PAROLES DE SOLDATS
par Rémy Ourdan
SOMMAIRE: Les jeunes militaires des armées bosniaque et serbe ne sont pas, pour la plupart, des fanatiques de la guerre. A Sarajevo et à Pale, ils ont peur, racontent des horreurs et leurs rêves de paix. D'autres disent qu'ils sont fous. (Le Monde, 25 janvier 1995)
Sanjin tremble. » Au début, je ne pensais pas que les hommes étaient si fous... Sur la ligne de front, dans les tranchées, avec ses camarades, il a appris à maîtriser sa peur. Presque trois années de guerre... A Sarajevo, dans ce café du quartier de Ciglane, son quartier, Sanjin raconte sa guerre, et il tremble... il a vingt et un ans. Engagé volontaire dès les premiers combats, il a érigé des barricades avec les jeunes de son quartier. » Nous possédions quelques vieux fusils, l'un d'entre nous avait un pistolet.. Plus tard, nous avons découvert des stocks d'armes dans les appartements des Serbes qui venaient de quitter Sarajevo pour se poster sur les collines. Sanjin rejoint la brigade des » dragons de Bosnie , jusqu'à sa blessure, à la fin de l'année 1992.
» C'était en décembre, nous avions reçu l'ordre d'attaquer les Serbes à Otes, à l'ouest de la ville. Nous étions persuadés que ce serait l'assaut final pour désenclaver Sarajevo. Nous sommes partis en camions, et nous sommes parvenus à Otes. Ce faubourg était calme, les gens jouaient aux cartes devant les maisons. J'avais la sensation d'être à la campagne... Le lendemain, nous avions transformé Otes en un véritable enfer. Les Serbes avaient
été prévenus, ou ils avaient vu nos préparatifs. Nous avancions face à leurs chars, convaincus que nous allions tous mourir. Sanjin a le souffle court, il rallume une cigarette, puis reprend son récit. » J'avais l'impression que la terre allait craquer. Le soi tremblait, et les chars avançaient. Les maisons brûlaient. Chaque minute, un camarade tombait, un autre perdait une jambe, un bras, les détonations couvraient les hurlements des blessés. Des amis me suppliaient de les achever.
» Ensuite, un obus s'est abattu à 1 mètre de moi et je me suis envolé, poursuit le jeune soldat. Lorsque j'ai essayé de me redresser, j'ai vu l'os qui sortait de ma hanche, et un copain qui n'osait plus me regarder. Sanjin paraît être au bord des larmes, mais ses yeux restent secs. » Je me suis réveillé deux jours plus tard à l'hôpital. L'infirmière s'appelait Sanja, et elle était très belle. Je suis reparti au front dès que j'ai pu marcher à nouveau, et je me battrai jusqu'au bout.
» Cette guerre va durer, malheureusement, parce que personne ne nous aide. Si nous avions des armes, nous pourrions vaincre les Serbes en six mois. Le problème, c'est que personne ne veut comprendre pourquoi nous nous battons. Nous avons été attaqués par des voyous nationalistes, et nous défendons une Bosnie multiethnique et démocratique. Les Serbes veulent nous effacer. Moi, je ne suis pas musulman, car toute ma famille a des membres d'origine différente. Ce que je sais, c'est que seule ma mère est encore en vie. Mon père était serbe, ma mère est musulmane. Moi, je suis un Bosniaque, ou un Esquimau. Appelez-moi comme vous voulez.
La Bosnie-Herzégovine foisonne de ces jeunes combattants qui ne se rendront jamais. Sanjin et ses amis ont tiré leurs premières cartouches par jeu, parce qu'il est plus drôle d'aller à la guerre qu'à l'école. Depuis trois ans, l'armée bosniaque a appris la discipline à ses enfants-soldats. Sanjin vit avec son arme, un revolver russe des années 40, mais il ne l'exhibe plus devant les filles. Sanjin n'est plus un adolescent, il est devenu un homme brisé. » Je ne veux aller nulle part, aucun pays ne voudra d'ailleurs de moi. Et puisque personne ne nous livrera d'armes, la guerre durera vingt ans. Je ne suis sûr que d'une chose, c'est que nous serons les vainqueurs. Sarajevo ne sera pas éternellement un camp de prisonniers.
Edo a vingt ans. Il est encore imberbe et étend sur la table ses longs doigts de pianiste. » Je me suis engagé dès le printemps 1992, pour défendre la justice , affirme-t-il gravement. » J'étais un enfant, je sentais qu'il était injuste de tirer sur des civils. L'armée bosniaque était alors une armée populaire, composée de volontaires. Aujourd'hui, nous mobilisons la jeunesse, et nous construisons peu à peu une armée professionnelle. Mais nous ne serons jamais de vrais soldats, car nous nous battons avec notre coeur. » Moi aussi j'ai espéré une aide militaire de l'étranger. Je n'y crois plus depuis que des » casques bleus ont été, à plusieurs reprises, retenus en otage par les Serbes. Comment une communauté internationale qui n'est pas capable de faire respecter ses propres hommes viendrait nous défendre, nous ?
