on veut se séparer" ... (Le Monde, samedi 21 janvier 1995)
Depuis la chute de l'empire soviétique et la réunification allemande, il est devenu à la mode d'expliquer l'histoire par un "réveil" du nationalisme, sans qu'on sache toujours de quoi il s'agit. De la construction d'un Etat-nation dans des pays libérés d'une tutelle étrangère ? De la recherche d'un cadre territorial pour l'exercice de la souveraineté populaire ? Revendication fragmentaire de petits groupes ethniques cherchant à échapper au joug de pseudo-fédérations ?
Le premier mérite du livre publié par Jacques Rupnik (*) est de montrer les facettes contrastées d'un phénomène qu'on ne saurait réduire ni à une mission de libération ni à une entreprise de tribalisation. Du Québec à l'Asie centrale, de la Belgique au monde arabe, les universitaires qui ont travaillé avec Jacques Rupnik mettent en évidence les contradictions du nationalisme, produit "progressiste" de la Révolution française et du XIX· siècle européen, responsable de deux guerres mondiales, moteur de la décolonisation des empires d'outre-mer après 1945, ferment unificateur (quoique vain) du monde arabe, facteur de divisions dans les grands ensembles multinationaux ayant perdu leur légitimité.
Jusqu'en 1848 et l'échec de la révolution bourgeoise en Allemagne, la question de la démocratie et de la nation, de la souveraineté populaire et de la souveraineté nationale étaient inséparables et l'étendard du nationalisme était brandi par les révolutionnaires et les libéraux. Ce n'est que dans la seconde moitié du XIX· siècle que, en Allemagne comme en France, le nationalisme est devenu un argument "de droite". Mais, comme l'a très bien montré Eric Hobsbawm, le nationalisme n'est pas spontanément un sentiment populaire: c'est une invention d'intellectuels qui la délivrent au peuple tout en reproduisant, voire en fabriquant, la "mémoire" (les haines dites ancestrales) garante de l'identité.
Un des auteurs, Pierre Hassner, souligne que la quête identitaire a ceci de particulier qu'elle vise d'abord le semblable: "Plus on se ressemble, plus on veut se séparer." Les conséquences tragiques de ce théorème sont particulièrement visibles dans les Balkans. La mission d'enquête envoyée en 1913 par la fondation Carnegie remarquait déjà que les affrontements étaient sans merci parce que l'autre était un frère; il ne s'agissait pas seulement d'affirmer sa propre identité, mais de "dénationaliser le voisin", de lui dénier le droit à l'existence nationale qu'on réclamait pour soi-même.
Il y a le nationalisme du ressentiment, mais il y a aussi le nationalisme des riches qui ne veulent plus payer pour les pauvres dans un Etat dont la fonction est aussi la redistribution des richesses (voir l'échec en Tchécoslovaquie, les Lombards en Italie, les Flamands en Belgique, les Slovènes et les Croates dans l'ex-Yougoslavie). La séparation ne prend pas toujours les formes de violence extrême observées dans les Balkans. L'existence de l'Etat-nation est d'autant mieux tolérée que l'homogénéisation ethnique est déjà réalisée. C'est le cas, par exemple, de la Pologne et de la République tchèque où les déportations massives opérées successivement (ou simultanément) par Hitler et par Staline ont accompli ce que les Serbes tentent aujourd'hui par la purification ethnique en Bosnie.
Les vieux Etats-nations d'Europe occidentale ne sont pas à l'abri du virus nationaliste, si l'on entend par là la recherche d'une identité, l'accentuation des différences, afin d'échapper à l'effet réducteur de la globalisation économique, voire culturelle. Aussi le nationalisme ne serait-il pas une manifestation archaique, irruption du XIX· siècle, mais un élément récurrent. Dans certains pays post-communistes, il remplira un vide politique, dans les sociétés occidentales ouvertes, il est une menace pour la cohésion même, quand il n'a pas de traduction territoriale pour s'épuiser dans la violence individuelle.
(*) 'Le Déchirement des nations', sous la direction de Jacques Rupnik. Collection "L'idée du monde", CERI-Le Seuil, 290 pages, 149 FF.