- Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs les Députés, je vous remercie de m'avoir invité à cette heure des questions qui a pour thème le Livre blanc. Vous m'excuserez du caractère général de mes propos, car je veux respecter la limite de dix minutes qui m'a été impartie, afin de laisser la plus grande place possible aux questions, auxquelles je répondrai immédiatement, question par question.
Permettez-moi tout d'abord de vous rappeler le statut un peu particulier du Livre blanc. Ce n'est pas un document pour l'action de l'Union européenne uniquement. C'est un document pour la réflexion et pour l'action, tant au niveau communautaire qu'au niveau national. Vous savez d'ailleurs que les politiques macro-économiques et les politiques sociales relèvent pour l'essentiel de la compétence et de la souveraineté des États. Le Livre blanc analyse les forces et les faiblesses des économies européennes et propose une réflexion et des actions pour améliorer nos structures afin d'avoir une meilleure compétitivité et une croissance plus riche en emplois.
Je le souligne d'emblée, la reprise de la croissance économique en Europe ne doit en aucun cas nous conduire soit à relâcher notre effort structurel, dans le cadre du Livre blanc, soit à oublier cette menace pour la cohésion sociale que constitue le chômage massif. Mais, vous le savez bien, l'action structurelle ne peut en aucun cas être conduite sans tenir compte du contexte conjoncturel. Qu'observons-nous à cet égard? Que la reprise est plus forte que prévu et pour le taux d'activité et d'ailleurs aussi pour la création d'emplois. Pour la première fois, le mois dernier, le taux de chômage a diminué dans la Communauté. J'entends par là que nous tirons profit du grand marché et d'une économie plus ouverte et plus flexible, et je crois que ceci ne doit pas être sous-estimé. Cette reprise a été tirée essentiellement par les exportations et, pour se poursuivre, elle doit compter sur une reprise des investissements et sur une progression de la demande interne. A partir de là, et en liaison avec notre réflex
ion structurelle, on doit poser certaines questions. Premièrement, cette reprise sera-t-elle durable? Autrement dit, sommes-nous au début d'un cycle qui se baserait comme toujours sur un nouveau bond du progrès technique, et pas simplement sur le renouvellement de la demande des consommateurs en biens durables? Les indications que nous avons maintenant - mais cela demande vérification - laissent à penser que nous sommes au début d'un nouveau cycle de croissance.
Deuxième question: y a-t-il un risque de reprise de l'inflation? A ce propos, on peut considérer les taux d'intérêt à long terme, qui ont augmenté de 2 à 3 points dans nos pays depuis le début de l'année. Pour l'instant, il n'y a pas de risque d'inflation, sauf peut-être dans un ou deux pays, car des modifications profondes sont intervenues dans le comportement des agents économiques. Notamment, le sentiment est acquis qu'une monnaie stable est la condition d'une croissance durable. Cependant, on peut se demander si le niveau d'épargne sera suffisant pour répondre aux multiples demandes liées à la reprise de l'investissement public et privé, aux besoins de l'unification allemande ou encore aux besoins des pays de l'Est ou de l'ex-Union soviétique. D'où la nécessité, rappelée par les ministres des Finances, de réduire les déficits publics afin que l'État n'exerce pas un effet d'éviction sur le marché des capitaux. Mais, dans l'état actuel des choses, avec la reprise de l'activité économique, on peut esco
mpter que le taux de déficit budgétaire, qui est actuellement de 6 % en moyenne par rapport au produit national brut pourrait retomber à 4 % en 1996, c'est-à-dire très près des objectifs de Maastricht. Enfin, on peut se poser une question sur l'ampleur de la réduction du chômage qui sera induite par cette croissance, et notamment sur les deux points sensibles, le chômage des jeunes et le chômage de longue durée. Là-dessus, il ne faut pas se faire d'illusions, une croissance, même au taux de 3 %, ne sera pas suffisante. D'où l'importance de poursuivre des actions structurelles dans le cadre du Livre blanc.