Edo a un souvenir du front, le seul qu'il ne tente pas de gommer.
Celui auquel il songe, le soir, pour éviter qu'apparaisse l'image de ses amis morts à ses côtés. » Un enfant serbe s'était perdu entre les lignes de front, il cherchait son papa. Il est arrivé jusqu'à nos tranchées. Nous avons ri, et l'avons renvoyé de l'autre côté, chez lui. Le lendemain, il est revenu, muni d'un panier de nourriture, de la part de son père. Les soldats bosniaques ne sont jamais avares de ces histoires d'une guerre qui oppose aujourd'hui les voisins d'hier. Sur la colline de Trebevic on se parle parfois, ou on s'envoie des paquets de café. Ailleurs, un combat de chiens a été organisé par les frères ennemis. A Zuc, l'année dernière, un match de football a opposé les » gouvernementaux et les » séparatistes serbes. Selon ce récit, livré par un soldat bosniaque, les hommes de Sarajevo ont battu les Serbes 2 buts à 1.
» Mon ami Ramiz était »sniper , face au quartier serbe de Grbavica, raconte Enver. Il traquait les tireurs qui abattent nos civils. Chaque jour, dans sa lunette, il observait une jeune femme aux longs cheveux bruns, toujours vêtue d'un manteau rouge, qui amenait du café chaud à un combattant serbe. Son fiancé, ou peut-être son frère... Au moment de quitter son poste, Ramiz répétait au soldat qui venait le relever de surtout prendre garde de ne pas toucher cette femme. Il voulait aller à Grbavica à la fin de la guerre et l'épouser. Depuis, Ramiz a été gravement blessé, il a perdu un pied. Mais il attend toujours la paix, et il est toujours fou d'amour pour la jolie femme au manteau rouge.
Enver est un soldat-infirmier. » Je n'ai jamais porté un fusil, dit-il, seulement une grenade autour du cou. Moi je n'ai jamais ressenti le moindre sentiment de victoire après une bataille. Mon travail n'est qu'horreur et défaite, blessés et mutilés. En 1989, Enver a écrit un roman, 'L'Impasse'. »Je racontais l'histoire de deux amoureux dans Sarajevo en guerre, je parlais
de la tourmente et des bombardements. Je sentais qu'une guerre allait embraser mon pays mais jamais je n'aurais pu imaginer autant d'atrocités. Enver a réalisé plus de trois cents amputations, il rêve de devenir écrivain. Il est épuisé.
Ahmed, lui, voudrait être journaliste sportif. Entre deux séjours sur le front, il travaille à la télévision de Sarajevo. » J'ai des problèmes de concentration et de mémoire, s'inquiète-t-il. Intellectuellement, je ne progresse plus. Quel gâchis, à cause de quelques criminels qui ont décidé que cette terre était serbe. . » Le rêve qui m'obsède désormais est de fonder une famille, conclut-il. J'ai des rêves de petit-bourgeois... Une maison, un jardin fleuri. L'endroit idéal sera à Sarajevo, forcément. Sans doute dans le vieux quartier ottoman... La guerre détruit la vie sentimentale, mais je ne désespère pas de la reconstruire.
» J'ai dû rêver cette guerre, car je ne parviens toujours pas à y croire , semble lui répondre Goran, soldat de l'armée serbe de Bosnie. Confortablement installé avec sa femme et son enfant dans le fief serbe de Pale, Goran refuse de parler des combats qu'il a vécus. » Lorsque je rentre à la maison, j'évite d'évoquer les batailles, raconte-t-il. Sur le front j'essaie de ne pas regarder les cadavres. Je suis fantassin. Je crois n'avoir jamais tué personne, car je n'ai jamais eu un soldat ennemi dans ma ligne de mire. Goran affirme se battre contre l'Islam. » L'Occident s'est trompé en accusant les Serbes de tous les maux, et en refusant la division ethnique de la Bosnie. Les Musulmans veulent nous transformer en citoyens de second rang. Jamais les Serbes n'accepteront cela, et bientôt les autres peuples européens se battront à nos côtés.
Goran, dès que sont évoquées les atrocités commises par les milices serbes, se réfugie dans un rôle de soldat qui ne fait qu'obéir aux ordres. » Ma brigade est chargée de défendre la route de Trebevic, et je ne pense qu'à cela. Que Trebevic soit le principal repaire des artilleurs qui bombardent Sarajevo ne concerne pas Goran. » Je ne pense pas à ce rapport de forces, inégal, entre Serbes et Musulmans. » Les Musulmans doivent en avoir encore plus marre que nous, sourit Dragan. Ils sont encerclés et vont devoir accepter la paix. Moi, dès le premier jour, j'en avais déjà assez. je crois en une réconciliation, lorsque les blessures seront cicatrisées.
