VEILLEE D'ARMES A SARAJEVO
par Alain Juppé
SOMMAIRE: Alain Juppé, ministre français des affaires étrangères, expose les trois objectifs du plan qu'il propose pour relancer le processus de paix en Ex-Yougoslavie (1. raviver la négociation en Croatie 2. éviter la reprise généralisée des combats en Bosnie 3. maintenir une perspective de règlement de paix global) (Libération, 22-03-1995)
La guerre est sur le point de reprendre en Bosnie. L'accord de cessation des hostilités, qui expire en principe le mois prochain, est déjà gravement violé par toutes les parties. Une fois de plus, nous avons le sentiment d'une veillée d'armes. La communauté internationale va-t-elle, une fois de plus, laisser faire?
A la suite d'une proposition que j'ai faite au début de l'année, l'Union européenne a invité les trois chefs d'Etat - MM. Tudjman, Izetbegovic et Milosevic - qui avaient accepté le plan de paix pour la Bosnie, à se rencontrer. Le but était d'obtenir la reconnaissance mutuelle des Etats issus de l'ex-Yougoslavie. Certes, un tel geste ne réglerait pas l'ensemble des problèmes. Mais il constituerait un tournant dans l'histoire du conflit.
Je constate malheureusement que cette proposition, soutenue par les puissances du Groupe de contact - Américains, Russes et Européens -, continue de se heurter à des obstacles sérieux.
Le président Milosevic, tout d'abord, réclame au préalable la levée totale des sanctions - une condition que ni l'Europe ni le Conseil de sécurité des Nations unies ne peuvent accepter. Sur les possibilités de reconnaissance mutuelle, sa réponse est positive sur la Bosnie-Herzégovine, ce qui est encourageant, mais, pour la Croatie, il privilégie un processus de normalisation à la durée incertaine.
Il est vrai qu'en remettant en cause la présence de la Forpronu sur son sol, la Croatie, dans un premier temps, ne nous a pas facilité la tâche. Fort heureusement, le sens des responsabilités l'a emporté à Zagreb et les efforts de la communauté internationale devraient conduire à un compromis acceptable.
Quant à la Bosnie, les dirigeants de Pale n'ont toujours pas fait le mouvement que nous leur demandons et l'on voit bien que, dans ce contexte, le gouvernement de Sarajevo se prépare à la reprise des combats.
Peut-on dire que, dans cette période tendue, les efforts de la communauté internationale aient eu toute l'efficacité requise ? S'il est naturel que certaines différences s'expriment au sein du Groupe de contact, l'essentiel est que la volonté de travailler ensemble l'emporte au moment décisif. Des progrès importants ont été ainsi accomplis, mais force est de reconnaître que les dernières semaines ont vu le degré de cohésion faiblir. Je suis donc favorable à la suggestion faite par K. Kinkel à Carcassonne d'une réunion rapide des ministres des Affaires étrangères du Groupe de contact.
Pour quoi faire?
1) Le premier objectif serait de relancer une dynamique de négociation en Croatie.
Le Conseil de sécurité doit élaborer d'ici à la fin du mois les termes du mandat qui permettra aux Nations unies de maintenir les Casques bleus en Croatie.
Un accord économique a été conclu entre les autorités croates et les responsables serbes des Krajinas le 2 décembre dernier. Son application est encore loin d'être complète. Or, il s'agit d'une pièce essentielle dans le rétablissement d'un climat de confiance dans cette région.
J'estime que l'union doit mettre tout son poids - politique et économique - dans cette affaire. Je suggère qu'elle propose à la Croatie et aux responsables serbes des Krajinas un plan de soutien à l'accord du 2 décembre qui serait préparé par la
Commission en liaison avec nos ambassadeurs à Zagreb et la mission européenne de contrôle. Une décision de portée symbolique pourrait être mise en oeuvre très rapidement pour témoigner de ce nouveau cours - je pense par exemple à la reconstruction simultanée d'un village croate et d'un village serbe détruits par la guerre. L'Union européenne doit s'engager de manière aussi visible et résolue en Krajina qu'à Mostar, où son action vise à conforter l'existence encore bien précaire de la Fédération croato-musulmane.
Mais l'union doit demander aussi aux intéressés d'ouvrir une négociation politique sur le statut final des Krajinas, dès que le Conseil de sécurité aura fixé le nouveau mandat des Casques bleus. Dans la ligne du plan Vance, qui a établi en 1992 un cadre accepté par tous, le plan international dit "Z4", élaboré l'an dernier sous les auspices de la Conférence internationale, fournit une bonne base de travail pour les négociateurs.
Si ce dispositif peut se mettre en place dans les semaines qui viennent et s'il s'accompagne de résultats tangibles, l'un des principaux arguments qu'invoque le président Milosevic pour différer une déclaration formelle de reconnaissance de la Croatie perdra rapidement sa raison d'être.
2) Deuxième objectif: empêcher la reprise généralisée des combats en Bosnie. Pour cela, il faut obtenir la prorogation, pour plusieurs mois, de l'accord de cessation des hostilités.
3) Troisième objectif: maintenir une perspective de règlement de paix global. Aucune proposition opérationnelle n'existe actuellement pour y parvenir, sinon la rencontre tripartite au sommet. Il faut donc s'y accrocher. Sans doute faut-il la préparer en organisant des étapes intermédiaires.
Nous pourrions donc envisager la séquence suivante. La reconnaissance mutuelle de la Bosnie-Herzégovine et de la République fédérale de Yougoslavie est un objectif à notre portée et devrait intervenir avant fin avril. D'ici là, l'accord de cessation des hostilités doit être pleinement respecté par toutes les parties et, je le répète, prorogé.
Le processus de discussion directe entre Zagreb et les Serbes des Krajinas doit être relancé sans tarder et intensivement, de sorte que les présidents Tudjman et Milosevic puissent procéder à la reconnaissance de leurs Etats respectifs et entamer un processus de normalisation de leurs relations.
A chacune de ces démarches, que nous n'entendons pas découpler, devrait être attaché un allègement précis des sanctions. Dans ce domaine, la communauté internationale doit éviter l'ambiguïté. Je propose donc que le Groupe de contact étudie la possibilité d'une résolution du Conseil de sécurité déterminant à l'avance la nature des gestes attendus des belligérants et les conséquences que la communauté internationale entend en tirer. Les autorités de Belgrade sauraient ainsi précisément ce à quoi elles peuvent s'attendre sur la question des sanctions: à elles ensuite de se décider en pleine connaissance de cause.
Alors qu'approche la célébration du 50e anniversaire de la Seconde Guerre mondiale, j'appelle de nouveau les dirigeants de l'ex-Yougoslavie à se parler et à exorciser les fantômes du passé. J'appelle les Américains, les Russes et les Européens à s'exprimer d'une seule voix pour conjurer la menace qui se dessine à nouveau: la guerre au coeur de l'Europe.
Alain Juppé