A propos du Livre blanc, où en sommes-nous? Pour ce qui relève tout d'abord du niveau communautaire, c'est-à-dire là où l'Union européenne peut inciter, impulser, faire coopérer les États, quatre domaines sont couverts: le marché intérieur, la recherche, les infrastructures et les nouvelles technologies de l'information. En ce qui concerne l'approfondissement du marché intérieur, nous avons mis l'accent, notamment, sur l'extension de la libre circulation et de la compétition à tous les secteurs de l'économie, sur les petites et moyennes entreprises, mais ce sont des mesures à mettre en oeuvre, bien entendu, au niveau national, sur la coopération entre les politiques nationales de recherche, point très important car, jusqu'à présent, il n'en est rien. On vient demander à Bruxelles, pour les actions communautaires de recherche, l'argent que l'on n'a pas obtenu au niveau national. Une meilleure coopération des politiques nationales permettrait d'éviter les doubles emplois.
Quant aux programmes communautaires eux-mêmes, grâce à l'effort de M. Ruberti, nous allons vers plus d'efficacité et plus d'adaptabilité aux besoins de l'économie. D'ailleurs, la concentration des crédits est manifeste: 30 % sur les nouvelles technologies de l'information, 10 % sur la biotechnologie et 10 % sur la modernisation des entreprises.
A propos des programmes de mise en oeuvre d'infrastructures européennes, auxquels le Parlement a toujours attaché de l'importance, et il a plaidé pour cela, vous savez que le Conseil européen a retenu onze projets prioritaires, qui représentent des travaux d'un montant de l'ordre de 68 milliards d'écus sur environ 10 ans. C'est une question de volonté politique, de faisabilité, notamment en matière juridique et administrative, et de financement. M. Oreja réunit des tables rondes sur chaque projet, tiendra le Parlement au courant de ces travaux, et l'on pourra ainsi voir où sont les goulots d'étranglement, soit entre la coopération entre les États, soit en matière de financement.
D'autre part, toujours dans la même direction, nous allons adopter des projets d'infrastructure énergétique et nous allons essayer d'étendre les projets de transport à l'Est, car ces pays sont enclavés et leur développement, leur modernisation, dépend précisément d'une possibilité de circuler et d'échanger, notamment avec l'Union européenne.
Pour ce qui est des nouvelles technologies de l'information, la condition de la réussite est simple: il faut aller vite et, deuxièmement, il faut en faire une entreprise stratégique pour l'ensemble de l'Union. Si chaque pays agit de manière désordonnée, jamais nous n'arriverons à affronter la compétition avec les États-Unis et le Japon. Tous les huit jours, aux États-Unis, il y a une initiative nouvelle. Et le Japon - vous connaissez ses forces d'organisation - vient de constituer une autorité spéciale chargée de mettre en oeuvre la société de l'information.
Enfin, je voudrais attirer votre attention sur le rapport que la Commission a adopté hier, et qui vous est remis, pour une politique de compétitivité industrielle européenne. Vous verrez qu'il y a beaucoup à faire dans ce domaine et qu'il s'agit d'un utile complément à ce qui avait été prévu par le Livre blanc.
Pour ce qui relève de l'action nationale, l'essentiel, c'est la réforme des systèmes d'emploi, c'est-à-dire l'ensemble constitué par le fonctionnement du marché du travail, les systèmes d'indemnisation du chômage, les politiques d'éducation et de formation, l'organisation du travail dans les entreprises. La Commission entend jouer un rôle d'animation et de proposition. Elle le fait d'ailleurs déjà. Mais ses propositions doivent être adaptées à la diversité des situations nationales. Quels sont les grands chantiers que nous avons ouverts? Tout d'abord, redonner la priorité - et le document Bangemann sur la politique industrielle s'en fait l'écho - à la ressource humaine, tant dans l'organisation du travail, la politique de gestion des ressources humaines à l'échelon de l'entreprise que dans les politiques d'éducation et de formation. Ce sera d'ailleurs le sujet du prochain dialogue social que j'organiserai au début de novembre, en espérant que les partenaires sociaux voudront bien se mettre d'accord sur
l'organisation, dans tous nos pays, de l'éducation tout au long de la vie.