»Les communistes ont eu tort d'abandonner le pouvoir aux partis nationalistes, juge Dragan. Je crois qu'un jour nous bâtirons ici une nouvelle Yougoslavie, et nous aurons des relations de bon voisinage avec les Musulmans. Bientôt, je ne pourrai plus supporter les combats. Si la guerre continue, je fuirai, malgré mon amour pour cette terre. Les combattants serbes, majoritairement issus des campagnes, ne voient plus aucune raison de poursuivre le combat. Les trois quarts du pays sont sous leur contrôle et ils souhaiteraient retourner aux champs plutôt qu'au front. » Une vie commune n'est possible qu'en cas d'un retour à la Yougoslavie d'hier, confirme Goran. Dans la Bosnie d'Izetbegovic (le président bosniaque, Musulman), jamais !
Neven se bat depuis le premier jour sur les hauteurs de Sarajevo. Lui aussi refuse d'évoquer ses souvenirs de guerre. Il coupe du bois dans la cour devant sa maison. » Durant trois ans, j'ai vécu dans la peur de mourir, dit-il. Maintenant, je veux oublier cette guerre. » La paix ne dépend pas des Serbes, pense Neven. Ni d'ailleurs des Musulmans. C'est l'Occident qui décidera de notre sort. Je me suis battu pour mon peuple, pour ceux qui évoquaient un » sentiment serbe . Avant, je ne m'étais jamais senti »serbe . Moi, je n'ai pas réclamé cette guerre, mais tout s'est déclenché si vite... je veux arrêter de combattre, mais je n'ai pas le choix, et je n'ai nulle part où aller. Je dois rester face à l'ennemi sans me poser trop de questions, et me dire que c'est lui ou moi. Je défends ma maison, sans état d'âme... En fait, nous ne sommes que des pions entre les mains des Etats-Unis, de la Russie, des Nations unies. Moi, soldat de Pale, je n'existe que pour être tué.
Damir a vingt-six ans, et il est » tueur professionnel . Né à Pale, il se bat depuis trois ans sur tous les fronts, de Sarajevo à Gorazde. » J'espère que le conflit durera encore longtemps, affirme-t-il. Que ferais-je en temps de paix ? Je ne sais rien faire d'autre que la guerre. Damir a perdu presque toutes ses dents, il appartient à une » unité spéciale d'intervention . Il rit entre chaque gorgée d'eau-de-vie. » Si les Musulmans disparaissent enfin de la surface de la planète, je souhaite que les Serbes déclarent la guerre à d'autres pays, déclare-t-il, provocant. J'ai perdu tous mes amis au combat, ma vie est foutue. Autant continuer. Le peuple serbe n'est pas stupide, il sait que l'Occident lui laisse faire le sale boulot: éliminer les Musulmans. Les Serbes seront toujours seuls, et cela me convient.
Damir, le combattant d'élite, vit dans le culte de la guerre.
» Des deux côtés des lignes de front, les soldats n'aiment ni les civils ni les politiques. Moi, je respecte plus mon ennemi que les » planqués de mon propre camp. Je suis prêt à discuter avec ceux que je combats, car nous pouvons nous comprendre. Il n'y a pas de haine sur le front, seulement des fous. » Oui, je suis fou, reprend Damir. L'an dernier, un journaliste m'a proposé de l'accompagner à Paris. Pauvres Français.. je ne pourrais que devenir gangster, ou mercenaire. Mon seul métier, c'est de tuer, de semer la mort autour de moi. C'est pourquoi je veux que la guerre dure. Si la paix arrive, je serai tué par mon propre peuple, car aucun Etat n'a besoin de fous. Les » gens normaux ne nous comprendront jamais, ils ne savent pas ce que ça veut dire, tuer un homme !
» Nous, les vrais combattants, on tue... Après, on y pense, et on en rêve .. Il y a quelques jours, un soldat est monté dans l'autocar qui amenait les troupes vers la ligne de front et, sans prononcer une parole, il s'est levé et a dégoupillé une grenade. Il a survécu, et il n'ira pas en prison. Cet homme était simplement épuisé. La guerre dure depuis trop longtemps, on ne se contrôle plus toujours. Damir avale d'un trait un autre verre de slibovica. » Nous, nous sommes morts il y a trois ans. Nous sommes une génération sacrifiée. Savez-vous jouer à la roulette russe? Avec mes amis, nous adorons ce jeu. La différence avec les règles ordinaires, c'est que nous mettons trois balles dans le barillet. La prochaine fois que je jouerai, je songerai à mettre six balles... La peur n'existe plus.
Rémy Ourdan