VUKOVAR, SARAJEVO, GROZNY
par Pascal Bruckner
SOMMAIRE: L'Europe persiste dans la veulerie politique. L'ex-Yougoslavie n'était qu'une "première répétition". Aujourd'hui, l'impassibilité occidentale face au drame tchétchène semble préfigurer le spectre d'une Europe inconsciente et irresponsable, une Europe qui ne se rend pas compte que ce qui se passe "là-bas" ne peut manquer de mettre sérieusement en jeu sa propre sécurité? (Le Monde, 2 février 1995)
La violence est toujours contagieuse lorsqu'elle reste impunie. En novembre 1991, la ville de Vukovar, en Slavonie occidentale, était rasée par l'armée serbe, après un siège de plusieurs mois, ses habitants expulsés, les blessés achevés, les prisonniers exécutés et jetés dans des fosses communes. A l'époque, les habiles qui nous gouvernaient émirent à peine une protestation: ce n'étaient à les en croire que luttes tribales et conflits entre nationalismes archaïques.
Nous étions une poignée alors, intellectuels et politiques confondus, à souligner que la chute de Vukovar constituait non pas une anecdote historique mais une catastrophe symbolique pour l'Europe entière: celle-ci, au mépris du serment qui avait présidé à sa reconstruction après 1945, renouait avec la guerre totale sur son sol.
Cinq mois plus tard, en avril 1992, Sarajevo à son tour était prise sous le feu des nationalistes serbes; les habiles qui nous gouvernent admirent que tout cela était bien triste mais qu'on n'y pouvait rien puisque dans cette mélée tous les camps se valaient. En compensation, ils firent donner l'aide humanitaire afin que les habitants de Sarajevo puissent mourir le ventre plein.
De nombreuses voix s'élevèrent alors pour mettre l'Europe en garde contre le retour de ses vieux démons, la purification ethnique, la déportation massive des populations, la réouverture des camps de détention, la destruction des villes et des villages. Autant de mauvais exemples qui ne pouvaient qu'encourager les apprentis-dictateurs. Beaucoup soulignèrent en outre les liens qui rattachent le pouvoir serbe de Milosevic aux cercles xénophobes, revanchards et expansionnistes de I'ex-URSS. Las! Les habiles qui nous gouvernent expliquèrent qu'il ne fallait pas ajouter la guerre à la guerre et qu'à tout prendre Croates et Bosniaques n'avaient qu'à faire davantage de concessions aux Serbes puisque ceux-ci avaient gagné.
En décembre 1994, I'armée russe entreprit l'encerclement puis le pilonnage systématique de Grozny, une ville de 400 000 habitants, capitale d'une République caucasienne coupable de vouloir se soustraire au giron moscovite. Cette fois, malgré les bombardements massifs, les milliers de cadavres, la réduction de la cité à un tas de ruines, les habiles qui nous gouvernent n'eurent même pas l'ombre d'un remords: au lieu de soutenir les forces démocratiques de la Russie, beaucoup plus authentiques et courageuses que la pseudo-opposition serbe, ils reconnurent aussitôt le bien-fondé de l'intervention russe. Il s'agissait d'une affaire intérieure qui ne les regardait pas. Bref la vie du peuple tchétchène ne vaut même pas un soupir ou une remontrance des dirigeants occidentaux.
L'ex-Yougoslavie a donc été le laboratoire où la formule a été mise au point. Avec Grozny on est passé aux travaux pratiques à grande échelle. Maintenant la formule est rodée et pourra resservir ailleurs: en Macédoine comme au Kosovo, en Ukraine comme dans le Caucase et - pourquoi pas ? - demain en Pologne ou dans les pays baltes.
En d'autres termes, depuis juin 1991, début des affrontements en Slovénie, le message de l'Occident à tous les émules de Milosevic et Karadjic est clair: allez-y, nous ne ferons rien. Voilà une bonne nouvelle pour tous les extrémistes: le crime paie, il rapporte même au centuple ! Comment ne pas voir qu'une telle passivité n'est pas seulement ignominieuse en termes de droit mais qu'elle est aussi suicidaire pour I'Europe ? Qu'à donner ainsi carte blanche à toutes les juntes politico-militaires qui rêvent d'en découdre, on légitime à nouveau la conquête, on banalise le crime contre I'humanité, on risque enfin de voir ces mêmes chiens de guerre qui massacrent aujourd'hui les civils se retourner demain contre nous et, forts de teur impunité, exiger une plus grosse part du gateau ?
Inviter la Russie à rejoindre le camp démocratique, c'est d'abord lui demander de renoncer à ses visées impériales pour nouer avec ses anciennes colonies des rapports de partenariat et non plus d'hégémonie. Toute hésitation ou mollesse en ce domaine équivaut à une capitulation et ne peut qu'inciter les ultras à la reconquête par la force de l'empire, au Sud comme à I'Ouest.
Certes, la Russie est faible, désorganisée, démoralisée; mais il faut la redouter d'autant plus qu'elle est une grande puissance blessée, travaillée par la rancoeur et le ressentiment. Veut-on se retrouver un jour devant le duo cauchemardesque de Jirinovski le fou et de Boris Eltsine l'ivrogne, manipulant à l'aveuglette les clefs de la malette noire qui commande les forces atomiques, pointant leurs missiles nucléaires sur les principales cités de l'Europe ? Veut-on voir se multiplier, au Kremlin ou ailleurs, les docteurs Folamour, imbibés d'alcool et qui n'obéiront même plus à l'équilibre de la terreur ?
La désinvolture avec laquelle les démocraties occidentales ferment les yeux sur les actes de barbarie commis dans les Balkans comme dans le Caucase est d'abord préjudiciable à ces mêmes démocraties; sans parler du cadeau royal qu'elles font à cette occasion aux fondamentalistes musulmans. Ce n'est plus une question de principes mais de prudence et de prévoyance élémentaires. Vukovar, Sarajevo, Grozny: combien de villes devront-elles être anéanties, avant que les habiles qui nous dirigent comprennent qu'en Bosnie comme en Tchétchénie c'est aussi notre sécurité qui est en jeu ?