Deuxième projet, la réduction du coût du travail. Elle est essentielle pour créer des emplois, de même que pour les salaires peu élevés. Il ne s'agit absolument pas, dans mon esprit, de baisser le salaire direct, mais d'alléger les charges qui pèsent sur les salaires peu élevés. De ce point de vue, ne nous y trompons pas, si aucune mesure forte n'est prise pour alléger les charges d'environ 1 à 2 % du produit national brut, les entreprises ne changeront pas de comportement et les possibilités de création d'emplois seront réduites. Voilà pourquoi je continue à militer pour un transfert des charges, du travail vers les facteurs polluants. C'est la fameuse taxe sur le CO2 que l'on est en train de ramener, faute de mieux, et à coups de compromis, à une augmentation des accises sur l'énergie, mais le résultat ne sera pas, économiquement et socialement, à la hauteur de ce que nous pourrions faire.
Troisièmement, une politique plus active et plus sélective de l'emploi qui permette d'augmenter la qualité des services de l'emploi, de façon à ce que chaque chômeur puisse se voir proposer soit un emploi, soit une activité, soit une formation et, en dernier ressort seulement, une indemnisation du chômage. C'est l'ordre des priorités qu'il faut absolument changer. Pour cela, il est très important que la part des dépenses actives augmente par rapport aux dépenses passives, c'est-à-dire aux dépenses d'indemnisation. Un pays nous donne l'exemple, c'est le Danemark, qui l'a fait, à l'instar de la Suède, et qui a obtenu des résultats bien meilleurs que les autres pays.
Quatrièmement, l'aménagement du temps de travail. De ce point de vue-là, qui est très discuté, il faut être calme et considérer que le progrès technique s'est traduit, depuis le début de la société industrielle, par une réduction des horaires de travail. Au début du siècle, on travaillait environ trois mille heures par an, en ce moment entre 1 600 et 1 800 heures. La tendance va se poursuivre, et la question qui est posée est la suivante: doit-on laisser faire - et cela se fera, mais dans quelles conditions - ou bien doit-on organiser un cadre général très décentralisé qui permette à la diminution du temps de travail de se traduire par la révolution du temps choisi et de créer des postes de travail pour ceux qui n'en ont pas aujourd'hui.
Cinquièmement, les nouveaux gisements d'emplois. Cette question est traitée dans plusieurs pays. Je voyais qu'en Belgique, ce matin, on allait proposer des tickets qui permettraient d'ouvrir à ces activités. La Commission prépare, pour le Conseil européen d'Essen, un rapport sur les initiatives locales et l'emploi. En effet, je suis convaincu que c'est au niveau local que l'on peut mieux analyser les besoins et dégager les ressources nécessaires pour susciter ces emplois, qui pourraient être nombreux, de l'ordre de 100 000 à 200 000 par an au niveau de l'Union européenne.
Enfin, même si cette question n'a recueilli, pour l'instant, ni l'intérêt de nos chefs d'État et de gouvernement, ni a fortiori celui des ministres de l'Économie et des Finances, je continue à penser que seul un nouveau modèle de développement, un modèle durable, permettra d'adapter la croissance à notre époque et de la rendre fortement créatrice d'emplois. Il s'agit de prendre en considération les exigences de l'environnement, la révolution du temps choisi et cette nouvelle matière première essentielle qu'est l'information. Notre but est de franchir le mur d'indifférence et de provoquer, avec votre aide, un débat sur ce sujet. Voilà les directions dans lesquelles nous travaillons. Voilà où nous en sommes pour le Livre blanc.
Je voudrais terminer en vous disant, d'une part, qu'il ne faut pas se laisser entraîner par une euphorie conjoncturelle. Alors que nous vivons une période de mutation profonde, l'Europe doit remédier à ses faiblesses et mieux utiliser ses avantages comparatifs. N'écoutons pas les "docteurs tant mieux" de ce point de vue. D'autre part, il ne faut pas non plus se laisser entraîner par cette forme de résignation qui consiste à dire qu'aujourd'hui le socle minimum de chômage est de 7 % de la population active. C'est une sorte de renaissance de la courbe de Phillips. Cette opinion n'est pas acceptable sur le plan social et politique, et elle n'est pas prouvée sur le plan économique. D'ailleurs, nos sociétés résisteraient-elles à la longue avec un pourcentage de chômeurs de 7 %, et les phénomènes d'exclusion sociale et de marginalisation qu'il comporte? Voilà deux avertissements qu'il faut lancer de façon à ce que la reprise de la croissance ne se traduise pas par un endormissement de nos populations et de n
os gouvernements.
(Vifs applaudissements)