DES DIRIGEANTS BOSNIAQUES DENONCENT L'ISLAMISATION GRANDISSANTE DE L'ARMEE.
par Rémi Ourdan
SOMMAIRE: Cinq membres de la présidence collégiale bosniaque, entité sensée représenter la mosaïque ethnique bosniaque, expriment leur inquiétude face au processus d'idéologisation musulmane de l'armée bosniaque et à l'appropriation du pouvoir par le président Izetbegovic, et remettent en question la volonté réelle de ce dernier de défendre une Bosnie multi-ethnique.
(Le Monde, 3-2-1995)
La crise couvait. Cette fois, les cinq membres de la présidence collégiale bosniaque, issus d'autres partis que celui du président Alija Izetbegovic, ont rendu public le malaise qu'ils ressentent face à la montée d'un nationalisme musulman, parfois accompagné de dérives religieuses. Dans un communiqué, ils indiquent que, en tant que » membres du commandement militaire suprême , ils souhaitent » informer le public [qu'ils] ne sont pas responsables de l'idéologisation et de l'exploitation néfaste de la religion dans certaines unités de l'armée bosniaque . Leur émoi fait suite à la diffusion par la télévision gouvernementale d'un reportage sur la visite du président Izetbegovic à la » 7e brigade musulmane de Zenica, où les combattants arboraient drapeaux et écussons ornés d'inscriptions islamistes rédigées en arabe.
Ces images ont, en fait, servi de prétexte aux cinq membres oubliés d'une présidence qui se devait d'être » collégiale . Composée de sept personnes (deux Musulmans, deux Croates, deux Serbes et un représentant » non déterminé mais en l'occurrence musulman), la présidence se voulait représentative de la mosaïque bosniaque. Dans la réalité, le pouvoir est exercé par deux hommes: Alija Izetbegovic et son vice-président Ejup Ganic, membres du SDA (Parti d'action démocratique), un parti musulman créé par M. Izetbegovic en 1990. Au fil de la guerre, le SDA s'est approprié tous les postes qui comptent dans le pays, au gouvernement, dans l'armée, l'administration, les médias. Seule la ville de Tuzla résistant encore à cette domination.
Les cinq membres non SDA de la présidence collégiale, dont un Musulman, Nijaz Durakovic, ont perdu tout contrôle sur la conduite du pays et s'étaient déjà indignés à plusieurs reprises des prises de positions nationalistes du pouvoir. Ils soupçonnent le SDA, et le président Izetbegovic, de poursuivre d'autres objectifs que la survie d'une Bosnie-Herzégovine multiethnique et pluri-culturelle.
Les débats furent particulièrement houleux à l'été 1994, lorsque la presse, financée par le SDA et la communauté islamique de Sarajevo, avait dénoncé les mariage mixtes et la liberté des médias. Depuis six mois, la polémique semblait publiquement close, notamment parce que, entre le refus serbe de signer le plan de paix du »groupe de contact et les combats autour de l'enclave de Bihac, le camp bosniaque a eu d'autres sujets de préoccupation que les affaires internes à Sarajevo.
Certains représentants des partis d'opposition s'inquiètent toutefois de l'instauration d'un Etat-SDA et d'une armée-SDA par le président. » L'armée doit demeurer laïque et multinationale, protégée de l'influence et des rivalités des partis politiques , déclare Mirko Pejanovic, un Serbe membre de la présidence. Ces dérives sont d'autant plus mal vécues que de nombreux Serbes ou Croates se battent encore au sein de l'armée gouvernementale bosniaque, après avoir refusé de rejoindre les rangs des milices nationalistes serbes ou croates.
Le président Alija Izetbegovic, pour sa part, s'est défendu d'encourager » l'idéologisation de l'armée, estimant dans un communiqué cosigné par Ejup Ganic que la présence d'emblèmes islamiques n'était qu'une preuve du respect de liberté religieuse dans le pays. » Leur cri de guerre » Allahou Akbar! [Allah est le plus grand !] est la source de leur courage. Pourquoi s'en inquiéter dès lors que l'objectif de leur combat est clair , soulignent-ils.
AFFAIRES INTERIEURES
Les cinq membres non SDA de la présidence collégiale estiment, en outre, qu'ils sont systématiquement tenus à l'écart de la prise des décisions engageant l'avenir de leur pays, en violation de la Constitution qui leur attribue un pouvoir égal à celui du » président de la Présidence , M. Izetbegovic. Le débat est donc relancé sur les intentions réelles de ce dernier, qui défend officiellement une Bosnie multi-ethnique notamment devant ses interlocuteurs étrangers.
La population de Sarajevo suit attentivement ces discussions politiques, plus passionnée par les affaires intérieures que par des négociations internationales toujours en panne. Elle attend désormais, ainsi que la presse locale, de savoir si le populaire premier ministre, Haris Silajdzic, s'impliquera dans ce combat.
Actuellement en tournée diplomatique, M. Silajdzic avait démissionné à l'été 1994 de son poste de vice-président du SDA, mettant le parti en garde contre les tentations de dérives nationalistes. Depuis, il a évité de se prononcer sur ce sujet, privilégiant sa fonction au gouvernement. La crise actuelle permettra peut-être de vérifier s'il est vraiment déterminé à défendre l'existence d'une aile modérée au sein du SDA.
Rémy OURDAN